Croissance, émergence et inégalités en Afrique

2012-09-26-cop17jo-burg

Nombre de citoyens africains de 2015, qui se veulent libres et entreprenants, dans un monde en pleines mutations, sont en train d’œuvrer à une nouvelle expression du continent à travers les idées novatrices et les actions transformatrices qui y ont cours.

L’Afrique est un continent jeune avec ses 1,1 milliards d’habitants en 2013. C’est à dire 15% de la population mondiale. Qui dit jeunesse dit dynamisme, espoir, fenêtres d’opportunités. Pourtant le continent ne représente que 3,5% du Produit intérieur brut (PIB)  mondial soit, selon une comparaison établie par l’économiste congolais, Gabriel Mougani, de la Banque Africaine de Développement, dans son livre : « Afrique: prochaine destination des investissements mondiaux? » moins que la part du PIB de l’Inde par rapport au PIB mondial qui est de 5,77% (le PIB moyen par habitant de l’Afrique est de 2060 dollars  contre 5418 dollars pour l’Inde). L’Afrique c’est aussi seulement 3,9% du volume mondial des Investissements directs étrangers (IDE) et 3,4% du commerce mondial.

La moitié du milliard d’africains a aujourd’hui moins de 25 ans. La tendance ne faiblira pas – bien au contraire- dans les prochaines années. Les prévisions disent que dans 30 ans l’atelier du monde se déplacera de la Chine vers l’Afrique dont la population sera alors estimée entre 1,5 et 2 milliards d’âmes. La raison est que l’aire géographique du monde ayant la plus grande population d’âge actif ne sera plus l’empire du Milieu mais le continent noir.

 Ainsi, sont mises en évidence, de partout, les opportunités qu’offre ce pôle de croissance devenu désormais incontournable. Souvent, il s’agit d’abord de non-africains, s’exprimant, selon leur intérêt ou celui de leurs pays, région, continent sur un marché nouveau à conquérir et exploiter car c’est la région du monde où la rentabilité des capitaux est la plus élevée. Comme le fait remarquer l’économiste franco-égyptien Samir Amin : « on parle d’une Afrique émergente alors que les problèmes sociaux fondamentaux s’y approfondissent d’année en année ».

Toutefois, des voix africaines, de plus en plus nombreuses, se font entendre pour mettre en avant la vision que les fils du continent eux-mêmes ont de cette embellie annoncée. Ce qu’ils pensent de l’utilisation des importants flux d’investissements dont ils sont appelés à être les destinataires. Le guinéen Amadou Bachir Diallo, autre économiste de la Banque Africaine de Développement, campe le sujet en ces termes : « si ces interlocuteurs-là viennent chercher leurs intérêts, la question qui se pose est : quels sont nos intérêts à nous ? D’abord est ce qu’on tire profit de ces investissements en termes de taxation, en termes de création d’emplois, d’infrastructures, en termes de renforcement de la structure économique ? Les ressources qu’on en tire qu’est-ce qu’on en fait ? Quel type de partenariat on vise ? Pour résumer, il faut penser en termes de diversification maitrisée de l’économie ». Faire en sorte d’investir dans la recherche développement et d’avoir un secteur privé fort dans chaque pays du continent  pour porter cette économie devient ainsi une nécessité. Le développement d’un marché intra-africain l’est tout autant car avec l’Afrique du Sud et le Nigéria notamment comme moteurs, le potentiel est impressionnant. D’autant plus que les 430 milliards environ de dollars de réserve de change qui dorment dans les banques centrales africaines pourraient booster cette nouvelle politique économique. Mais pour en arriver là, un changement radical de mentalités s’impose.

A cette approche économique, il faudra ajouter une lutte plus efficace contre la corruption, le renforcement des institutions juridiques et gouvernementales ainsi que la diminution des risques politiques.

 

Sociétés émergentes versus marchés émergents

Lorsqu’ils font référence à l’Afrique, beaucoup de spécialistes des pays développés ou grands émergents et même, parfois, certains fils du continent parlent donc d’un marché émergent offrant actuellement plus d’opportunités que partout ailleurs ; « le lieu où il faut être pour faire du profit » dit-on. Or cette approche de l’émergence (concept en lui-même discuté par certains) met au second plan le volet social. Elle ne garantit pas que les fruits de la croissance profitent aux africains et se répercutent sur leur pouvoir d’achat. La nouvelle conscience africaine dont il est question ici cherche, quant à elle, à promouvoir des sociétés émergentes.  La croissance y serait essentiellement portée par des africains et non par des multinationales promptes à rapatrier les dividendes tirées de leur activité vers d’autres destinations. Elle serait inclusive avec des richesses mieux redistribuées pour, d’une part, réduire l’écart de niveau de vie avec les citoyens des pays les plus avancés et, d’autre part, en interne, venir à bout des inégalités qui, sans cela, iraient en se creusant avec ce boom économique.

