« on pouvait à n'importe quel moment le saisir le
rouer
de coups, le tuer – parfaitement le tuer – sans avoir
de compte à rendre à personne sans avoir d'excuses à présenter à personne
un homme-juif
un homme-pogrom
un chiot
un mendigot. »
« partir » extrait du Cahier… Aimé Césaire
Entre Janvier et Mai 2011, un millier d’Africains sont morts noyés en méditerranée alors qu’ils tentaient de rejoindre l’Europe[1]. Le 6 mai dernier, un bateau transportant 600 clandestins a fait naufrage, au large de Tripoli, à peine une demi-heure après le départ. On comptait 210 survivants, à peine. En 2006[2], Josep Borrell, alors Président du Parlement Européen s’indignait que 6000 Africains – soit quatre fois le total de personnes décédées dans le naufrage du Titanic – aient trouvé la mort dans leur traversée de l’Afrique vers les Îles Canaries, dans l’indifférence générale. Aujourd’hui encore, les pays de l’Otan membres de la coalition intervenant en Libye se rejettent la responsabilité de non-assistance aux 62 clandestins morts de faim et de soif, « au pied » d’un porte-avions de l’Alliance[3].
Et quand elles ne sont pas dues à l’indifférence ou à l’impuissance, ces morts sont littéralement provoquées. Certains pays du Maghreb se sont ainsi fait une spécialité de laisser mourir ou d’abattre des immigrés clandestins originaires d’Afrique subsaharienne: au premier rang de ceux-ci, le Maroc qui en 2005 abandonna un demi millier d’Africains (ils étaient noirs, cela dit, et dans ces cas, contrairement aux chiens, il convient de diviser le chiffre par 7) sans eau et sans nourriture dans le désert[4] et l’Égypte dont les soldats entre janvier 2009 et juin 2010 exécutèrent – oui, exécutèrent –pas moins de 36 clandestins essayant de gagner Israël[5]. Le sort réservé par l’Afrique du Sud aux immigrés zimbabwéen est encore plus infâme, parce que même l’ignoble « excuse » de la couleur de peau, ne joue plus son rôle. C’est dur parfois, d’aimer l’Afrique.
La vérité est que tout le monde déteste les clandestins. Les locaux les envient et les méprisent en même temps. Les Occidentaux en font l’origine de tout ce que leurs systèmes politiques, économiques et sociaux ont de déréglé. Les immigrés légaux les fuient comme la peste, par peur de l’amalgame. Les enfants-soldats, les réfugiés, les mutilés, les violés, les « génocidés » et autres damnés de la terre ne l’ont pas cherché. Les clandestins, si, justement. Ils n’avaient qu’à pas risquer leur vie « pour rien ». Ils n’avaient qu’à accepter de « lutter comme tout le monde ». Ils n’avaient qu’à avoir des diplômes. Ils n’avaient qu’à se taper une vieille « peau grattée » en vacances à Joal. Ils n’avaient qu’à apprendre à shooter dans un ballon ou à courir le 4000m steeple. Ils n’avaient qu’à se faire adopter par Frédéric Mitterrand. Ils n’avaient qu’à prendre des armes et mettre leur pays à feu et à sang. Ils n’avaient qu’à préférer mourir chez eux plutôt qu’au large de Ceuta. Ils n’avaient qu’à pas naître au Sénégal.
Les Africains ça n’intéresse le monde que lorsque ça offre des enfants à Madonna ou un président aux États-Unis, quand ça donne une occupation à un cinéaste grisonnant amateur d’expresso, quand ça s’étripe dans les rues d’Abidjan, les églises du Rwanda ou les forêts du Congo ; quand ça fait une fellation à un économiste exilé à New York, quand ça permet à un ex-prédateur de l’informatique de se refaire une virginité médiatique, quand ça donne l’occasion d’une bonne photo à un docteur Français, quand ça tend la joue gauche et que ça s’appelle Mandela, quand ça se bat pour des sac de riz, quand ça pourrit du Sida ou du paludisme dans une case au Zimbabwe.
Mais quand ça meurt dans le fracas d’une fausse mer, sale, poisseuse parce que c’a voulu une autre vie, parce que ça ne veut pas nourrir les statistiques de l’ONU, parce que ça ne veut pas filer son fric à l’ambassade de France, quand ça jette à la gueule du monde qu’il n’y a plus rien à sauver en Afrique, quand ça « abandonne le navire » (triste métaphore) ça n’intéresse plus personne. Ce n’est pas par hasard que Ben Laden a été confié à la mer. C’est le refuge des réprouvés, des oubliés, des clandestins. La mer c’est les autres.
Joël Té Lessia