Que penser du « Collectif du 31 Mai »?

Ce qui est vraiment touchant dans la naissance du Collectif du 31Mai (né en réponse à une circulaire des ministres français du travail et de l'intérieur réduisant drastiquement les emplois ouverts aux diplômés étrangers et leur rendant presque impossible l'obtention d'un permis de travail), c’est à quel point ces jeunes gens sont… Français : ils ne s’indignent que lorsque leurs privilèges sont menacés.
 
Évacuons d’abord un non-sens : le coût pour l’économie et la société française globales du départ et du dépit de quelques milliers de jeunes diplômés, fussent-ils tous brillants est faible, en tout cas très marginal à court terme. Prétendre le contraire, pour obtenir l’annulation de la circulaire Guéant-Bertrand est une fumisterie. Et contrairement à ce qu’on entend, il est évident que, devant les tracasseries administratives et la lourdeur bureaucratique, beaucoup d’entreprises renonceront, à terme, à engager la plupart de ces jeunes diplômés étrangers et se rabattront sur de jeunes diplômés Français.  Ce ne seront pas ceux que les entreprises auraient choisis librement, mais bien ceux que l’administration leur aura concédé. L’État « protecteur » est un tout ! Seuls les plus grands groupes et quelques PME se paieront le luxe d’affronter l’administration. Et encore faudra-t-il que cet étranger soit bien au-dessus du lot. C’est justement le but de la manœuvre.
 
Évaluer l’impact de ces départs à moyen ou long terme est difficile. Au pire, la France cessera d’être systématiquement privilégiée dans certains appels d’offres et négociations commerciales/diplomatiques internationales. À moins que la brutalité, l’arbitraire de cette mesure et surtout l’insécurité juridique qu’elles créent ne convainquent chaque fois plus d’étudiants étrangers de se diriger ailleurs. À terme, ne viendront plus en France que ceux qui n’auront pas d’autre choix. (Dans ce domaine, les consulats de France à l’étranger sont déjà en avance : le goût pour l’intrigue et la connaissance des « habitudes » de l’administration sont de plus sûrs atouts pour l’obtention d’un visa que l’intelligence propre de l’étudiant.) Chacun évaluera cette « perte » comme il l’entend.
 
Cela dit, il y a un côté légèrement arrogant dans l’attitude de certains membres du collectif : vous rendez-vous compte, ma bonne dame, je suis diplômé d’HEC et on ne veut pas de moi !? HEC, quand même, ma bonne dame ! C’est pas un master en psychologie sociale de l’Université du Val de Marne que je sache, non ? C’est pas de la merde quand même, HEC ! SCIENCES-PO PARIS ! L’ÉCOLE DES MINES ! CENTRRRRAAAAAAAAAAAALLLLEEEE ! Qui dit mieux ? À vos bons cœurs m’ssieurs dames ! Quels génies se perdent avec nos départs ! Ne laissez pas la France nous perdre, elle se perdrait elle-même ! Etc.
 
 
Quand le traitement infamant imposé aujourd’hui aux diplômés des « Grandes Ecoles » n’était réservé qu’aux « petits  étudiants» de Nanterre ou de Montpellier, des IUT de Toulouse, Brest ou Mulhouse, personne ne s’en émouvait dans les médias. On évoque à peine l’absurdité intrinsèque de cette circulaire, le non-sens économique qu’elle représente, la sur-cacophonie bureaucratique qu’elle crée, « on » est davantage indigné par la perspective qu’une partie de l’élite future se perde, soit vexée ou s’en aille. Il faut avoir l’honnêteté de l’admettre : ce que le Collectif du 31 mai défend aujourd’hui, c’est l’immigration choisie, terme tenu pour satanique, il y a seulement cinq ans… Il faut défendre le combat du Collectif du 31 mais sans être dupe, ni du sentiment de classe et ni de la suffisance et du caractère élitiste de certaines de ses initiatives ou de ses motifs.
 
La Circulaire G-B du 31 mai, en soi n’est pas plus incohérente que le reste de la politique d’immigration pratiquée depuis 20 ans en France. Elle lui rajoute une touche, pour ainsi dire, surréaliste. La politique d’immigration globale qu’elle dessine en direction des jeunes diplômés étrangers n'est pas plus restrictive, stricto sensu que celles de bien des pays de l’OCDE. Elle est juste plus stupide et cynique.
 