 Les intellectuels porteurs de cette conscience africaine émergente ont le souci de ne pas laisser d’autres penser leur devenir à leur place. Ils tentent de  questionner leurs choix, de se regarder et de regarder leur environnement sans complaisance,  d’interroger le passé pour transformer ce présent dont nul ne pourrait se complaire malgré des projections souvent optimistes, en ne répétant pas les erreurs du passé.

Au suivisme dans la recherche effrénée d’une infinie croissance aux fragiles fondations en papier mentionnant une accumulation de dettes, ils préfèreront la sérénité d’une approche à la fois plus responsable, plus solidaire et plus préoccupée par les priorités actuelles et le sort des générations futures, procurant in fine la satisfaction du devoir accompli. C’est ce que certains appellent l’afro-responsabilité.

L’enjeu consiste dés lors en une prise en compte des succès et des échecs des orientations passées et présentes, une prise en charge des aspirations et espoirs des plus modestes, dans la réflexion pour la réalisation d’un développement à hauteur d’homme synonyme de mieux être pour tous. Il s’agit aussi de ne pas réduire la lutte contre la pauvreté à des actions d’assistanat visant les pauvres mais de faire le lien entre pauvreté et inégalités afin de s’attaquer aux causes dont la principale renvoie à une croissance mal redistribuée, et de vaincre le mal à la racine.

 

Etablir sa propre temporalité

La responsabilité des Etats africains et autres organisations d’intégration est engagée. Selon toujours Amadou Bachir Diallo de la BAD, plus d’unité s’impose pour pouvoir peser sur certaines décisions dans les instances internationales. Il faut aussi, avance-t-il, « une volonté politique, une réorganisation du système financier pour accompagner ce secteur privé qui portera une croissance africaine réelle, éviter la compétition entre le secteur public et le secteur privé, penser à développer une classe de jeunes entrepreneurs. Cela passe par une formation de qualité, des financements adéquats mais aussi la mise en place d’un réseau qui puisse guider leurs premiers pas dans la vie d’entrepreneur ».

L’écrivain et économiste sénégalais Felwine Sarr va plus loin. Il faut, de son point de vue, pour l’Afrique, rompre avec la référence externe  et  établir sa propre temporalité  pour ne plus avoir comme horizon indépassable le projet de rattraper les champions d’un modèle qui a fini de montrer ses limites. Une étude menée par Oxfam révèle qu’en 2016, 1% de la population mondiale possèdera plus de la moitié du patrimoine. Les plus virulents détracteurs de cette étude réfutent les chiffres avancés mais conviennent unanimement du creusement des inégalités. Sarr rejette ainsi le modèle ayant conduit à cette dérive née d’un désir d’accumulation malsain érigé en norme et insiste sur « la nécessité de l’élaboration d’un projet social africain, partant d’une socio-culture parce qu’on ne peut avoir économiquement raison si on a socio-culturellement tort ».

Ce souci de changer de paradigme a une résonnance particulière au moment où la théorie du ruissellement voulant que l’accumulation de richesses entre les mains d’une minorité profite à la croissance car leurs revenus auraient pour finalité d’être réinjectés dans l’économie est en train d’être battue en brèche par le FMI lui-même. Le Fonds, longtemps favorable à cette thèse d’inspiration libérale, a reconnu dans un rapport publié récemment que plus les riches sont riches moins la croissance est forte. Les chiffres qui étayent cette position sont les suivants : lorsqu’à travers le monde la fortune des 20% les plus aisés augmente de 1%, le PIB global diminue quant à lui de 0,8%.  

Aussi est-il aujourd’hui aisé de constater que les modèles de développement destructeurs de systèmes sociaux et d’équilibres naturels qui sont reproduits à l’identique un peu partout finissent par ne plus répondre aux exigences d’un développement durable et par creuser les inégalités dans une même société ainsi qu’entre pays au sein du système international.

