La croissance africaine devrait-elle venir de l’innovation ?

Soleil sur l'AfriqueL'année 2015 sera déterminante pour l'Afrique pour deux raisons. D'une part, c'est en cette année que seront renouvelés les engagements internationaux sur la réduction de la pauvreté à travers les OMD post-2015. Comme le reflètent les objectifs de développement durable (ODD) qui remplacent les OMD, ce n'est plus les solutions pour réduire significativement la pauvreté qui manquent. Prenant exemple sur des pays comme la Chine ou l'Inde, nous savons aujourd'hui que la pauvreté peut être réduite significativement grâce à la croissance économique. Il suffit donc que les instruments de redistribution de la richesse soient effectivement mis en œuvre pour que les populations pauvres puissent graduellement sortir de leur situation de pauvreté. Ces instruments peuvent être de l'investissement dans les infrastructures économiques (routes, énergie, communication, eau et assainissement) et sociales (éducation et santé), de transferts d'argent conditionnels ou non à l'endroit des plus pauvres ou encore de politiques de protection sociale suffisamment flexibles pour ne pas décourager les investissements privés.

D'autre part, il est aujourd'hui une évidence que les pays africains s'engagent définitivement sur la voie du développement économique grâce à la consolidation d'institutions politiques démocratiques et à l'émergence d'une classe moyenne. L'engouement des grands groupes internationaux pour l'Afrique témoigne de la création de ce nouveau segment de marché dont la taille s'agrandit de même que les revenus de ses consommateurs. Il en est de même pour les soulèvements populaires, comme ce fût récemment le cas au Burkina Faso, qui même s'ils n’ont pas redistribué le pouvoir politique, ont certainement envoyé un signal ; que la gestion des affaires publiques se doit désormais d'être plus inclusive. Ces deux réalités viennent renforcer le processus de croissance économique qui devrait s'inscrire dans la durée. Cependant, pourquoi s'intéresse-t-on si tant à la croissance économique ? Pour équiper les ménages africains des commodités de la modernité ? Ou pour leur apporter de la dignité dans un monde où la portée de la voix d'une nation ne se mesure plus par la gabarie physique, encore moins par la multitude de la population, mais plutôt des richesses économiques que cette dernière est en mesure de créer ?

Pour paraphraser le professeur Augustin Cournot (1863) p.6, "la richesse doit être considérée, pour les individus et surtout pour les peuples, bien moins comme un moyen de jouissance que comme un instrument de puissance et d'action". Mettons le standard plus bas en considérant "la puissance" et "l'action" comme des dérivés de la "représentativité", c’est-à-dire de la capacité d’une nation à défendre sa position et d'être audible sur la scène internationale. C'est à l'aune de cette observation que nous avons besoin de reconsidérer les perspectives économiques de la plupart des pays africains. Quoiqu'elles suscitent de l'espoir, la tâche qui incombe aux gouvernements africains est celle de lui donner une définition, une définition de l'espoir africain.

Il sera plus aisé d'illustrer nos propos à partir des deux graphiques 1 et 2 ci-dessous. Le premier présente l'évolution du rapport des niveaux de vie mesuré par le PIB par habitant de certains pays ou régions du Monde de 1990 à 2013. Quant au second, il montre l'évolution du poids économique mesurée par la part du PIB mondial dans les mêmes pays/régions sur la même période. L'idée sous-jacente étant que la "représentativité" d'une nation se mesure quelque part entre le niveau de vie de ces citoyens relativement aux citoyens des autres nations et le poids de leur production collective par rapport aux autres nations. La distinction entre ces deux facteurs s'illustre bien avec la Corée du Sud et la Chine. En 2013, un Sud-Coréen moyen avait un niveau de vie trois plus élevé que la moyenne mondiale, comparable au niveau de vie de l'Européen moyen, alors que son pays ne représentait qu'environ 2% de la production mondiale. A cette même date, la Chine représentait déjà 16% de l'économie mondiale, comparable au poids des USA, alors que le niveau de vie d'un Chinois moyen ne dépasse pas la moitié de la moyenne mondiale.

Quant à l'Afrique[1], elle est à peine visible sur ces deux graphiques, synonyme d'un poids économique et d'un niveau de vie insignifiant. Mais il ne s'agit pas de l'observation la plus importante qui se dégage de ces deux graphiques. C'est plutôt ce qu'ils nous enseignent sur la fortune des pays/régions selon leurs stratégies de développement.

