Moncef Marzouki, la transgression en politique

Au lendemain des élections de l’Assemblée Constituante tunisienne, l’omniprésence médiatique du parti islamiste Ennahda – certes justifiée par sa victoire incontestable, avec 91 sièges sur les 217 que comptera la future assemblée[1] – a laissé dans l’ombre un important acteur de ces élections : Moncef Marzouki, président du Congrès pour la République, formation arrivée seconde avec 30 sièges. Fort de cette seconde place, de plus de trente ans d’opposition, d’un exil prolongé, et de son indéniable charisme tribunicien, Marzouki est assurément l’un des hommes forts de la future Constituante – et, depuis sa déclaration de candidature le 17 janvier 2011, un prétendant sérieux au poste de Président de la République.

Des droits de l’homme à la politique, itinéraire d’un intransigeant

C’est dans la défense des droits de l’homme que Moncef Marzouki commence son engagement politique : il intègre en 1980 la Ligue Tunisienne des Droits de l’Homme (LTDH), dont il deviendra président en 1989. Toute sa vie, en parallèle de ses engagements politiques, il demeure impliqué dans les organisations de défense des droits de l’homme présentes en Tunisie, principalement la section tunisienne d’Amnesty International et surtout le Conseil National pour les Libertés en Tunisie (CNLT), qui prend en 1998 le relai d’une LDTH jugée trop sensible aux pressions du régime de Ben Ali.

Durant ces années, il fréquente les figures de la défense des droits de l’homme en Tunisie, notamment Sana Ben Achour (membre puis présidente de l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates), Kamel Jendoubi (actuellement président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections), ou encore Sihem Bensedrine et Naziha Rjiba (alias Oum Zied), journalistes et cofondatrices de la radio libre Kalima. Cependant, à partir de 1994 et de son exclusion du bureau de la LTDH, il prend ses distances avec ce milieu, dont il fustige volontiers les coups bas, l’absence de vue politique, la compromission occasionnelle avec un régime qui se présente alors comme réformateur, et le mépris pour la question sociale.

En effet, à cette époque déjà, les idées politiques de Marzouki sont bien arrêtées, et solidement ancrées à gauche. Il associe aux valeurs traditionnelles des organisations auxquelles il appartient – État de droit, liberté d’expression, laïcité et féminisme – une préoccupation constante pour les revendications sociales, notamment celles de l’intérieur du pays (il est originaire d’un village de Bédouins du sud), qu’ignore trop souvent la bourgeoisie intellectuelle de la côte[2]. Lorsqu’il fait, en 1994, une entrée tardive en politique (il a alors presque cinquante ans), son corpus idéologique est entièrement formé et cohérent.

C’est son exclusion de la LTDH, au profit d’une tendance plus compréhensive envers le régime Ben Ali, qui déclenche sa véritable prise de conscience politique. Le médecin qu’il est réalise alors que la défense des droits de l’homme, seule, ne traite que les symptômes, et pas la maladie[3] : les moyens de l’État policier de Ben Ali sont infinis, et les organisations de la société civile ne peuvent qu’être écrasées ou survivre en collaborant plus ou moins. Le régime est le véritable et unique ennemi.

Lorsqu’il participe à la création du CNLT, plus radical que la LTDH, il a déjà acquis ses galons de tribun politique, à travers une candidature de témoignage – bien vite avortée – à la Présidence de la République. En Tunisie, puis à l’étranger lorsqu’il est forcé à l’exil, il se fait un dénonciateur virulent du régime de Ben Ali[4]. Jusqu’aux élections de 2009, qu’il appellera à boycotter, il ne cesse d’affirmer qu’aucun compromis n’est possible avec la dictature, qu’aucun droit ne doit être acquis par compromission avec le régime, et que sa chute est le préalable à toute discussion sur l’avenir de la Tunisie. Il n’hésite pas à égratigner dans ses discours d’autres représentants de l’opposition, qui croient – ou ont cru – à une évolution graduelle du régime vers plus de démocratie.

Pour structurer son activité politique, il lui faut un parti : ce sera le Congrès pour la République (CPR), qu’il crée avec Naziha Rjiba. « La » République, parce qu’il entend fonder la première véritable République Tunisienne – celle de Bourguiba n’étant, dit-il, qu’une dictature, et celle de Ben Ali une dictature pire encore.

Les islamistes, alliés stratégiques ou idéologiques ?

