La deuxième vague de la révolution égyptienne

La deuxième vague de la Révolution égyptienne se déroule actuellement dans tout le pays. Elle est la conséquence de plusieurs processus en cours depuis janvier 2011. La première vague, celle des 18 jours entre le 25 janvier et le 11 février, s’est arrêtée au stade de la Révolution culturelle. Le système politique a quant à lui connu une secousse dont la principale résultante a été une redistribution des cartes dans le champ politique. Les principaux gagnants de ce premier round furent des courants et formations politiques qui avaient toujours été sceptiques face à l’idée révolutionnaire. Je pense ici, évidemment, aux mouvements religieux, en tête desquels les Frères musulmans ou les mouvements salafistes, mais je pense également à une bonne partie des nouveaux partis libéraux ou socio-démocrates qui prônaient, conformément à leurs idéologies, un changement graduel par la réforme. Ces mouvements, ayant souvent la tendance à se suffirent du minimum, ont été les premiers à s’asseoir à la table des négociations, dans un premier temps avec Omar Suleyman début février, et plus généralement, avec les militaires tout au long des derniers mois.

Ce changement politique à reculons ne pouvait que se heurter aux trajectoires des « révolutionnaires ». Celles-ci sont le fruit de différents processus qui se sont croisés depuis janvier. Tout d’abord, un processus d’intense politisation induit par la participation aux événements de janvier-février, et à l’expérimentation du « collectif ». Avec une cessation de l’ « action », beaucoup d’attentes, souvent très élevées, furent tour à tour déçues. Ensuite, la participation aux différents moments de confrontation avec les services de sécurité, notamment l’armée, durant les dix derniers mois, a contribué à un processus de radicalisation des mobilisés qui, s’ils avaient cru à l’antienne réformiste de février, étaient de plus en plus amenés à la remettre en cause. Ce fut le cas très tôt, en mars, avec la répression violente du sit-in de Tahrir, mais aussi en juin avec les incidents de Abasseyya ou encore les incidents de Maspero en passant par l’épisode de l’ambassade israélienne. Enfin, ce processus de radicalisation sur un temps moyen, s’est trouvé accéléré les derniers jours par un processus de radicalisation plus rapide, et plus violent, lié à l’interaction avec les forces de l’ordre et la chute de nombreuses victimes. Tout cela dans un environnement de rareté de l’information crédible, où l’économie de la rumeur devient un commerce à part entière.

Le scénario est particulièrement semblable à celui des « 18 jours ». La mentalité de la partie « régime » semble être la même. Cependant, le problème est que la mentalité de l’autre partie a radicalement changé. Je me souviens très nettement des minutes qui suivirent le deuxième discours d’Hosni Moubarak le 1er février. Celui-ci avait plongé Tahrir dans un réel désaccord, les gens quittaient la place, satisfaits des concessions. Certains clashs avaient lieu entre les tenants d’une posture radicale, et une majorité qui pensait que suffisamment de promesses avaient été faites. Sans la bataille du chameau qui eut lieu le lendemain, on se demande bien ce qu’aurait été la trajectoire de la première vague révolutionnaire.

Hier, en revanche, rien de tel n’eut lieu sur Tahrir après le discours du Maréchal Tantawi. Certes, tout le monde n’était pas d’accord sur la marche à suivre, mais l’écrasante majorité scandait quelques minutes après la fin du discours « à bas ! à bas ! le pouvoir militaire ! » ou encore « le Peuple veut la chute du Maréchal ». Et quand on leur demande pourquoi ? La réponse est simple « on s’est déjà fait avoir une fois ». Cette posture radicale n’est en rien minoritaire, et n’est pas nécessairement une posture de « radicaux » (des mouvements politiques radicaux, à l’extrême gauche par exemple). Elle est le fruit de ces différents processus de radicalisation, c’est à dire qu’elle n’est autre chose que le fruit de l’interaction des mobilisés avec les autres acteurs politiques.

Cette précision m’amène à un autre point. Si je parle d’« autres acteurs politiques » (au pluriel), c’est pour bien montrer que la radicalisation du mouvement n’est pas « uniquement » (quoiqu’en grande partie) le fruit de l’interaction avec les « dirigeants ». La scène politique instituée, c’est-à-dire les partis politiques, anciens et nouveaux, ont été des acteurs centraux de cet échec phénoménal. On pourrait même aller plus loin et dire que ce qui se passe maintenant est dirigé contre tous les acteurs autoritaires (i.e. détenteurs d’autorités qu’ils croient légitimes). Quiconque se ballade à Tahrir depuis quelques jours peut facilement y voir la haine des formations et personnalités politiques à la parole autorisée (sauf rares exceptions). Mais bien plus, des autorités en général, des salafistes engagés contre le gré de leurs cheikhs aux jeunes bourgeois venus manifester contre le gré de leurs parents.