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Source: World Development Indicators Database, World Bank, et calculs de l'auteur. Les données sur le PIB sont en dollars constant de 2010 avec prise en compte de la parité du pouvoir d'achat.

Pour mieux comprendre les forces économiques à l'œuvre, reprenons les données sur la Corée du Sud et la Chine. L'essor économique du premier est principalement dû à l'innovation notamment dans l'électronique avec Samsung et dans l'automobile avec Hyundai Motor. Ainsi, le pays se trouve en bonne place sur le segment de marché mondial des équipements de télécommunications, d'électroménagers et de l'automobile. Cette position se reflète assez bien dans ses statistiques d'investissements en R&D qui représentaient en 2011 4% du PIB sud-coréen, un ratio supérieur à celui des Etats-Unis d'Amérique et de l'Europe (Graphique 3 ci-dessous).

Quant à la Chine, sa stratégie repose essentiellement sur trois piliers, le premier étant l'imitation des technologies déjà existantes, suivi de l'utilisation de sa main d'œuvre abondante et bon marché et enfin de l'innovation. Bien entendu, l'ensemble de ses stratégies ont été mises en œuvre concomitamment. D'abord, l'ouverture vers l'extérieur entamée par l'intégration aux accords de l'OMC a été faite non pas pour consommer mais pour produire des biens et services destinés à l'exportation en s'appuyant sur sa main d'œuvre abondante et plus compétitive. C'était donc une ouverture gagnante à la fois pour l'Etat chinois mais aussi pour les entreprises étrangères. Dans ce contexte, les flux de capitaux étrangers restent étroitement contrôlés par le gouvernement afin de maîtriser la naissance d'entreprises nationales capables de rivaliser sur les marchés mondiaux aux côtés des grandes entreprises européennes et américaines. L'imitation consiste à reproduire les technologies existant ailleurs à travers les contrats qui stipulent clairement le transfert de technologies. Ce fût le cas par exemple du train à grande vitesse ou de l'aéronautique. S'ajoute alors les investissements dans la recherche et le développement comme le montre les statistiques sur l'évolution de la part des dépenses de R&D dans le PIB. Elles sont passées de 1 à 2,5% du PIB chinois en 15 ans, rattrapant ainsi le même niveau que l'Europe (Graphique 3 ci-dessous).

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Source: World Development Indicators Database, World Bank, et calculs de l'auteur.

Quand on y regarde de près, la stratégie chinoise est semblable à celle employée par les Etats-Unis à l'exception de l'imitation puisque ces derniers étaient à l'avant garde de la révolution industrielle juste derrière les Britanniques. De plus, en tant que terre d'immigration, ils avaient déjà accueilli bon nombre d'éminents scientifiques Européens, dont Einstein reste l'un des plus emblématiques. En matière d'innovation, le pays a accru ses dépenses en R&D passant de 2,5 à 3% du PIB entre 2005 et 2010. Il n'est nul besoin de rappeler ici le nom des grandes entreprises américaines qui apportent chaque année de nouveaux produits et services sur les marchés du monde entier, Apple étant l'exemple emblématique le plus récent. En tant que pays d'innovation, les USA ont une demande extérieure très forte quoique leur balance commerciale reste déficitaire. Par ailleurs, le marché du travail américain regorge aussi d'une main d'œuvre abondante et compétitive, comme en témoigne les chiffres du PewResearchCenter qui estimait à 11.2 millions, soit 3,5% de la population, le nombre d'immigrés illégaux vivant aux Etats-Unis. A cela s'ajoute la flexibilité du marché du travail américain qui rend moins coûteux le travail qu'en Europe. Ainsi, l'innovation combinée à un coût du travail faible permet d'expliquer les performances économiques des USA qui ont pu limiter la baisse de leur poids économique à 16% en 2013, et maintenu le niveau de vie de leur citoyen moyen autour de 6 fois la moyenne mondiale.

