L’Afrique au regard de ses romanciers

chimamandaL’Afrique contemporaine est l’objet de nombreux récits : celui des économistes, des sociologues, des démographes, des militants politiques, des historiens, des journalistes, des investisseurs… Ces récits occupent l’espace médiatique et académique, ils façonnent notre vision du continent africain.

Le récit que portent les romanciers sur l’Afrique contemporaine, parce que parcellisé, protéiforme, hors cadre conventionnel, est lui peu audible. Pourtant, son importance est cruciale. Comme le soulignait Hermann Broch, les romans produisent des effets de vérité qui échappent à tous les autres systèmes d’interprétation et de représentation du monde.

Depuis un peu plus de deux ans déjà, nos chroniqueurs littéraires rendent compte de ce regard particulier que portent les romanciers sur l’Afrique contemporaine. Une période de l’histoire qui s’est caractérisé par une mutation sociale accélérée, qui ne s’est pas faite sans violence. Une situation que reflètent les thématiques abordées par les romanciers, et que transcrit ce document que vous pouvez télécharger en cliquant sur ce lien : Brochure Culture ADI.

« Le démagogue », Chinua Achebe

On ne présente pas Chinua Achebe. On parle de lui, on discute de son œuvre. Il suffit de mentionner son roman « Le monde s’effondre », le plus célèbre de tous et qui, seul, suffit à rendre à l’auteur ses lettres de noblesse pour rappeler son talent dans la mémoire collective. Notons seulement quelques faits remarquables pour un lecteur qui aurait pu, au travers de hasards malencontreux, manquer de croiser ce romancier de génie.

Chinua Achebe est l’un des auteurs africains les plus respecté de sa génération et remporte certainement la première place au palmarès nigérian. Né en 1930 à Ogigi dans l’état d’Anambra, il y poursuit une scolarité remarquable jusqu’à ses études supérieures. Son intelligence vive le prédestinait à un avenir brillant. Contrairement à nombre de ses pairs, il se refuse pendant de longues années à l’exil en Occident et préfère demeurer dans son Nigéria natal. Il s’y attèle par différents biais, à la turbulente reconstruction du pays après la décolonisation, déstabilisée entre autres par maints coups d’états et les guerres civiles. Il occupe ainsi des postes d’éditeurs dans plusieurs grandes maisons nigérianes dont « African Writers », une maison qu’il fonde en 1962. Il s’illustre également lors de la guerre civile de 1967 à 1970 au cours de laquelle il se positionne en faveur de l’indépendance du Biafra et il va jusqu’à plaider cette cause aux Etats-Unis.

L’œuvre de Chinua Achebe est particulièrement reconnue et appréciée car ses romans constituent une véritable encyclopédie des mœurs et coutumes ou encore déboires politiques du Nigéria, malgré leur caractère fictionnel. "Le démagogue", son quatrième roman paru en 1966 ne déroge pas à cette règle. Le lecteur y suit un face à face entre deux hommes : le narrateur Odili, un jeune professeur dont le cours de vie tranquille est bouleversé par des retrouvailles avec son ancien maître d’école, Chef Nanga, récemment nommé ministre de la culture, en visite officielle dans leur village natal. Heureux de cette rencontre, Chef Nanga, qui nourrit de grandes ambitions politiques décide donc de se positionner en figure tutélaire pour Odili, y voyant la parfaite occasion de récolter les supports locaux pour sa prochaine campagne de réélection.  

Chef Nanga joue à « l’homme du peuple » (« A man of the people », comme l’indique la version originale du roman) auprès de son électorat mais se révèle dès les premières lignes comme un politicien malhonnête et corrompu détournant les fonds pour construire des bâtiments sans utilité publique. On imagine donc aisément Odili comme son parfait opposé : un jeune homme préférant une vie modeste et peu ambitieuse dans un petit village, refusant de s’impliquer dans les tumultes politiques du pays dont les solutions se décident à la capitale. Pourtant, lorsque l’orgueil d’Odili se trouve heurté, il met progressivement en lumière ses passions destructrices en décidant d’affronter son ancien maître sur un terrain qu’il maîtrise mal : la politique. En réalité, peu à peu, s’amorce une violente confrontation entre passions, vices et appétits voraces propulsant ainsi le roman bien au-delà de l’évident conflit de générations entre deux hommes ou même deux mouvements de l’histoire.