Enfin, certains déplorent la tournure violente des événements. Et voudraient que les manifestants tendent l’autre joue. Mais les discours sur la non-violence relèvent aussi d’enjeux de définition de ce qui est en cours, et de ce fait même sont enjeux de lutte et de positionnement des acteurs dans l’espace politique. Il n’est pas étonnant de voir parmi les hérauts de cette non-violence ces mêmes courants qui n’étaient pas très « séduits» par l’idée de révolution au départ. Là encore, la radicalisation du mouvement, l’engagement de nombreuses personnes qui ont souffert de la violence physique et symbolique pendant des décennies, explique en grande partie cette tournure. La violence est bien moins naturelle, inscrite dans les personnes ou les courants, que situationnelle, motivée par les données d’une interaction. Par cela, je ne légitime aucunement la violence, mais je trouve déplorable que d’aucuns viennent accuser ceux qui luttent pour la liberté d’être des baltagiyya juste parce qu’ils ne portent pas des lunettes ray-ban ou qu’ils ont des dents cassées, résultat d’années de malnutrition et d’absence de soins. Quiconque est allé sur le front de Mohammed Mahmoud sait pertinemment, par exemple, ce que les enfants de la rue (ces préadolescents sans domicile que tout bon bourgeois contourne en marchant dans la rue) ont fait comme prouesses héroïques devant la police.

Ne venez pas faire la morale à ceux qui se font tuer, c’est malpoli.

Youssef El-Chazli, article initialement paru sur Arabsthink

Youssef El-Chazli a participé à la mobilisation de la place Tahrir. Il tweet @el_Sakandary. Cet article est une réaction à chaud des événements, pour plus de détails sur ce qui se passe, cliquez ici.

Faut-il espérer un « été subsaharien » ?

Sous la cendre et les répits apparents, le potentiel révolutionnaire est là qui pourrait éclater bientôt. Comme en Égypte et en Tunisie, les manifestations et protestations que connaissent beaucoup de pays d’Afrique subsaharienne pourraient déboucher sur un renversement inespéré et relativement rapide des régimes en place. L’Afrique noire s’apprêterait, elle aussi, à « leur » dire « dégage !» comme l’y invitait TerangaWeb.

Telle est la position défendue par Ty McCormick, diplômé de l’université d’Oxford et chercheur associé à Foreign Policy Magazine, dans un récent article publié sur le site de la revue. L’exemple de la jeunesse arabe, l’inflation, la hausse du prix du carburant, un accroissement encore plus aigu des inégalités dû au partage inique des fruits de la croissance économique et la brutalité, comme l’archaïsme des réactions des pouvoirs en place, sont les germes d’un « été subsaharien » dans la continuité du printemps arabe.

McCormick appuie sa thèse sur la multiplication et la vigueur nouvelle des manifestations de l’opposition sur tout le sous-continent. 111 manifestations ont éclaté en Afrique du Sud depuis 2010. Au Malawi, les dérives autoritaires de Mutharika et la répression brutale des protestations ont conduit les États-Unis (via le Millenium Challenge Corporation) et l’Angleterre à suspendre leur aide bilatérale – les 18 morts enregistrés depuis le 20 juillet n’ont pas réduit l’ardeur des dizaines de milliers de manifestants. En Guinée-Bissau, le président Malam Bacai Sanha a été contraint de négocier une trêve, le 26 juillet dernier, avec une opposition qui mobilisa jusqu’à 10.000 manifestants au cours des dernières semaines. Enfin, l’exceptionnelle mobilisation des Sénégalais a eu raison de la réforme constitutionnelle voulue par Abdoulaye Wade.

La frénésie et la brutalité renouvelées, avec lesquelles certains gouvernants africains (au Burkina Faso, au Zimbabwe, en Éthiopie, en Guinée équatoriale, au Gabon, au Cameroun ou à Djibouti), depuis fin janvier 2011, répriment dans l’œuf la moindre contestation, seraient, pour McCormick, autant d’indicateurs de l’imminence d’un « été subsaharien ».