Racine Assane Demba

Sources : ONU, Banque mondiale, FMI, OMC, CNUCD, BAD, Economy Watch, « Afrique: prochaine destination des investissements mondiaux? » ouvrage de Gabriel Mougani, « Développement : archéologie du concept » présentation de Felwine Sarr

 

 

Comment pérénniser la nouvelle embellie économique africaine ? (I) : Agir sur la monnaie

L'Afrique se trouve pour la première fois en passe de changer son rôle dans l'économie mondiale et d'améliorer réellement le sort de ses habitants. Les taux de croissance que connaît le continent depuis près d'une décennie et son attractivité retrouvée sur les marchés internationaux sont autant de raisons d'espérer. S'y ajoutent les progrès réalisés en termes de gouvernance et de gestion des ressources naturelles. Pourtant, les signes de fragilité persistent. Des réformes doivent encore être mises en oeuvre pour consolider cette croissance. Dans cette suite d'arguments, l'économiste Sénégalais Sanou Mbaye revient sur quelques unes de ces réformes. La première : améliorer les politiques monétaires sur le continent, lui redonner son indépendance monétaire.


Pour la première fois, depuis un demi-siècle, l’Afrique est en passe de célébrer  un renversement des rôles. Le continent est le deuxième moteur de la croissance économique mondiale après l’Asie. Depuis 2000, les pays d’Afrique subsaharienne ont connu une croissance moyenne située entre 5 % et 7 %. Durant la récession mondiale de 2009, l’Afrique et l’Asie ont été les deux seules régions du globe où le produit national brut (PNB) s’est accru. En 2010, le continent est le deuxième moteur de la croissance économique mondiale après l’Asie.

Parmi les principaux facteurs derrière le renouveau du paysage africain on peut compter : les investissements directs étrangers (IDE), les transferts des émigrés, l’aide publique au développement (APD),  l’entrée en scène des pays émergents  et l’urbanisation alimentée et énergisée par l’émergence d’une classe moyenne et l’éclosion de la jeunesse. Le potentiel agricole et environnemental africain et un cadre politique progressivement démocratique sont également des réserves de croissance.

Consolider les acquis

0820_moodys-sp-fitch_380x278Pour mobiliser les fonds nécessaires aux  investissements massifs requis particulièrement dans l’agriculture, l’énergie et les infrastructures, les gouvernements africains, les sociétés publiques et privées auront  recours de plus en plus aux  emprunts sur les marchés des capitaux nationaux, régionaux et internationaux. La vingtaine de bourses africaines existantes ne pèsent au total que 2% dans la capitalisation boursière mondiale. Mais, fusionnées en une seule, elles se placeraient au quinzième rang mondial.

Plusieurs pays ont désormais reçu le sésame qui leur donne accès aux marchés financiers : le « rating » ou la notation financière qui leur a été attribuée par les agences de « rating ». Cette note s’est révélée, dans la plupart des cas, supérieure ou égale à celle de nations aussi industrialisées que la Turquie, le Brésil ou l’Argentine.

Il est admis qu’en mettant exclusivement l’accent sur la rentabilité et le profit, les investissements financés par des fonds privés encouragent les transferts de technologie et de compétence et favorisent la productivité et la compétitivité. La meilleure façon pour l’Afrique d’en tirer parti pour financer son vaste programme d’investissement sera  de continuer à renforcer ses systèmes bancaires, de développer ses marchés de capitaux et de mettre en place un cadre réglementaire approprié et un code d’investissement attractif. L’objectif doit être de faire que les flux de capitaux privés qui représentent actuellement 5% de ressources extérieures nécessaires aux pays africains passent au moins à 70%  dans l’avenir.