Les exemples de la Chine et de la Corée racontent l'histoire de rattrapages économiques réussis pour des pays qui, il y a moins d'un demi-siècle, étaient au même niveau que l'Afrique. Ce sont aussi des exemples qui mettent en évidence les stratégies qui fonctionnent et les pièges à éviter. Par contre l'exemple de l'Union Européenne va mettre en évidence les instances dans lesquelles le rattrapage peut se transformer en stagnation: C'est le piège à éviter pour les économies africaines. Comme le montre les graphiques 1 et 2 ci-dessous, le poids économique de l'Europe n'a fait que baisser au cours des dernières décennies, passant de 26% en 1990 à 18% en 2013, soit une baisse de 8 points contrairement aux USA qui n'ont perdu que 4 points sur la même période en dépit de l'émergence d'autres pays du Monde tel que la Chine. De plus, quoique le niveau de vie moyen ait augmenté, il a progressé au même rythme, voire moins, que celui des USA. Ces constats vont de pair avec des dépenses en R&D récemment passées à 2% du PIB, soit un point de pourcentage plus faibles qu'aux USA et deux fois moins que celui de la Corée du Sud. Ils vont également de pair avec un marché du travail plus protecteur du salarié et générateur d'un emploi plus coûteux.

C'est aussi se chemin que s'apprête à emprunter certains Etats africains en signant l'accord de partenariat économique avec l'Union Européenne afin de consommer davantage plutôt que de produire, en dépensant seulement 0,6% de leur PIB en R&D,[2] en signant des contrats de construction qui autorisent les entreprises à importer même les travailleurs non qualifiés, et en ayant un coût du travail qualifié qui reste encore plus élevé que dans des pays comparables.[3] Ainsi, ni le canal de l'imitation, ni celui de l'innovation, encore moins celui de l'ouverture sur la base davantage comparatif n'est à l'œuvre en Afrique. Ce n'est certainement pas là une note d'espérance pour l'Afrique. C'est pour cela que l'espoir a besoin d'une définition en Afrique. Pour éviter qu'il ne soit juste un mirage pour l'essentiel de la population, il y a lieu de 1) identifier les secteurs dans lesquels l'Afrique gagnerait à imiter les technologies qui existent déjà, 2) innover dans les autres secteurs, que ce soit de l'éducation, de la santé, des technologies de l'information et de la communication, des transports, de l'énergie et de l'eau, voire même de l'aménagement du territoire et 3) entamer une ouverture commerciale dans le but de produire et non de consommer.

Georges Vivien Houngbonon

 


[1] L'Afrique sub-saharienne plus précisément car ce n'est que pour cette région que nous avons trouvé des données comparables. Cependant le profil reste le même lorsqu'on inclut les pays d'Afrique du Nord.

[2] Ce chiffre de 2007 est surestimé grâce à l'inclusion de l'Afrique du Sud dans les calculs.

[3] Cf. la publication de Gelb et al. (2013) sur le sujet. Il semble que cela soit dû au fait que les salaires soient plus élevés dans les plus grandes entreprises, suggérant qu'il ne s'agit pas d'un effet structurel mais tout simplement le résultat de la rareté de la main d'œuvre qualifiée pour les secteurs à fort intensité capitalistique tels que les télécommunications et les mines. On le voit dans les résultats que les coûts les plus élevés se trouvent en Angola et en Afrique du Sud et au Nigéria.

Les perspectives économiques de 2014 selon la Banque Mondiale

une_croissance_inclusive_folyA l’occasion de sa publication annuelle, qui fait état des perspectives économiques mondiales, la Banque Mondiale – comme son homonyme financier (du FMI) – estime que l’Afrique subsaharienne aura les meilleures performances économiques du monde en 2014 et plus généralement sur le court terme. La croissance devrait se situer à 5.3% en 2014 et atteindre 5.5% en 2016. Hors Afrique du sud, l’Afrique subsaharienne devrait afficher en moyenne plus de 6% de croissance entre 2014 et 2016. Ces performances s’auto-justifient. L’Afrique constitue l’une des réserves mondiales de ressources naturelles les mieux gardées, qui attirent les investisseurs (publics et privés). Elles font appel à toutes les théories économiques qui laissent penser que les performances actuelles du continent s’accompagnent de changements structurels profonds, de réformes institutionnelles, qui rendent l’Afrique plus attrayante et, par voie de conséquence, renforcent les performances économiques du continent. C’est dans un tel contexte que les économistes de la Banque Mondiale considèrent que l’Afrique subsaharienne devrait profiter d’une consolidation de la demande domestique et de la croissance des exportations. Cet article se propose de faire une synthèse des résultats du Global Economic Prospects 2014. 