Cet argument a pourtant des faiblesses. Parmi lesquelles, le peu de cas fait de l’antériorité d’un autre été subsaharien, plus long, plus progressif et peut-être plus utile et efficace que le « printemps Arabe ». En ramenant les récentes protestations et « révoltes » qui ont éclaté en Afrique subsahariennes à leur juste mesure, et surtout en les associant à une analyse de plus long terme, Calestous Juma, professeur à l’Université Harvard, conclut, dans un billet publié sur le même site, que la meilleure chose à espérer du printemps arabe est qu’il ne fasse pas d’émules en Afrique subsaharienne.

Juma insiste – assez lourdement – sur une vérité très importante : la situation socio-économique et politique de l’Afrique subsaharienne comparée à la réalité du sous-continent à la fin des années 70, pour n’être pas idéale, n’en reste pas moins un considérable succès. Il l’attribue aux réformes libérales (économiques et politiques) adoptées depuis les années 1980-90. Et pour lui, l’essoufflement relativement rapide des protestations post-printemps arabe, dans le sous-continent, au-delà de la répression policière, est d’abord le signe d’une réticence profonde des populations locales à troquer un progrès politique et social observable, stable et durable contre une nouvelle vague de soulèvements « populaires » incertains et facteurs d’instabilité.

En un mot, l’été subsaharien a déjà eu lieu : les bouleversements que connaît le monde arabe ne sont qu’un effet de rattrapage. En Janvier 2011, un pays membre de la Ligue Arabe sur deux avait à sa tête quelqu’un ayant occupé de très hautes fonctions dans les forces de sécurité (Oumar Guelleh, Hosni Moubarak, Mouammar Kadhafi, Abdullal Saleh, Khalifa ben Zayed Al Nahyane, Ben Ali, Béchir el Assad, Hamad bin Khalifa al-Thani, Omar el-Bechir, Mohamed Ould Abdel Aziz et Michel Sleiman.) Ce n’est plus le cas en Afrique subsaharienne. Et c’est la marque des profondes évolutions survenues dans cette région depuis 1980.

Le fait est qu’ici s’opposent deux visions du progrès économique, politique et sociale : radicalisme et réformisme. Et cette opposition est vieille. Elle précède la révolution russe de 1917 !

Il est difficile, aujourd’hui de prédire avec certitude, l’impact définitif que les révolutions Arabes de 2011 auront en Afrique. Pourtant, il convient de remarquer qu’après l’euphorie des premiers mois, le souffle semble être retombé. Kadhafi est toujours au pouvoir. En Syrie, au Bahreïn ou au Yémen, la répression continue, plus forte que jamais. Le bouleversement constitutionnel prévu au Maroc n’a pas eu lieu. L’armée dirige l’Égypte et les élections prévues en Tunisie ont encore été repoussées. Dans le même temps, le Sud-Soudan est né, 19 élections nationales sont programmées en 2011 et 28 autres sont prévues pour 2012 ! Plus significatif encore : on assiste aux derniers soubresauts d’une vieille tradition : celle des coups d’états militaires d’Afrique subsaharienne. La tortue semble l’emporter sur le lièvre.

 

Joël Té-Léssia

L’Egypte six mois après

Six mois après la révolution égyptienne qui a mené Moubarak à sa chute, les Egyptiens tentent coûte que coûte de sauver leur révolution. Mais alors que les manifestants semblent avoir perdu le soutien de la majorité populaire, l'armée, elle, a manifestement viré de bord.

Le 11 février au soir, la plupart des égyptiens célébraient le départ de Moubarak. Mais déjà, tous se posaient la même question: et maintenant on fait quoi?

Aujourd'hui, cette question est toujours d'actualité. Les réformes dont à besoin le pays sont tellement importantes qu'on ne saurait par où commencer : assurer une véritable justice sociale pour les 40% d'Egyptiens vivant sous le seuil de pauvreté, réformer le ministère de l'intérieur et les appareils de sécurité qui continuent à mener leurs exactions en toute impunité, construire la "deuxième république" égyptienne et penser ses institutions, revoir l'enseignement et les services de santé, résoudre durablement le problème confessionnel

La concrétisation de ces demandes ne se fera pas en un jour. D'où l'importance de les entreprendre au plus vite. Mais les forces politiques et les militants pour les droits de l'homme sont encore trop occupés à essayer d'empêcher le détournement de leur révolution.