Endettement public et fuite des capitaux

Mais tout désirable que puisse être l’accroissement des flux financiers en direction du continent, il serait bon d’en orienter le débit pour financer en priorité des investissements productifs à moyen et long terme et non des placements spéculatifs à court terme. En effet, il ne sert à rien de mobiliser des ressources si c’est pour les voir s’exiler après s’être fructifiées. La CNUCED estime à 400 milliards de dollars le montant de la fuite des capitaux d’Afrique depuis les années 1970. La fuite des capitaux africains trouve ses origines dans le paiement des intérêts et de l’amortissement des dettes de l’APD; dans l’adjudication à des firmes étrangères de la quasi-totalité des contrats financés par ces dettes ; dans l’exemption de droits de douane, de taxes et d’impôts dont jouissent les biens et services financés par les Institutions financières internationales ; dans la détérioration des termes de l’échange (le différentiel entre les prix des biens manufacturés importés par les pays de la région et ceux des matières premières exportées par ces mêmes pays) ; dans les opérations spéculatives ; le libre transfert des profits réalisés sur place ; les réserves de change bloquées sur des comptes à l’étranger ; dans la propension des élites à exiler leurs capitaux et dans le détournement des recettes d’exportation, particulièrement celles du pétrole et les prébendes. Selon les estimations de la Banque Mondiale, entre 20 et 40 milliards de dollars placés sur des comptes en France, en Suisse, au Royaume-Uni ou dans différents paradis fiscaux proviennent des pots-de-vin payés à des dirigeants corrompus de pays pauvres, notamment ceux d’Afrique.

La priorité doit donc être donnée à la mise en place de politiques de contrôle de change pour favoriser l’investissement productif, juguler les opérations spéculatives et freiner la fuite des capitaux. Pour ce faire, il s’agira de renverser les mesures initiales de dérégulation et de libéralisation auxquelles les économies africaines ont été assujetties depuis des décennies à travers les programmes d’ajustement structurel des institutions de Bretton Woods – Fmi et Banque mondiale. Les Etats doivent recouvrer la pleine jouissance de leur rôle de planificateur et de régulateur du processus de transformation et de modernisation de leurs économies 6. Il s’agira notamment d’adopter des taux de change réalistes de manière à se constituer une ligne de défense dans la « guerre des monnaies » que se livrent les grands pays industrialisés à l’instar des Etats-Unis et des pays européens, et ceux en processus d’industrialisation accélérée comme le Brésil, la Chine ou la Corée du sud par exemple. Ils s’évertuent tous à intervenir sur le marché des changes pour maintenir au plus bas le niveau de leurs taux de change afin d’accroitre leurs échanges extérieurs et de revigorer la croissance de leurs économies.

Les parités irréalistes de taux de change

A cet égard, il fFranc_CFA_billet_3audrait éviter des parités irréalistes de taux de change. Ce problème est particulièrement d’actualité dans les pays de la Zone Franc qui ont le franc CFA comme monnaie commune. La politique de change de cette monnaie est du ressort du Trésor français. Contre le dépôt d’une partie de leurs réserves, leur monnaie commune,  le Franc CFA est librement convertible, à l’inverse de toutes les monnaies des pays émergeants ou en voie de développement à l’exception du rouble russe qui n’est convertible que depuis 2006. A l’aube des  indépendances le dépôt exigé était de  100 %. Il a été réduit à 65% en 1973, puis plafonné à 50% depuis le  mois de septembre 2005.

Le franc CFA est arrimé à l’euro à un taux de change fixe surévalué contrairement aux autres monnaies dont les cours sont non seulement flottants mais également maintenus au niveau le plus bas possible. La convertibilité permet aux firmes françaises et aux élites de transférer librement les fortunes qu’elles engrangent et un franc CFA fort les prémunit contre les dépréciations monétaires courantes.

Il importe de rappeler que cette convertibilité si chèrement payée est restreinte à l’euro et que le libre transfert du franc CFA est circonscrit à la France consécutivement au régime de contrôle de change qu’elle a fait mettre en place en 1993. Les francs CFA émis par les pays d’Afrique de l’ouest et ceux d’Afrique centrale ne sont même pas interchangeables. Les pays de la zone franc, bien que partageant une monnaie commune, ne commercent pas ensemble du fait des barrières douanières qu’ils ont érigées entre eux. Les conséquences désastreuses de la politique de change adoptée par les pays de la Zone Franc se mesurent à leur environnement économique impropre au développement. Leurs économies sont à la traine comparées à celles des autres régions du continent. Une mesure immédiate consisterait à mettre fin aux distorsions liées à la surévaluation du taux de change en abrogeant dès à présent la convertibilité, la libre transférabilité et le taux de change fixe du franc CFA.