Il faut rappeler avant toutes choses que les chiffres qu’avance la Banque Mondiale justifient leurs actions en Afrique. Ces prévisions sont nécessaires pour permettre à la Banque de construire ses stratégies de coopération avec les pays africains, tout en fournissant aux investisseurs des arguments économiques pour éclairer leurs intérêts pour l’Afrique.

Les économistes de la Banque estiment que les bonnes performances des pays de l’Afrique subsaharienne seraient à la faveur d’une augmentation de la demande formulée par les populations et les gouvernements. En effet, l’embelli de la situation économique dans les pays développés devrait favoriser un plus important flux de transferts des migrants. Ces fonds étant affectés à la consommation, les ménages devraient donc formuler une demande plus importante de biens de consommations. Cette nouvelle demande serait satisfaite soit pas une augmentation de la production ou par des importations. Quand on sait que le tissu industriel n’est pas très bien étoffé, tout laisse à penser que cette nouvelle demande profiterait plus aux partenaires commerciaux plutôt qu’à l’industrie locale. D’ailleurs si le document rendu public par la Banque ne le précise pas, ses économistes estiment que la stabilité des prix des denrées alimentaires et des taux de change devrait soutenir cette demande, indiquant implicitement le recours aux importations pour satisfaire la demande en biens de consommation.

L’engagement actuel des gouvernements dans la mise en œuvre de leurs plans de développement, notamment à l’horizon 2015, devrait amener ces derniers à accélérer les dépenses dans les domaines sociaux mais aussi en investissement pour consolider l’environnement des affaires et  offrir à l’Afrique les arguments nécessaires pour inciter l’investissement productif étranger. Cependant, ces dépenses financées par emprunts (du fait d’une fiscalité pas très performante) sont exécutées par des industriels étrangers. L’implication d’entrepreneurs locaux n’est que marginale.

L’amélioration de la situation économique dans les pays industrialisés devrait profiter aussi au secteur productif, dans la mesure où les investissements directs se consolideraient à 47,8 Mds USD d’ici 2016. Cette donnée manque toutefois de révéler le fait que ces investissements ne participent pas à un effort de diversification et d’industrialisation du tissu économique africain. En effet, ces investissements contribuent plus généralement à l’expansion du secteur minier et à d’autres secteurs connexes comme celui des transports et des services financiers, et dans une moindre mesure au tourisme. Il s’en suit une progression bien plus importante des exportations (concentrées sur les ressources naturelles dans un contexte de hausse de leur prix) par rapport aux importations, constituées principalement de matériaux (pour la construction d’infrastructures) et des denrées alimentaires (dont les prix devraient restés stables).

Toutefois, le document précise paradoxalement que les exportations projetées à la hausse peuvent être limitées par un déclin des prix internationaux de l’or ou du pétrole. Il en appelle à des réformes pour une diversification des économies exportatrices de pétrole comme l’Angola ou le Gabon. La dépendance des économies de la région aux caprices de la nature est aussi évoquée pour tempérer les prévisions de croissance pour 2014-2016. Les problèmes sécuritaires, en lien avec les attaques de pirates dans le golfe de guinée, la situation dans le Sahel et les remous socio-politiques ne sont pas à négliger et constituent d’ailleurs l’un de principaux défis à l’activité économique, ou devrait-on dire à l’image d’eldorado économique de l’Afrique.

Somme toute, si les chiffres de la Banque Mondiale présentent l’Afrique sous de bons hospices en 2014 et sur le court-terme, ils manquent de préciser que ces performances ne sont pas liées à un effort propre aux pays africains. Sans remettre en cause cet exercice de comptabilité de la performance économique, il convient toutefois de signaler que ces performances sont totalement déconnectées de la réalité économique de l’Afrique. L’emploi stagne, les opportunités d’affaires quand elles se créent sont saisies par une minorité, le tissu industriel est presque inexistant et les économies sont très peu diversifiées. Le débat sur l’inclusivité de la croissance ne se pose plus. La performance des économies africaines se fait et s’entretient par ses partenaires.