Jusqu’au-boutiste dans son opposition à Ben Ali, Marzouki se montre nettement plus enclin au compromis lorsqu’il s’agit de négocier avec les autres forces de l’opposition – particulièrement les islamistes d’Ennahda, qui en constituent la frange la plus cohérente et la mieux organisée. Il s’est déjà rapproché des islamistes lors de son passage à la LTDH, où il a pu constater qu’ils étaient, comme les militants gauchistes et libéraux, victimes de la répression du régime, mais attiraient moins la sympathie des élites intellectuelles et laïques.

Cependant, s’il sympathise avec des islamistes dont il défend les droits, Marzouki est encore, au début des années 1990, méfiant envers cette tendance politique. En effet, au-delà de son attachement à la laïcité, alors toujours vivace, il soupçonne les islamistes de ne pas accorder la même valeur que lui à la liberté individuelle, de rechercher des points de convergence avec le régime en place, et de s’accommoder de l’autoritarisme pourvu qu’ils y soient associés – comme les Frères Musulmans dans l’Égypte de Sadate.

Le renversement s’amorce en 2001 : en créant le CPR, Marzouki intègre plusieurs anciens islamistes à son parti, qu’il présente comme un front ayant vocation à rassembler toutes les sensibilités de l’opposition. C’est toutefois en mai 2003 que se produit la véritable rupture. À Aix-en-Provence, lors d’une rencontre rassemblant pour la première fois toute l’opposition tunisienne, le CPR s’associe aux islamistes d’Ennahda dans l’écriture d’une charte commune, qui sera la base de la Déclaration de Tunis du 17 juin 2003, dont Marzouki est l’un des maîtres d’œuvre, et qui demeure, encore aujourd’hui, le fondement de leur alliance.

Cette Déclaration suscite la réprobation des autres partis de l’opposition de gauche. Les laïcs les plus radicaux, regroupés autour du Mouvement Ettajdid, refusent d’entrée de jeu de participer à son élaboration. Les deux grands partis de gauche, le Parti Démocrate Progressiste (PDP) et le Forum Démocratique pour le Travail et les Libertés (FDLT) participent aux travaux préparatoires de la Déclaration, mais s’abstiennent finalement de la signer[5]. En effet, bien que largement consensuelle, et affirmant l’égalité entre hommes et femmes, la Déclaration n’utilise jamais le mot de « laïcité » et préfère exiger, de manière plus ambiguë, « le respect de l’identité du peuple et  de ses valeurs arabo-musulmanes, la garantie de la liberté de croyance à tous et la neutralisation politique des lieux de culte ».

Marzouki se retrouve alors dans une position particulière : avec la défection du PDP et du FDTL, il devient involontairement le représentant non-officiel de cette gauche qui accepte de s’allier avec les islamistes – un statut qui lui sera, tour à tour, un compliment de la part de ceux qui louent son sens du compromis, et un reproche dans la bouche de ses anciens alliés laïcs qui l’accusent de trahison.

Car ce compromis avec les islamistes, qui apparaît de prime abord comme une décision purement stratégique de rassemblement de l’opposition (stratégie qui est celle de Marzouki depuis la création du CPR), semble progressivement prendre une dimension idéologique : sans s’aligner sur les positions d’Ennahda en ce qui concerne la place de la religion dans la sphère publique, Marzouki leur cède néanmoins du terrain sur la question de la laïcité.

En particulier, dans un ouvrage publié en 2005[6], Marzouki expose une vision de la question religieuse largement compatible avec celle des islamistes. Il y affirme que l’islam, l’appartenance à la Oumma, est la « clef de voûte » de l’identité tunisienne, comme de toutes les identités arabes, et qu’au contraire la laïcité, c’est-à-dire la relégation de la religion dans la sphère privée, est un concept propre à un Occident chrétien, où l’Église formait une entité facile à définir et par conséquent, facile à exclure du champ politique. Ainsi, Bourguiba aurait « violent[é] » la Tunisie en voulant lui imposer une laïcité occidentale. Et Marzouki d’affirmer : « À la question, comment peut-on être laïque en terre d’islam, la réponse est qu’on ne peut pas l’être, à moins de l’être à la façon d’un corps étranger dans un organisme ».