Le meilleur cadre pour la mise en place des mesures devant viser à favoriser l’investissement et le commerce est celui de l’union.  Dans toute stratégie d’intégration politique, économique et monétaire, la priorité doit être donnée à la création d’unions régionales douanières et de zones de libre-échange pour faire du commerce et des investissements intra régionaux le premier levier de croissance économique pour le développement de la région. Il ne s’agit pas seulement de signer des accords et d’adopter sur le papier un tarif extérieur commun. Il importe de s’armer de la volonté politique de les rendre effectifs. L’intégration régionale ouvre la voie à un cadre d’échanges et d’investissement plus large et favorise les investissements et les échanges  intra régionaux. L’ouverture régionale  est la première étape sur la longue route du développement et du progrès.

 

* Publié initialement sur le site de l'auteur – repris ici sous licence Creative Commons 2.0

La trajectoire de croissance de l’Afrique depuis les indépendances

La couverture médiatique consacrée ces dernières années à l’Afrique marque sans conteste un changement de paradigme à l’égard du continent : Africa is back, Le temps de l’Afrique, Africa rising, l’Afrique n’est pas celle que vous croyez, l’Afrique rêvée… Autant de titres qui dénotent un optimisme retrouvé. A l’égard de l’Afrique, c’est pourtant la compassion et la condescendance qui ont longtemps prévalu. Des experts s’interrogeaient à voix haute sur la possible existence d’une fatalité africaine en matière de sous-développement et étayaient leur démonstration en évoquant de possibles facteurs explicatifs : climat, mœurs et culture, passif colonial, diktat des organisations internationales, institutions nationales défaillantes et instabilité chronique…Comment alors expliquer ce mouvement de balancier, cette cyclothymie des opinions ? Principalement par la conjoncture irrégulière, faite de booms et de crises, qu’a connu le continent au cours des dernières décennies et qui aura souvent alimenté tant le pessimisme le plus excessif que l’euphorie la plus naïve. 

Il est aisé de l’oublier aujourd’hui, mais les premières années des indépendances ont été une période faste. Portées par de bonnes récoltes et les cours favorables de leurs principales exportations, les économies africaines connaissent une croissance forte au cours des décennies 1950-1960, et ce jusqu’au premier choc pétrolier. Pour l’ensemble du continent, la progression économique atteint ainsi 4,6 % en moyenne annuelle entre 1960 et 1973. Les principaux indicateurs sociaux sont encourageants (hausse de l’espérance de vie, du taux de scolarisation) et tous les espoirs semblent permis. Mais la structure économique des pays africains porte déjà les germes des difficultés à venir : économie de rente entièrement tournée vers l’exportation et portant sur des produits primaires à faible valeur ajoutée, corruption et clientélisme, faiblesse des infrastructures, main d’œuvre souvent peu qualifiée, surévaluation des taux de change lorsque la monnaie était liée à la devise de l’ancienne métropole (franc CFA), exiguité du marché intérieur solvable, faiblesse de l’intégration entre pays…

Le choc pétrolier de 1973 bouleverse la donne. Les exportateurs d’hydrocarbures (Lybie, Algérie, Nigeria, Gabon) se transforment en émirats africains et dépensent sans compter dans des projets somptuaires, le plus souvent à l’utilité contestée et sans lendemains. Quant aux autres, dépourvus d’or noir, ils empruntent à tour de bras pour tenir leur rang et conserver leur rythme de croisière antérieur, à l’image de leurs confrères latino-américains. La fin de l’histoire est invariablement la même : pénible. 

La chute brutale et durable des cours des matières premières exportées ainsi que l’explosion des taux d’intérêt du service de la dette au début des années 80 ont pour effet de faire plonger le continent. Appelées en renfort, les institutions de Bretton Woods (FMI et Banque mondiale) imposent un régime drastique et sans concessions. C’est l’ère des ajustements structurels, de la décroissance et de la déliquescence des Etats, qui durera jusqu'à la fin des années 90 et qui pèsera si lourdement sur les populations. En Afrique subsaharienne, le ratio des individus vivant sous le seuil de pauvreté passe ainsi de 51.5% en 1981 à 58 % en 1990 (47.5% en 2008), soit une augmentation absolue de près de 100 millions de personnes en moins d’une décennie (de 198 millions à 295 millions). Des peuples par ailleurs soumis aussi parfois, au gré des aléas de l’Histoire, à d’autres drames : guerre, famine… C’est de cette conjonction temporelle malheureuse que s’est nourrie l’afro-pessimisme des années 80 et 90.