Il serait toutefois pessimiste de penser que cette dynamique ne profite aucunement au continent ou qu’elle n’induit pas des transformations structurelles sur le plan économique. L’expansion minière pousse les pays à se doter d’infrastructures (routières, ferroviaires, portuaires, etc.), à entreprendre des réformes pour améliorer l’environnement des affaires. Si l’objectif de toutes ces manœuvres est de créer un cadre propice à l’investissement, ils n’incitent pas encore à une transformation structurelle suffisante permettant aux pays africains d’être le moteur de cette dynamique. Il est donc assez intuitif que la croissance en Afrique ne profite pas encore aux populations. Les Etats africains ont montré leur limite à porter le développement du continent. Les entreprises pourraient prendre le relais mais encore faudrait-il que les gouvernements créent les conditions favorables pour leur permettre de jouer ce rôle de levier. La richesse se crée mais seulement une partie, correspondant à la fiscalité (en manque de faire ses preuves)[1] et aux redevances, revient aux gouvernements limitant ainsi leurs actions en faveur du développement. L’Afrique est indéniablement l’une des zones les plus dynamique du Monde ; mais malheureusement portée par l’extérieure. Ainsi le débat sur l’inclusivité de la croissance en Afrique devrait en sus porter celui sur la nécessité d’intérioriser le mécanisme de création de richesse. A défaut, le continent aura beau afficher de bonnes performances économiques sans pour autant permettre une véritable amélioration des conditions de vie des populations.

Foly Ananou


[1] un article de Georges d’ailleurs appelle à en faire le bras financier des Etats

 

 

Les déterminants d’une croissance africaine à long terme

croissance_nicolasRompant avec la morosité économique des décennies 1980 et 1990, l’Afrique a enregistré au cours des années 2000 un redressement économique significatif qui s’est traduit par une forte croissance de son Produit Intérieur Brut, principal indicateur de la performance économique. Celui-ci a augmenté de 5,2%[1] en moyenne entre 2001 et 2010 sur l’ensemble du continent. Selon les Perspectives Economiques en Afrique[2], ce regain de dynamisme devrait se confirmer au cours des prochaines années avec notamment une croissance moyenne structurellement supérieure à 5,5% en Afrique subsaharienne.

Cette croissance des économies africaines n’est pas seulement conjoncturelle ; elle s’inscrit désormais dans une perspective de long terme avec un niveau de croissance potentielle qui augmente de façon non négligeable. La théorie économique – en particulier le modèle de Solow[3] et celui de la croissance endogène de Romer[4] – permet ainsi de mieux appréhender la croissance africaine à travers trois facteurs constitutifs : le travail, largement sous tendu par l’essor démographique du continent ; le capital, qui est de plus en plus nombreux à avoir l’Afrique pour destination ; et la productivité globale des facteurs pour laquelle les dépenses en matière d’infrastructures et de capital humain constituent deux composantes clés.

En ce qui concerne le facteur travail, il faut souligner que l’Afrique a enregistré une augmentation substantielle de sa population active. Celle-ci a été sous tendue par une évolution démographique inédite du continent que Jean-Michel Severino et Olivier Ray ont bien mis en lumière dans les premiers chapitres de leur ouvrage Le temps de l’Afrique[5]. Alors qu’entre 1500 et 1900, la population mondiale était multipliée par 3,5 et celle de la Chine et de l’Europe par 5, la population africaine a stagné, voire chuté, amenant ainsi la part de l’Afrique subsaharienne dans la population mondiale à reculer de 17% à 7% en l’espace de quatre siècles. L’Afrique a donc été pendant longtemps un continent sous peuplé avec 8 habitants par kilomètre carré en 1900 et une densité moyenne au milieu du XXème siècle quinze fois moindre que celle de l’Europe ou de l’Inde. Alors que les économistes s’accordaient sur le travail, et par ricochet la démographie, comme une des trois composantes clés de la croissance à long terme, l’Afrique ne pouvait guère compter sur celle-ci.