L'armée dans le viseur

"L'armée et le peuple main dans la main" scandaient les manifestants de la place Tahrir. En partant, Moubarak a confié les rênes du pays aux militaires du Conseil suprême des forces armées. La décision prise le 31 janvier par ce même Conseil de ne pas tirer sur la foule a fait croire aux Egyptiens que leur armée s'était donnée pour mission de protéger la révolution.

Aujourd'hui pourtant, rien n'est moins sûr. Le Conseil suprême des forces armées multiplie les faux pas : tortures dans les sous-sols du musée égyptien au lendemain de la révolution ; tests de virginité pratiqués sur les manifestantes arrêtées; jugement de plus de 10 000 civils devant les tribunaux militaires.

Sans compter l'autoritarisme propre à toute institution militaire qui rend le dialogue et le débat avec le Conseil quasi-impossible. En témoigne la manière dont s'est déroulé le remaniement ministériel proposé par le premier ministre Essam Charaf. Sur demande des militaires, les deux ministres les plus contestés par la place ont été maintenus : Mansour El-Essawy, ministre de l'intérieur qui gère des appareils de sécurité particulièrement violents et corrompus, et Mohamed el-Guindi, ministre de la justice, jugé responsable de la lenteur des procédures judiciaires entamées à l'encontre des caciques de l'ancien régime.

Les plus optimistes se disent qu'il faut donner du temps au temps. Le Conseil suprême fait son entrée en politique. Il doit certes accepter les critiques (ce qu'il fait encore très difficilement) mais ses premiers faux-pas étaient prévisibles. L'armée est garante de la stabilité du pays. Elle est là uniquement pour diriger la transition démocratique du pays dans la bonne direction. Et surtout, elle a pris des risques énormes en choisissant de se ranger du coté des manifestants.

Au fur et à mesure que les jours passent, il est pourtant de plus en plus difficile de se laisser convaincre par ce discours. L'armée serait-elle en train de se désolidariser des manifestants de la place Al-Tahrir? Oui. En témoigne la manière dont cette même place a été vidée le premier août, par les militaires. Déjà, le 22 juillet, le décret numéro 69 du Conseil suprême accusait le mouvement des jeunes du 6 avril de vouloir "diviser le peuple et l'armée". Quelques jours plus tôt, le général Hassan el-Roweini, déclarait à la télévision publique que les militants de Kefaya et ceux du six avril recevaient des financements de l'étranger. Traduction : ces deux associations pro-démocratie, très actives depuis bien avant la révolution, sont les agents de puissances étrangères qui ont monté un complot visant à mener l'Egypte à sa perte. Lorsque l'on voit l'armée recourir à ces méthodes déjà utilisées par l'ancien régime, comment ne pas s'inquiéter?

Un procès historique?

C'est dans ce contexte particulièrement tendu qu'a eu lieu le 3 août le très attendu procès de Moubarak. Sans aucun doute, un procès historique : c'est avec beaucoup d'émotion que les égyptiens ont vu le dictateur déchu entrer dans le box des accusés. Il y a seulement quelques mois, qui aurait pu espérer assister à une telle scène ?

 Pour la première fois dans l'histoire du monde arabe,  un dirigeant autoritaire doit rendre des comptes à son peuple, devant la justice de son pays. Saddam Hussein a été conduit à sa perte par l'administration Bush. Ben Ali a eu la présence d'esprit de fuir, ce que Moubarak, dans son inconscience ou dans son arrogance, n'a pas fait, préférant se réfugier dans sa villa de Charm el-Sheikh, pensant y couler des jours heureux jusqu'à la fin de sa vie. Mais la pression populaire a fait qu'il a bien fallu organiser un procès, pour lui, ses deux fils Alaa et Gamal, et son ministre de l'intérieur, Habib el-Adly. Avec quelques mises en scène préalables cependant : l'ancien "père de la nation" allongé sur une civière, l'air malade, Gamal à ses cotés, un Coran à la main, quelques jours après le début du ramadan. Autre élément qui pourrait faire douter de la crédibilité d'un tel procès : les deux fils Moubarak, sourire en coin, ont quitté l'académie de police, serrant les mains aux officiers et aux militaires, ces derniers les guidant respectueusement vers le fourgon de police, qui devait les ramener en prison.