 

Les premières années du nouveau millénaire marquent cependant un tournant. Apres vingt ans de sacrifices, la situation économique s’améliore enfin sensiblement. La dette a été jugulée, les finances publiques ont été assainies et l’infation est maîtrisée. Les faiblesses d’hier se transforment en forces : la degringolade du cours des matieres premieres qui avait causé tant de torts à des économies vulnérables peu préparées aux retournements de conjoncture est stoppée, et une reprise significative est amorcée. Autant de facteurs favorables qui ont permis au continent de renouer avec la croissance (4,3% en moyenne annuelle sur la période 2001-2010). Enfin, au-delà des fluctuations de court terme, une structure favorable lourde se dessine progressivement : celle d’une population jeune (40 % de la population d’Afrique subsaharienne a moins de 15 ans), en croissance rapide (2,6 % de croissance démographique continentale annuelle sur la période 1982-2009), de mieux en mieux éduquée (taux d’alphabétisation global passé de 52 % à 63 % entre 1990 et 2008), de plus en plus exigeante vis-à-vis de ses dirigeants, qui demain entrera sur le marché du travail et consommera. Un « dividende démographique » tel que l’a connu l’Asie de l’Est à la veille de son décollage et qui constitue une fenêtre de tir historique. En somme, la possibilité d’un nouveau départ pour l’Afrique. Même si le chemin à accomplir s’annonce long et sinueux. Avec un septième de la population du globe, le continent ne représente encore que 3 % de son PIB et 2.3 % du commerce mondial. Une image de « parent pauvre » qui mettra du temps à changer. 

Comparaison de la trajectoire de croissance de l'Afrique avec celle de l'Amérique latine et l'Asie

Asie, Amérique latine, Afrique : trois parcours économiques distincts dans trois contextes différents, et qui démontrent la complexité de la gestion économique à l’échelle de nations et de vastes ensembles géopolitiques. Il y a bien entendu des différences évidentes entre eux : structure socio-économique, histoire respective, niveau de développement…Pourtant, tout en gardant à l’esprit ces éléments de différenciation, on ne pourra que constater des points de convergence : à l’image de la marée, montante ou descendante, la conjoncture impacte simultanément et indifférement tous les acteurs mondiaux. Que celle-ci soit favorable ou défavorable. Une constatation qui est particulièrement manifeste dans les cas de l’Amérique latine et de l’Afrique (progression jusqu’aux années 70, suivie de deux décennies de crise, avant un retour à la croissance depuis le début des années 2000). De même, des choix hasardeux analogues (endettement élevé, forte dépendance à quelques ressources volatiles) aboutissent à des résulats identiques en cas de retournement : crises à répétitions, vulnérabilité aux pressions financières internationales, paupérisation , mécontentement populaire. Une remarque qui est aussi vraie en sens inverse. Des décisions judicieuses en matière de politique économique épargneront bien des difficultés prévisibles en période délicate et permettront de pleinement capitaliser sur les opportunités offertes par une conjoncture plus favorable : orthodoxie budgétaire, investissement dans l’éducation, la santé et les infrastructures, cadre juridique favorable à l’initiative individuelle tout en pilotant intelligement du haut les différentes parties prenantes…

De ce point de vue, l’exemple asiatique est éloquent puisqu’il est le seul des trois à être globalement parvenu à lisser les variations erratiques de la conjoncture à son profit. Non que les ressacs de la vague économique n’aient pas été ressentis sur les bords du Pacifique. Mais à la différence de l’Amérique latine et de l’Afrique, les pays d’Asie de l’Est ont toujours veillé à assurer un filet de sécurité à leurs populations en période de vache maigre. Un filet de sécurité qui passait souvent par des politiques protectionnistes et par des plans de relance généreux lorsque cela s’avérait nécessaire. Un pilotage économique à mille lieux de celui qui était alors proposé par les bailleurs internationaux aux patients africains et latino-américains. Et qui est aujourd’hui progressivement remis en cause un peu partout.

Au final, on retiendra que l’économie, loin d’être une science exacte, est d’abord un art subtil, fait de bon sens et de maîtrise des contraintes. De la réponse apportée à ces dernières découle les trajectoires respectives de l’Asie, l’Amérique latine et l’Afrique. Des trajectoires toujours susceptibles d’être infléchies. Aucune fatalité n’existe. Et les acquis ne sont jamais définitifs.

 

Jacques Leroueil 

 

Crédit photo : http://www.economist.com/node/21541015