A contrario, la croissance économique soutenue de la dernière décennie est en bonne partie le résultat d’une nouvelle dynamique fulgurante de peuplement en Afrique qu’on observe depuis le XXème siècle. A titre d’exemple, Sévérino et Ray font ainsi remarquer qu’ « un bébé né en 1950 au Nigéria venait au monde dans un territoire de 37 millions d’habitants ; son petit-fils naitrait aujourd’hui dans un pays de quelques 160 millions d’habitants ». Plus impressionnant encore, cette évolution fulgurante devrait s’accentuer au cours des prochaines années. Selon la Banque Africaine de Développement[6], la population active (15-64 ans) devrait croître de 3,5% par an au cours des prochaines décennies pour atteindre 1,8 milliard en 2060. A cet horizon, 75% des africains feront partie de la population active. L’Afrique peut donc désormais s’appuyer sur une forte démographie pour impulser le rôle du facteur travail dans une croissance soutenue à long terme.

En outre, cette nouvelle assise humaine permet aux politiques publiques de gagner en productivité dans la mesure où leur coût devient désormais plus faible par habitant. Cela est par exemple le cas en matière d’infrastructures. Pendant plusieurs décennies, du simple fait de la différence des densités des populations à atteindre, l’argent dépensé dans la construction d’infrastructures a eu un impact plus fort en Asie qu’en Afrique. Désormais une forte rentabilité des capitaux investis dans les infrastructures en Afrique est largement garantie.

En ce qui concerne justement le facteur capital, dans le cas de l’Afrique, la faiblesse du taux d’épargne privé et le niveau rudimentaire des marchés de capitaux ont pendant très longtemps réduit le capital disponible pour financer les investissements nécessaires. Or, cette tendance est en train de s’inverser depuis quelques années en raison non seulement d’une forte hausse des investissements directs étrangers mais aussi de l’essor de l’épargne locale, de la hausse du taux de bancarisation et de l’attractivité des économies du continent pour les fonds d’investissement. L’Afrique se dirige donc vers un ajustement du capital au niveau désiré, au moins égal à la croissance du PIB.

En ce qui concerne la productivité globale des facteurs (ou progrès technique), elle serait responsable de 50 à 80% de la croissance économique des pays développés à long terme. Les modèles de croissance, développés par Romer, puis Lucas et Barro qui ont endogénéisé le progrès technique qualifié de résidu exogène dans le modèle de croissance de Solow, permettent de mieux appréhender les ressorts d’une croissance africaine à long terme. Ceux-ci expliquent ainsi la productivité globale des facteurs, principale responsable de la croissance potentielle, par le capital humain (formation, éducation, santé), la recherche et développement (innovation technologique) et par les dépenses (publiques) en matière d’infrastructures. L’impact considérable de ces éléments s’explique notamment par les externalités positives qu’ils génèrent et en présence desquels le rendement social du capital est supérieur à son rendement privé.

De ces éléments, les infrastructures sont sans doute ceux qui ont eu jusque là le plus d’impact sur la croissance africaine. Des études empiriques montrent en effet qu’elles ont contribué au cours des dernières années à plus de la moitié de l’amélioration des performances économiques de l’Afrique. Selon Caldéron[7], entre 1990 et 2005, les infrastructures « ont contribué pour 99 points de base à la croissance économique par habitant, contre 68 pour les autres politiques structurelles ». Cette contribution relève essentiellement des télécommunications tandis que la détérioration des infrastructures énergétiques au cours de la même période a ralenti la croissance, « enlevant 11 points de base à la croissance par habitant de l’ensemble du continent ».

Il ressort de cette analyse qu’il est nécessaire pour l’Afrique de continuer à investir massivement dans les infrastructures afin de soutenir la croissance économique à long terme. Les 15 dernières années ont été celles d’investissements considérables dans les infrastructures de télécommunications. Il faut désormais concentrer les efforts sur les infrastructures de transport et d’énergie qui sont des leviers évidents d’amélioration de la compétitivité des pays et des conditions de vie des populations. Il est d’ailleurs intéressant de noter dans ces deux domaines, l’explosion démographique des 60 dernières années ainsi que la croissance économique constatée au cours de la dernière décennie accentuent de façon quasi mécanique les attentes des populations et leurs besoins en infrastructures. On se retrouve ainsi dans une situation où la croissance et la prospérité observée au cours des dernières années et celle estimée pour les prochaines années multiplient la demande d’infrastructures dont la pénurie est déjà l’un des plus grands obstacles au développement du continent.