Sans doute ce roman est l’un des plus durs écrit par Chinua Achebe car la violence y est omniprésente et n’épargne personne. Les relations hommes-femmes, la perdition de la jeunesse, notamment féminine, et la quête insatiable de l’influence politique et financière qui n’a pour unique but que de maintenir la domination des uns sur les autres sont autant de thèmes qui ne tiennent qu’à ce sentiment. Finalement, il n’y a que la mort qui sauve. Reste encore à trouver qui doit être sacrifié et mesurer la portée symbolique, si tant est qu’il y en ait une, de cette perte. Corruption, initiation au combats politiques, intimidation des opposants, perdition des mœurs, tous les éléments sont présents pour faire du Démagogue une satire du Nigeria des années 1960 sur lequel l’auteur porte un regard tristement pessimiste et pourtant ô combien visionnaire.

Muna SOPPO

Chinua Achebe, A man of the people, William Heinemann, African writers series, 1966. 160p.
Bibliographie : http://www.notablebiographies.com/A-An/Achebe-Chinua.html#b
 

Chinua Achebe : Le monde s’effondre

Chinua ACHEBE est sûrement l’un des plus grands écrivains africains encore en vie. Un précurseur. Son roman « Le monde s’effondre » est né d’un sentiment de révolte et d’un désir d’apporter un témoignage afrocentré sur une Afrique pré coloniale et sur le choc des premières rencontres avec l’Occident. Il s'agit encore aujourd’hui du roman africain le plus vendu dans le monde. Cette oeuvre a fêté ses cinquante ans en 2008.

L'auteur suit les traces d’Okonkwo, guerrier et grand agriculteur qui projette de redorer le blason de sa famille terni par un père assisté et paresseux. Le cadre de l'histoire est celui d’un clan ibo, groupe de population du Sud-est du Nigeria dans le contexte d'une Afrique pré coloniale. Chinua ACHEBE brosse donc le portrait d’un homme rude, complexé, ambitieux qui veut s’accomplir et devenir une figure de son clan. Dans une écriture que la traduction de l’anglais de Michel Ligny semble nous révéler très sobre, le romancier narre cette ascension progressive, son apogée puis l’exclusion inattendue du clan. La force de ce roman réside dans la description très rigoureuse qu’il fait des fondements structurels de cette communauté. Les croyances, les rites initiatiques, les cérémonies funéraires, nuptiales, liées à la production agricole ou à la justice, les valeurs collectives, les relations avec les autres clans, les sacrifices humains sont tous relatés avec objectivité et lucidité. Sans complaisance, sans auto-flagellation. Le personnage d’Okonkwo contraint à l’exil avec toute sa famille (dont trois épouses) suite à une transgression grave du code du groupe est amené à prendre du recul, à observer l’hospitalité de son clan maternel et de percevoir les premiers échos de l’arrivée de l’européen en terre ibo. Contact fait d’incompréhension et de premiers heurts violents.

Le monde s’effondre. L’écrivain décrit dans un second temps avec érudition le choc des civilisations matérialisé par l’arrivée des premiers missionnaires chrétiens, la portée de leur message évangélique, les dérapages liés à la collusion de certains missionnaires avec le pouvoir administratif colonial et les sociétés traditionnelles dont l’unité spirituelle est brisée par l‘émergence de la communauté chrétienne naissante, mais également la remise en cause de certaines pratiques comme l’infanticide des jumeaux. Une tentative de dialogue est amorcée mais, malheureusement, elle ne sera pas pérenne. Le reste est une histoire d’orgueil, de peur, de haine et d’ignorance.

J’ai rarement lu un ouvrage dont l’auteur avait une aussi bonne connaissance de la doctrine chrétienne et des croyances traditionnelles africaines.Un texte complet qui reste d'une extrême actualité. Chinua ACHEBE a reçu en 2007 le MAN BOOKER INTERNATIONAL PRIZE, pour l’ensemble de son œuvre qui récompense les grands auteurs de langue anglaise. Il succède à Ismaïl KADARE.