Il est vrai que dans le même ouvrage, et plusieurs fois encore par la suite, il ne manque pas de préciser que, bien qu’il ne défende pas l’instauration d’une laïcité « à la française » en Tunisie, il entend néanmoins en voir appliquée « non la forme, mais l’essence », et notamment l’égalité entre hommes et femmes. Cependant dans ses discours, s’il insiste systématiquement sur la nécessité de défendre cette égalité des sexes, il s’abstient de mentionner d’autres droits qui appartiennent pourtant à « l’essence » de la laïcité, notamment une liberté d’expression incluant le droit de critiquer la religion[7].

Dans un livre d’entretiens publié en 2009[8], les positions politiques de Marzouki, qui conjuguent une sensibilité de gauche affirmée – notamment du point de vue social et institutionnel – et un rappel constant des spécificités qu’impose « l’identité arabo-musulmane » de la Tunisie, sont à nouveau réaffirmées. Le choix du coauteur n’est du reste pas innocent. Vincent Geisser est en effet un grand spécialiste de la politique tunisienne, mais considère également, dans plusieurs écrits, qu’une laïcité trop affirmée est une forme d’autoritarisme, et que les mouvements islamistes constituent un espoir démocratique contre les dictatures laïques ou pseudo-laïques du monde arabe.

Après 2011 : une indépendance à conquérir

Après la chute de Ben Ali, en janvier 2011, la volonté de Marzouki de constituer un gouvernement d’union nationale incluant notamment les islamistes n’est pas un secret. Lorsque le CPR crée la surprise en arrivant second aux élections de l’Assemblée Constituante, (malgré un financement beaucoup plus limité que celui d’autres partis), son alliance avec Ennahda au sein de la future assemblée ne fait aucun doute.

Étrangement, le discours de Marzouki envers les islamistes se fait alors moins souple. S’il refuse de les diaboliser et accepte de gouverner avec eux, il ne cesse, depuis le 23 octobre 2011, d’affirmer que lui-même et son parti resteront extrêmement vigilants sur les atteintes aux libertés publiques en général, et à l’égalité entre hommes et femmes en particulier. Il s’oppose en outre à l’instauration d’un régime parlementaire où une unique Assemblée détiendrait tous les pouvoirs, position que les islamistes défendent pourtant depuis les premiers jours qui ont suivi la fuite de Ben Ali.

C’est que Moncef Marzouki a compris que la faiblesse relative du CPR par rapport à Ennahda risque de le marginaliser au sein de la coalition, de le transformer en caution droit-de-l’hommiste d’un gouvernement islamiste. Il doit donc faire valoir ses spécificités : des convictions de gauche en matière économique, alors qu’Ennahda est plutôt libéral économiquement et socialement, et surtout un bilan irréprochable en matière de défense des libertés individuelles, alors que le Mouvement de la Tendance Islamique, ancêtre d’Ennahda, s’était compromis à la fois par des positions anti-laïques radicales et par une collaboration avec la dictature de Ben Ali entre 1987 et 1988.

Durant plus de quinze ans d’activisme politique, la stratégie de Marzouki se distinguait par son manichéisme assumé : la dictature de Ben Ali était l’ennemi à abattre sans compromissions, et le rassemblement de l’opposition justifiait le dépassement de toutes les divergences idéologiques. À présent que l’ancien opposant se voit donner une chance de tester l’exercice des responsabilités, il s’apprête à s’opposer à sa famille politique originelle, et à composer avec celle qui est sans doute la plus éloignée de ses convictions.

Dans ses relations avec son allié islamiste, il lui faudra apprendre à combiner la rigidité morale dont il s’est longtemps prévalu, avec la force de compromis dont il s’est montré capable. Un équilibre délicat pour Marzouki l’intransigeant, le tribun, le dénonciateur. Un défi à relever pour Marzouki le tacticien. Un dernier espoir, à 66 ans, de servir son pays, pour un homme politique dont l’originalité ne s’est pas démentie depuis plus de quinze ans.