Il ressort aussi de cette analyse sur les fondements de la croissance à long terme que les pays africains doivent multiplier leurs efforts d’investissements dans le capital humain, en particulier l’éducation et la formation professionnelle. La plupart des pays africains comme le Bénin et le Sénégal ont réussi à améliorer l’accès des enfants à l’éducation ; l’enjeu est aujourd’hui de les y retenir le plus longtemps possible i.e. jusqu’au baccalauréat. Au Sénégal par exemple, en 2011, tandis que plus de 93 % des enfants âgés de 7 à 12 ans ont été scolarisés, le taux de scolarisation n’a été que de 53 % pour l’enseignement moyen et secondaire[8]. La formation professionnelle s’inscrit aussi dans ce sillage. Les pays africains, francophones en particulier, ont encore un complexe du diplôme trop marqué qui amène tout parent à rêver que son enfant devienne Docteur es Lettres, es Mathématiques, ou es Droit. Or nos pays ont davantage besoin d’ingénieurs que de docteurs en mathématiques.

En somme, la plupart des pays africains doivent résolument focaliser leurs efforts de développement sur les infrastructures de transport et d’énergie d’une part et d’autre part sur l’éducation et la formation professionnelle. Dans un cas comme dans l’autre, ces enjeux s’inscrivent dans la durée – pas seulement celle de la croissance à long terme mais aussi celle d’un financement et d’une mise en œuvre qui peuvent prendre beaucoup de temps. Or l’Afrique ne peut pas se payer le luxe de prendre 50 ans pour asseoir solidement les fondements d’une croissance à long terme. Dans ces circonstances, le rapport au temps i.e. la capacité à mobiliser rapidement les ressources nécessaires au financement des infrastructures de transport et d’énergie, à élaborer des réformes pertinentes pour l’éducation et la formation professionnelle, et surtout à mettre en œuvre de façon efficace les projets entrant dans ce cadre, devient fondamental pour les gouvernants.

 

Nicolas Simel

 

 


[1] Perspectives Economiques en Afrique, Banque Mondiale, Banque Africaine de Développement, Commission Economique pour l’Afrique, 2012 http://www.africaneconomicoutlook.org/fr/

 

[2] Idem

 

[3] Solow, Robert, 1956, A Contribution to the Theory of Economic Growth, The Quarterly Journal of Economics, Vol. 70, No. 1, pp. 65–94

 

[4] Romer Paul, Increasing Returns and Long Run Growth, Journal of Political Economy, octobre 1986

 

[5] Sévérino Jean Michel, Ray Olivier, Le temps de l’Afrique, Paris, Odile Jacob, 2011, 407 pages

 

[6] African Development Bank, « Africa in 50 Years’ time : The Road Towards Inclusive Growth », September 2011 http://www.afdb.org/fileadmin/uploads/afdb/Documents/Publications/Africa%20in%2050%20Years%20Time.pdf

 

[7] Caldéron (2008), cité par la Banque Mondiale dans une étude intitulée « Infrastructures africaines : une transformation impérative », 2010

 

[8] Perspectives Economiques en Afrique, 2013, Fiche Pays sur le Sénégal, page 12

 

L’Afrique des 50 prochaines années : quelle croissance ?

Un siècle après l’accession à l’indépendance de la majorité des pays africains, quel sera le bilan économique de l’Afrique? C’est en grande partie, du chemin de croissance que prendra le continent africain pendant les 50 années à venir, dont il est question.

Une récente étude faite par la banque Africaine de Développement (BAD) a tenté de répondre à la question à travers deux scénarios . Dans le scénario le plus positif où la croissance suivrait à peu près le chemin qui a été le sien lors de la dernière décennie, le PIB de l’Afrique passerait à 15 000 milliards de dollars en 2060 contre 1700 milliards aujourd’hui. Ce serait un énorme bond pour l’économie africaine. Ce chiffre qui correspondrait à plus de 5700$ par tête (contre 1667$ en 2010) serait cependant bien en deçà  de l’actuel PIB par habitant de la Corée du Sud qui est de 17000$. Selon un scénario moins optimiste, la croissance s’accélérerait jusqu’en 2020 avant de faiblir et de se stabiliser autour de 5%. Ce scénario aboutit à un PIB par habitant d’environ 5 000$ en 2060. La moyenne de ces projections est représentée ci-dessous.