Face à tout cela, les égyptiens semblent partagés. Il y a ceux qui veulent maintenir la pression sur le conseil jusqu'à voir leurs demandes se concrétiser. Et il y a ceux qui soutiennent le conseil suprême et souhaitent patienter jusqu'à ce qu'une nouvelle administration civile prenne le pouvoir. C'est peut-être cette seconde catégorie qui englobe la grande majorité des Egyptiens : c'est en effet sous les hourras et les vivas que la place Tahrir a été délogée le 1er août de ses occupants qui avaient décidé de continuer leur sit-in pour défendre les acquis de la révolution. Tout comme une marche pacifique qui se dirigeait vers le ministère de la défense s'est terminée en un affrontement sanglant entre manifestants et habitants du quartier. Les accusations de trahisons se multiplient. Les journalistes ne sont pas les bienvenus, qu'ils soient étrangers ou égyptiens. Certains citoyens, prenant très à cœur l'avenir de leur pays, et croyant dur comme fer à la théorie du complot répétée à longueur de journée par les généraux du Conseil suprême, arrêtent tous ceux qui leur semblent "différents" (cheveux trop longs, faciès étrangers, tenue exubérante…) et les conduisent aux postes de police ou chez les militaires, en croyant avoir sous la main un espion.

Et il y a la majorité silencieuse. Cette majorité que l'on a crue sortie de son marasme après la révolution du 25 janvier. Mais qui semble être revenue à ses vieilles habitudes après quelques jours de promenade sur la désormais emblématique place Tahrir. Celle qui a les moyens de rejoindre la côte méditerranéenne et ses villages de vacances. Ou qui essaie de survivre tant bien que mal dans les quartiers informels de la capitale.

Mais Rome ne s'est pas construite en un jour, et parce que le pessimisme est un luxe en ces temps incertains, il faut rester optimiste. Et rappeler, à ceux qui commencent déjà à regretter les jours de l'ancien dictateur, cette sage parole de Benjamin Franklin : "Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit par perdre les deux."

Tony Gamal Gabriel

Crédits Première photo: flickr/cc/drumzo Jonathan Rachad

Mais où sont passées les oppositions ?

Les sociétés du continent africain sont traversées par une vague de contestation vis-à-vis des autorités qui les dirigent d’une ampleur historique. En Afrique du Nord, des pouvoirs autoritaires, corrompus et sclérosés ont été remis en cause et renversés (Tunisie, Egypte partiellement) par des soulèvements populaires. La Lybie continue à être le théâtre d’une telle contestation et, dans des contextes différents, l’Algérie et le Maroc n’échappent par à la règle. L’onde de choc de ce mouvement populaire de rébellion s’est étendue à l’Afrique subsaharienne, qui connait en cette année 2011 une série d’élections qui auraient dû canaliser cette contestation. Les processus électoraux de la Guinée Conakry ou de la Côte d’Ivoire ont cristallisé des revendications politiques vieilles de plusieurs décennies qui ont enfin trouvé à s’exprimer, mais de manière violente, surtout en Côte d’Ivoire. Au Nigeria, le processus électoral n’a pas permis de réconcilier les élites et la jeunesse urbaine pauvre, le scrutin opposant un cacique du parti au pouvoir incarnant tous les travers de la démocratie nigériane à un ancien putschiste. Conséquence : les élections nigérianes ont de nouveau été entachées de violences et de tueries. D’autres scrutins, moins médiatisés, ont avalisé sans trop de remous la perpétuation du pouvoir en place (Centrafrique, Tchad, Djibouti).

Mais au-delà des résultats de ces différentes élections, le constat s’impose d’un « réveil » de la contestation. Après des décennies de passivité, les peuples d’Afrique semblent vouloir briser les chaînes de leur soumission aux pouvoirs tutélaires qui les dirigent depuis trop longtemps, sans apporter de réponses à leurs problèmes quotidiens et à leurs aspirations les plus légitimes. Cette contestation recouvre aussi une brisure générationnelle entre la majorité de la population, jeune, urbaine ou péri-urbaine, éduquée, pauvre, sans perspective d’avenir, face aux mêmes dirigeants qui, pour certains, étaient déjà au pouvoir au moment de la naissance de plus de la moitié de la population du pays. La figure de l’autorité du chef en pâtit forcément, et c’est parfois tout le lien social intergénérationnel qui semble se déliter, remettant en cause des principes culturels africains multiséculaires.
Les jeunes en ont marre et le font savoir. Ils manifestent, se rebellent, bloquent les routes et caillassent les voitures, s’en prennent aux symboles de l’Etat illégitime. Les mêmes causes structurelles de ce mécontentement se retrouvent dans la quasi-totalité des pays subsahariens. Pourtant, mis à part quelques cas (Burkina Faso, Ouganda, Cameroun et Sénégal de manière sporadique, Madagascar il y a peu), la cocotte bout mais ne siffle pas. Que manque-t-il à l’Afrique pour se débarrasser au plus vite de ses pouvoirs les plus caricaturaux qui l’handicapent dans son développement ? Une étincelle comme à Sidi Bouzid ? Ou des forces d’opposition crédibles qui puisse canaliser la révolte en quelque chose de constructif ?