Par David APELBAUM, article initiallement paru chez ArabsThink


[1] Cet article ne mentionne que les nombres de sièges, qui traduisent le mieux la répartition du pouvoir au sein de la constituante. En effet, les pourcentages en nombres de sièges ne représentent pas toujours les pourcentages de suffrages exprimés : ainsi, Ennahda occupera plus de 41% des sièges, mais a obtenu moins de 37% des votes. Les chiffres donnés dans cet article correspondent aux résultats électoraux provisoires.
[2] Préoccupation pertinente, puisque les mouvements qui ont provoqué la chute du régime de Ben Ali ont pris leurs racines dans la contestation sociale des régions intérieures du pays – contestation qui avait déjà été amorcée par les émeutes ouvrières de Gafsa et Redeyef en 2008.
[3] Il emploiera lui-même cette métaphore à plusieurs reprises.
[4] Moncef Marzouki a ainsi été l’invité de l’association Sciences Po Monde Arabe, partenaire de ArabsThink.com, à trois reprises durant l’année 2009 : le 5 mars pour intervenir lors d’une conférence sur la lutte contre la corruption dans le Maghreb, le 2 avril pour débattre avec des étudiants sur la possible démocratisation du monde arabe, et enfin le 10 octobre pour participer à un colloque exceptionnel confrontant les figures de l’opposition tunisienne à des représentants du régime.
[5] Le Mouvement Ettajdid, rassemblé avec ses alliés au sein du Pôle Démocratique Moderniste (PDM), a obtenu 5 sièges à l’Assemblée Constituante ; le PDP a obtenu 17 sièges ; le FDTL (alias Ettakatol) a obtenu 21 sièges. Idéologiquement, ces trois partis se rattachent à la social-démocratie laïque. Alors que le Mouvement Ettajdid et le PDP avaient axé une grande partie de leur campagne sur la dénonciation d’Ennahda et de l’islam politique, le FDLT a adopté une position modérée, sans pour autant se poser en allié potentiel d’Ennahda. Au lendemain des élections, Mustapha Ben Jafaar, secrétaire général du FDLT, a indiqué que son parti examinait la possibilité de participer à un gouvernement de coalition aux côtés d’Ennahda et du CPR.
[6] Le mal arabe – Entre dictatures et intégrismes : la démocratie interdite, 2005, l’Harmattan ; les réflexions qui suivent sont tirées du chapitre intitulé « Préalable à une greffe réussie », pp. 136 à 153.
[7] La liberté d’expression a été remise au cœur des débats sur la place de la religion en Tunisie, suite à des manifestations islamistes contre la diffusion, le 7 octobre 2011, par la chaîne Nessma TV, du film Persépolis, où Dieu apparaît sous les traits d’un vieillard barbu, alors que la représentation de Dieu est interdite par l’islam.

[8] Dictateurs en sursis : une voie démocratique pour le monde arabe, entretiens avec Vincent Geisser, Éditions de l’Atelier, 2009 ; une seconde édition revue et augmentée a été publiée en mai 2011, sous le titre Dictateurs en sursis : la revanche des peuples arabes.

Le mouvement du « 20 février » doit-il changer de stratégie ?

Commençons par un postulat quelque peu polémique : le mouvement démocratique marocain, et plus particulièrement la structure du « 20 février », est un mouvement qui peut être qualifié de révolutionnaire. Pourtant, nombreux sont les militants démocrates qui récuseront ce qualificatif : adoptant volontiers les mots de Hicham Ben Abdallah El Alaoui, l’iconoclaste cousin du Roi Mohammed VI, ils affirmeront qu’ils souhaitent pour le Maroc « une évolution, pas une révolution » – c’est-à-dire, en clair, qu’ils ne réclament pas la fin de la monarchie marocaine, mais simplement sa transformation.

C’est là confondre le Roi, qui concentre la majorité des pouvoirs, et le régime qu’il représente et qui constitue le support, la condition d’existence desdits pouvoirs. Si le mouvement du « 20 février » n’entend pas supprimer le Roi, il entend bel et bien renverser le régime[1]. Pour formuler la chose plus simplement, le mouvement du « 20 février » est révolutionnaire en ce que, fondamentalement, son ambition est d’écarter la classe dirigeante actuelle du pouvoir et de la remplacer par une autre. Supprimer les structures sur lesquelles reposent les prérogatives royales et faire du Maroc une monarchie strictement parlementaire équivaut, du strict point de vue du pouvoir politique, à supprimer le Roi comme institution politique centrale du système, et par conséquent à supprimer tout pouvoir parallèle non issu de la légitimité démocratique. Tel est l’objectif du mouvement démocratique.