Il est certain que la croissance ne peut se confondre au développement et encore moins au bien-être. Mais, elle y contribue et dans l’état actuel de l’Afrique, elle est nécessaire. De ce point de vue, il y a indéniablement une nouvelle dynamique en Afrique depuis le début du siècle. Le continent qui avait une croissance nulle ou même négative dans certaines de ses parties autour des années 80 est passé depuis la dernière décennie à un tout autre régime affichant une croissance moyenne d’environ 5%. Les scénarios de projection de cette croissance sont sans aucun doute incertains. Ils n’ont pour seule valeur que de donner des ordres de grandeur de ce que pourrait devenir le continent à moyen terme.

Ces projections se basent néanmoins sur les atouts et les défis du continent et il est évident que c’est de la façon dont ils seront gérés que découleront les résultats économiques de l’Afrique. Au-delà de ses ressources naturelles, l’un des principaux atouts du continent est sa jeune population, la plus jeune du monde. Avec une population active projetée à 74% en 2060 soit plus de 2 milliards de personnes, l’Afrique aura les moyens de détrôner la Chine alors vieillissante pour devenir l’atelier du monde. Mais pour ce faire, elle doit poursuivre ses efforts en matière d’éducation, d’enseignement professionnel et de santé afin de réaliser l’énorme potentiel que lui confère ce capital humain.  

L’une des mutations importantes que connait le continent et qui n’aura de cesse de s’amplifier est l’urbanisation. La proportion des citadins africains passera, selon les chiffres de la BAD, de 40% en 2010 à  65% en 2060, sachant que la population africaine fera plus que doubler dans les 50 années à venir. Les afro-pessimistes y verront un énorme problème et les afro-optimistes une réelle opportunité. Il est clair que partout dans le monde l’urbanisation s’est accompagnée de progrès économiques importants. Elle est associée à une économie plus productive et plus diversifiée éloignée du seul souci de la subsistance. En même temps, elle pose le défi de la gestion de la croissance importante de la population urbaine, de l’emploi de cette population. Ce défi n’est rien d’autre que celui des infrastructures (transports, télécommunications, énergie, eau) et des institutions qui permettront de mettre en place un meilleur environnement des affaires afin de booster le secteur privé, le commerce international et l’intégration régionale. C’est à cette condition que cette importante population active et urbaine sera un réel atout dans la croissance et le développement du continent au lieu d’un poids.

L’Afrique est un continent bien divers dont les sous-régions, les pays et les différentes couches sociales connaissent des réalités variées. La croissance projetée n’est pas la même dans les différentes sous-régions du continent. S’il est probable, selon l’étude, que l’Afrique de l’Est qui part de très bas ait la croissance la plus forte (9,3% en 2030), l’Afrique du Nord restera la région la plus riche.  

Pour éradiquer la grande pauvreté en Afrique, plusieurs études s’accordent sur la nécessité d’une croissance moyenne de 7% par an. Les projections réalisées sont inférieures à ce chiffre. Mais, il est important de remarquer la croissance de la classe dite moyenne d’environ 360 millions aujourd’hui  qui passera à 1,1 milliard en 2060, de même que le recul de l’extrême pauvreté mesurée de façon absolue (les personnes vivant avec moins de 1,25$ par jour). L’essor de la classe moyenne sera sans aucun doute l’une des clés de la croissance du continent. Elle y contribuera  doublement : économiquement à travers le capital humain qu’elle représente et le dynamisme du secteur privé qui lui sera dû et politiquement, en exigeant du gouvernement, de façon toujours plus marquée, une meilleure gestion et des comptes.

La décennie écoulée témoigne d'un fait nouveau et positif en Afrique. La croissance est là et tous les indicateurs du développement (espérance de vie, éducation, mortalité infantile, niveau de conflictualité) affichent des améliorations. La façon dont l’Afrique a résisté à la crise économique et financière mondiale montre à quel point ces éléments positifs reposent sur des fondamentaux macroéconomiques. Cette nouvelle tendance n’a pas de raison de s’arrêter, elle peut même s’accélérer si l’Afrique prend la mesure des défis qui lui sont posés et des opportunités qu’ils recèlent.

Tite Yokossi

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