C’est en effet sans doute la principale caractéristique des révoltes de 2011 : leur absence de leader, leur développement en dehors des structures traditionnelles du politique. Ce ne sont pas les mouvements de l’opposition qui ont amené les jeunes dans la rue, ce sont les jeunes qui ont poussé les opposants aux régimes à venir attraper le train de la révolte en marche. Cela a été le cas en Afrique du Nord. C’est encore plus le cas en Afrique subsaharienne, notamment dans un pays comme le Burkina Faso. Les opposants y sont presque aussi décrédibilisés et éloignés des manifestants que les membres du pouvoir en place. Et ce scénario se répète dans nombre d’autres pays comme le Cameroun, le Gabon, le Bénin, avec des opposants historiques au pouvoir en place qui partagent pour l’essentiel le même logiciel clientéliste d’organisation militante, les mêmes principes de l’exercice du pouvoir, bref, les mêmes travers. Seule la clientèle change.
Ce ne sont pas ces opposants qui réussiront à mobiliser les masses de jeunes et de moins jeunes qui renverseront les pouvoirs qui refusent de quitter la scène. La nature ayant horreur du vide, notre époque commence pourtant déjà à produire cette nouvelle génération d’opposants. Non pas des parrains qui distribuent des prébendes à leur clientèle en vilipendant le parrain au pouvoir, mais des leaders d’opinion qui n’ont pas peur du rapport de force, de prendre des coups, de mobiliser la rue et de gagner le soutien de l'opinion publique sur des revendications concrètes. C’est dans ce sillon que s’engage Kizza Besigye, principal opposant à Museveni en Ouganda qui, après avoir perdu des élections jugées truquées, a maintenu la pression en organisant des marches de protestation, réprimées par le pouvoir. La violence de l’Etat et le courage de l’opposant commencent à sortir les Ougandais de leur torpeur politique, et le mouvement de protestation gagne en ampleur, malgré les risques.
La génération Fesci, du nom de ce syndicat étudiant dont sont issus Guillaume Soro et Charles Blé Goudé en Côte d’Ivoire, est un autre exemple, sur le modèle violent et condamnable, de ce que peut devenir la nouvelle génération d’opposants face à un système sclérosé de barons qui n’intègrent pas les nouveaux venus. Ces derniers, pour se faire une place au soleil, sont amenés à privilégier des stratégies rapides et violentes de contestation du pouvoir aux effets délétères pour l’ensemble de la société. Les sans-grades décident alors de se saisir par la force des biens détournés et des positions de prestige qu’occupent indéfiniment les caciques du pouvoir. C’est un scénario qu’il n’est pas impossible de retrouver bientôt dans beaucoup de pays africains. Un scénario noir puisqu’il privilégie le côté destructeur sur le côté constructeur de la contestation. La fracture générationnelle ne se trouve pas résorbée, une élite de jeunes loups venant juste remplacer une élite de vieux lions, le reste de la population ne voyant pas sa situation changée, ou si peu.

Au-delà des stratégies d’action militante, l’absence des oppositions signe également la défaite de la pensée politique en Afrique. Les grandes idéologies sont pareillement décriées et décrédibilisées. Elles ont peu ou pas d’écho chez les jeunes générations. Aucun autre courant de pensée politique endogène à l'Afrique ne semble rattacher entre eux dans une commune grille de lecture les opposants et leurs militants dans une marche à suivre claire. Il est à ce titre révélateur qu'au Sénégal, par exemple, l'un des mouvements les plus dynamiques auprès des jeunes générations, qui leur offre une grille de lecture du monde et un code d'action, soit un mouvement religieux, branche du mouridisme. Les conversions massives de "born again" dans l'Afrique chrétienne participent de ce même mouvement de dépolitisation des jeunes générations. Le renouveau de la contestation politique devra donc aussi passer par un renouveau de la pensée politique. Tel est le prix à payer pour réenchanter l'Afrique.

Emmanuel Leroueil