Ces prolégomènes montrent que le cœur du mouvement démocratique marocain n’est pas uniquement un mouvement de réforme constitutionnelle : il est véritablement politique et surtout, social. Le « 20 février » a, plus ou moins inconsciemment, compris que la société marocaine est aujourd’hui divisée en classes, et que l’une de ces classes domine structurellement les autres. Il a compris que le compromis est presque impossible, parce que la classe dominante dispose de tous les leviers du pouvoir, et qu’aucun échange n’est possible avec les dominés. C’est ce qui explique la débauche de moyens de propagande utilisée par le régime pour faire triompher le OUI au référendum, sans même se cacher derrière une apparence de démocratie. Alors que certains sympathisants du mouvement démocratique croient encore à la négociation, le régime lui-même sait qu’il n’a rien à négocier avec le mouvement démocratique, car il n’a rien à demander au mouvement démocratique : il a déjà tout.

Aujourd’hui, le pouvoir et le mouvement démocratique sont dans un rapport de force, et le mouvement démocratique n’a pas réussi à inquiéter suffisamment le pouvoir. Il s’agit à présent de rechercher une stratégie permettant de générer une telle inquiétude dans la classe dominante marocaine.

La "prolétarisation", danger ou opportunité ?

C’est dans le cadre de ce conflit entre classes sociales qu’il faut comprendre la critique, effectuée par certains membres du « 20 février », d’une « prolétarisation » du mouvement. Cette critique peut être formulée ainsi : alors que le mouvement du « 20 février » a été initiée par une « classe moyenne » et demandait, à l’origine, des réformes essentiellement institutionnelles (liées à la séparation des pouvoirs), s’y ajoutent à présent des revendications de nature économique et sociale portées par les couches les plus pauvres de la société.

En conséquence, lesdits représentants de la « classe moyenne » craignent que ces revendications ne servent de levier ou de prétexte aux classes dirigeantes (le fameux « Makhzen ») pour écarter les revendications institutionnelles. Plus prosaïquement : à force de réclamer de l’argent et du travail, le mouvement risque de ne se voir offrir, par le régime en place, que de l’argent et du travail, et pas les réformes politiques sur lesquelles il s’est bâti et pour lesquelles il s’est battu[2].

Or, cette prolétarisation du mouvement est peut-être, au contraire, sa meilleure chance de réorienter son combat contre la classe dirigeante. Le prolétariat qui met les revendications économiques et sociales au cœur de sa mobilisation ne doit pas être abandonné à la manipulation du Makhzen – à laquelle son analphabétisme le rend particulièrement sensible. C’est plutôt l’occasion de constituer, entre la classe moyenne alphabétisée, soucieuse de réformes constitutionnelles, et un prolétariat plus porté sur les questions sociales, une alliance stratégique – car seule cette alliance semble susceptible, aujourd’hui, d’ébranler la classe dirigeante marocaine.

La défaite du mouvement démocratique marocain lors du référendum constitutionnel provient en grande partie de la mobilisation de classes populaires par le pouvoir politique. C’est d’ailleurs moins la vénération pour le roi ou la religion qui ont été utilisées, que la distribution de prébendes et de promesses aux prolétaires marocains, afin de les tourner contre une classe moyenne plus éduquée et plus politisée. Le « Makhzen » a compris comment il pouvait utiliser la pauvreté comme une arme réactionnaire ; le mouvement démocratique doit apprendre à l’utiliser comme une arme révolutionnaire.

Socialiser le mouvement du "20 février"

Le constat est simple : l’assise du régime marocain repose, en grande partie, sur sa manipulation des classes populaires. Les classes moyennes en sont tellement conscientes que, justement, elles rechignent parfois à voir les classes populaires prendre trop d’importance au sein du « 20 février », de peur que les revendications sociales ne priment sur les revendications politiques.
La solution est également simple : fusionner les deux types de revendications. La Révolution Française n’a-t-elle pas commencé lorsque les paysans ont questionné les titres de propriété des nobles sur leurs terres (la querelle du « domaine éminent ») ? La rhétorique efficace consistera donc à affirmer, et à démontrer, que la solution aux problèmes économiques et sociaux du Maroc et la transformation des structures constitutionnelles ne peuvent qu’aller de pair.

Les discussions sur les institutions politiques marocaines ne peuvent toucher les classes populaires, qui auront tendance à s’aligner sur le Roi, représentant une autorité traditionnelle et religieuse, ou à se désintéresser de ces questions profondément intellectuelles. Au contraire, pointer la corruption des élites, l’enrichissement débordant d’une extrême minorité de la population, le détournement des ressources nationales à des fins privées, et utiliser pour cela un langage très dur (vol, pillage, fraude, extorsion), voilà qui pourrait véritablement susciter une colère populaire contre le pouvoir marocain[3]. Le langage du droit ne doit pas tomber dans l’abstraction ; or, la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice et les réformes constitutionnelles sont des idées abstraites. En revanche, le « droit » des riches à ne pas être soumis aux mêmes règles que les pauvres, le « droit » des possédants à favoriser leurs proches au détriment du bien public, le « droit » des grandes entreprises étrangères à venir exploiter les travailleurs marocains avec la bénédiction du pouvoir en place, voilà des concepts qui pourront drainer un soutien populaire extrêmement large.