Lareus Gangoueus

Things fall apart (Le monde s'effondre) de Chinua ACHEBE

1ère parution 1958
Traduction de l'anglais, Michel Ligny
Présence Africaine

 

Chimamanda Ngozi Adichie : L’hibiscus pourpre

Quand commence ce roman, la tension est déjà à son comble. Nous sommes dans une famille catholique posée nigériane vivant dans une grande ville de ce pays. Le père est à la fois un industriel, le directeur d’un grand journal indépendant et mécène par de nombreuses actions caritatives. Pourtant, on comprend que ce retour au domicile, après la messe du dimanche des Rameaux, est plus qu’explosif. Jaja, fils aîné modèle n’a pas pris sa communion et la réaction du père rigoriste est plus que démesurée. Kambili qui, interloquée par l’acte de rébellion de son frère, nous transmet du haut de ses quinze ans le regard d’une adolescente oppressée.

Pour comprendre la scène apocalyptique qui introduit le lecteur dans un univers plus pacifié, Kambili remonte une ou deux années plus tôt et nous raconte avec quelle poigne de fer, ce notable nigérian dont la probité morale, l’engagement politique, le sens des responsabilités contrastent avec la tyrannie dans laquelle il élève ses enfants et la violence qu’il déploie sur son épouse. Il est le centre de l’univers de cette famille, ses enfants donnant le meilleur dans les écoles huppées qu’ils fréquentent pour plaire à ce père. Béatrice, la mère maltraitée compense avec une forme d’absence les excès de son mari. Kambili est une jeune fille douée, qui observe tout. Si on oublie que c’est un monologue qu’elle nous livre on pourrait la croire bavarde, mais il s’agit bien d’une adolescente qui ne sourit pas, qui ne parle que très peu et qui fait tout pour obtenir l’approbation de son père.

C'est le premier aspect passionnant et extrêmement réussi de ce roman de Chimamanda Ngozi Adichie. Faire rentrer le lecteur dans la tête de Kambili. Elle arrive à traduire le formatage de l'esprit de l'adolescente avec beaucoup de vérité allant jusqu'à exprimer une pensée où l'obsession du détail qui caractérise la jeune fille a quelque chose d'émouvant et de fort. C'est d'ailleurs une dimension de la narration dont j'ai perçu la subtilité alors que j'étais bien avancé dans ma lecture. Le deuxième aspect intéressant est la force de la suggestion. Car au final, la violence est très peu décrite. Seules les conséquences de cette dernière sont mises en scène quand, au détour d'une page, on découvre la mutilation qu'a subi l'un des enfants ou encore les séjours réguliers de la mère à l'hôpital… Le lecteur se fait donc des films dans sa tête et perçoit la brutalité du père selon sa capacité à concevoir une telle violence.

Le troisième aspect est la nuance qu'introduit dans la description de ces personnages. C'est assez étonnant parce qu'autant Eugène est un homme altruiste, un homme engagé et d'une certaine manière désintéressé comme on aimerait en voir beaucoup plus sur le continent africain, autant la figure différente qu'il exprime en famille révèle la complexité de l'homme. L'écrivaine d'ailleurs se refuse à faire de lui le monstre absolu. Car en même temps, il est un homme qui a besoin d'être entouré par sa famille, qui reproduit un modèle d'éducation sans le questionner l'ayant subi lui-même terrorisé dans son adolescence. Il est convaincu d'agir par amour pour ses enfants.

Le quatrième aspect est cette analyse des deux modèles d'éducation qui atténue la critique sur un certain catholicisme. Car les missionnaires ont fait du père un homme légèrement déjanté, Tantie Iféoma, soeur du père, tante de Kambili, veuve catholique, élève ses enfants dans un modèle plus souple, moins répressif et laissant plus de place à l'émancipation des cousins et cousines de Kambili et de Jaja. L'intolérance d'Eugène (le père) par rapport à Papa Nwukku, grand père anamiste de Kambili m'a fait penser à un remake du célèbre roman Le monde s'effondre de Chinua Achebe.

C'est un roman qui ne perd pas en rythme et je dois dire qu'il y a une telle maturité pour une aussi jeune auteure au moment de la parution que j'ai été bluffé quoique déjà prévenu. Son second roman, L'autre moitié du soleil n'a pas la même densité, bien qu'il soit un bel objet littéraire. Vous l'aurez compris, j'ai kiffé. Et je ne vous parle même pas du final… Bonne lecture!

Lareus Gangoueus, article paru sur son blog Chez Gangoueus

Livre de poche, 352 pages, traduit de l'anglais par Mona Pracontal
 
Voir les chroniques nombreuses de ce roman :
 
Voir également, la chronique des palabres autour des Arts consacrée à ce roman :


Palabres autour des arts – 26 Juillet -… par Culture_video