Vous en connaissez beaucoup de jeunes de vingt-trois ans, sans expérience professionnelle capables d’ « aider au développement de leur pays d’origine » ? Guéant et Bertrand en découvrent 5000, pourtant, chaque année…
 
Aucun jeune diplômé de 25 ans n’a aidé, ni ne peut aider, aucun pays à se développer. Répéter sans cesse qu’il s’agit de « co-développement » ne change rien à l’affaire. Les pays d’Afrique (parce que, soyons clairs la circulaire visait d’abord les étudiants Africains, qu’elle affecte les autres n’est qu’un « dommage collatéral ») ont besoin d’entrepreneurs, d’ingénieurs qualifiés, de médecins et de cadres de l’administration publique et non de post-adolescents inexpérimentés et tout droit sortis d’Assas ou d’HEC. Pour être utiles à leurs pays, ces « jeunes » auront besoin de faire leurs armes dans un environnement socio-économique qui le permette. Ils devront mettre en pratique le savoir acquis à l’Université. Ensuite, jeunes cadres d’entreprise, auto-entrepreneurs, ingénieurs de haut niveau ou intellectuels, ils pourront éventuellement servir leur « pays d’origine ». Ce savoir-faire, une minorité l’acquerra sans difficulté n’importe où, certes, mais prétendre que, pour « leur propre bien » et le « développement » de leurs pays, la France rend service aux pays sous-développés en leur « rendant » une fournée de jeunes diplômés, sans aucune expérience est d’un cynisme rare – et une imbécillité.
 
Exécutons l’autre fausse-bonne idée qui sous-tend cette politique : protéger l’emploi des « Français et étrangers vivant légalement en France ». Vu qu’il est impossible, au XXIe siècle de ranimer le slogan « la France aux Français », on l’élargit aux résidents étrangers. Tout le monde sait, bien évidemment, que les millions de chômeurs vivant en France sont réduits à cette situation par quelques 6000 diplômés étrangers. Ils ne volent pas le pain des Français, c’est pire : ils en pétrissent la pâte ! Blâmons donc ces rastaquouères et ces « parasites » !
 
Il n’est pas interdit que certaines niches d’emplois sont protégées par la circulaire Guéant-Bertrand (dans l’informatique notamment). Mais même si l’on juge cet effet positif, le gaspillage, le mal-emploi des ressources colossales qu’entreprises et étudiants devront déployer pour contourner ce document et qui auraient pu être consacrées à des activités réellement productrices, tout comme les effets de second tour de cette initiative, imprévisibles, difficilement calculables aujourd’hui, potentiellement néfastes, tout aurait dû amener le gouvernement français à plus de prudence.
 
Il faut encore le répéter : les plus brillants des jeunes diplômés étrangers ne sont pas concernés par cette circulaire. Ou les entreprises trouveront une façon de les embaucher, ou ils s’en iront sans barguigner, parce que leurs talents seront réclamés ailleurs. Les plus médiocres au contraire feront des pieds et des mains pour ne pas quitter ce pays, en prolongeant indéfiniment leurs études par exemple, en travaillant au noir, qui sait, en se mariant etc. et auront l’État français « à l’usure ». La circulaire Guéant-Bertrand c’est ça, au fond : une prime à la médiocrité et à la magouille.
 
 
Au surplus, ce qui devrait choquer et que personne n’a l’air de remarquer, c’est la contrainte que l’État, très directement, exerce sur les entreprises privées, dans le choix de leurs collaborateurs, dans le design de leurs projets. On expose ainsi des pans chaque fois plus larges de l’économie à l’incompétence notoire des préfets de police et à l’arbitraire de l’État. Quand l’ambassade américaine refusait un visa aux Aznavourian, qui s’imaginait que l'Amérique perdait le futur Charles Aznavour ? Ces gratte-papiers incapables de répondre au téléphone seront désormais chargés de détecter le nouveau Steve Jobs. En France, ça s’appelle « le retour de l’État ». Claude Guéant et Xavier Bertrand sont une bonne nouvelle pour les libéraux : en vingt ans personne n’a plus fait pour montrer les dangers et limites de l’interventionnisme de l’État français.

Joël Té-Léssia
 
PS1 : On s'apercevra qu'un élément fondamental de l'analyse manque à ce texte : la prise en compte du facteur humain. Quelle qu'ait été l'indifférence éventuelle des étudiants concernés par la circulaire Guéant-Bertrand, il ne faut pas oublier qu'il s'agit de drames personnels et professionnels épouvantables. Pour avoir affronté deux refus de visa, il y a quelques années, je sais la colère, le sentiment d'impuissance et d'injustice, la haine parfois et la résignation que l'intransigeance et la bêtise des administrations publiques savent provoquer. Je suis de tout coeur avec le Collectif du 31Mai, cela va de soi, même si je ne suis pas toujours convaincu de la solidité des arguments utilisés. Cette circulaire doit être supprimée, parce qu'elle est stupide, parce qu'elle donne un pouvoir excessif à des incapables, parce qu'elle crée plus de problèmes qu'elle n'en résout, parce qu'elle est mesquine, parce qu'elle illibérale, parce qu'elle a été introduite sournoisement et en catimini pour frapper à l'aveugle des cibles faciles, parce qu'elle est effroyablement politicienne, parce qu'elle est absurde. Dire qu'il faut l'éliminer parce qu'elle prive la France d'inestimables génies est court et pas vraiment exact.