Mais, dira-t-on, quel lien avec les réformes politiques ? Jusqu’à présent, les revendications économiques et sociales des manifestations au Maroc critiquaient la politique économique gouvernementale. Les manifestants demandaient des emplois, de meilleures conditions de travail, etc., toutes revendications qui, de fait, donnent la main au pouvoir en place, qui peut y répondre (ou faire croire qu’il y répond) afin de regagner en popularité.

Le changement de stratégie que propose cet article consiste en une « personnalisation » des revendications sociales : il s’agirait non plus de demander un meilleur partage des richesses, mais de dénoncer l’accaparement desdites richesses par une minorité – de préférence, clairement désignée. Les classes populaires en viendront à considérer la classe dominante, non plus comme celle qui peut changer leur situation, mais comme celle qui en est responsable, et il est probable que les slogans dans les manifestations deviennent beaucoup plus violents. Le pouvoir en place tentera d’abord d’y répondre en changeant les responsables, mais si la mobilisation est bien menée, le peuple marocain réalisera rapidement que ses aspirations sociales ne peuvent être satisfaites que par un pouvoir politique totalement différent – ce qui impliquera, logiquement, des modifications institutionnelles.

La démocratisation présentée comme condition sine qua non de la résolution de la question sociale : voilà la stratégie qui doit être adoptée. Les détracteurs de cette stratégie – tant parmi les soutiens du régime marocain, que dans la frange la plus modérée du mouvement démocratique, qui croit en la conciliation entre celui-ci et le pouvoir – la qualifieront de populiste, de dangereuse, de « clivante ».

Populiste ? Oui, dans la mesure où elle essaiera de porter directement les revendications du peuple ; et, quoiqu’en disent les classes moyennes, le peuple ne veut pas la séparation des pouvoirs – il veut manger à sa faim, décider de son sort librement, et ne pas se faire tabasser lorsqu’il exerce ses droits ; il s’agit simplement de lui en montrer le chemin, et ce chemin passe par l’accompagnement de ses revendications sociales ; les réformes institutionnelles ne sont qu’un aboutissement.

Dangereuse ? Oui, puisque cette situation est naturellement génératrice d’instabilité, et que l’instabilité est la seule monnaie d’échange qui semble pouvoir convaincre le pouvoir marocain de lâcher du lest – l’alternative est de faire confiance aux velléités réformatrices du Roi et de son entourage, ce que la manière dont le référendum a été menée ne permet plus.

Clivante ? Oui, parce que, comme il a été dit au début de cette article, la société marocaine est à l’heure actuelle profondément divisée entre une classe dominante et divers classes dominées ; et prôner l’union des secondes contre la première n’est aucunement un appel à la guerre civile – simplement la volonté de prendre acte d’une opposition entre forces sociale, et de la nécessité de faire prévaloir, parmi celles-ci, les forces démocratiques.

 

David Apelbaum, article initialement paru sur ArabsThink.com
 

 


[1] Le pouvoir politique marocain repose essentiellement sur le Roi et son entourage personnel, sur une aristocratie locale dont les membres les plus éminents sont appelés à des fonctions nationales en intégrant ledit entourage, et sur une prise de contrôle des richesses nationales par ledit entourage. On le désigne souvent, de manière quelque peu essentialiste, par l’expression idiomatique « Makhzen ».

[2] Par exemple, dans les régions où prédomine la plus grande entreprise nationale, l’Office Chérifien des Phosphates (OCP), les manifestants les plus pauvres sont des chômeurs qui demandent surtout à être embauchés par l’OCP ; leurs exigences en matière de réformes institutionnelles sont marginales, voire inexistantes.

[3] Pour reprendre l’exemple précédant, les chômeurs demandant à être embauchés par l’OCP se transformeront en force d’opposition s’ils commencent à estimer que la détresse économique de la région provient de la corruption des dirigeants politiques et économiques, voire s’ils commencent à affirmer que les richesses récoltées dans leur région par l’OCP devraient leur appartenir.