Coups d’État et démocratie sont-ils toujours incompatibles en Afrique ?

JPG_Burkina Coup 230915Dans « Les coups d’État militaires en Afrique noire », Jean-Pierre Pabanel définit le coup d’État comme étant « une pratique consciente et volontaire de l’armée ou d’une partie de l’armée pour s’emparer des institutions étatiques et occuper le pouvoir d’État ». Contrairement à un conflit armé et à une révolution qui impliquent tous un grand nombre d’acteurs, un coup d’État est l’œuvre d’un nombre réduit d’acteurs qui décident de s’accaparer du pouvoir étatique par la force.

Pourtant, au niveau de l’opinion publique africaine, les indignations et condamnations envers le coup d’État opéré le 17 septembre 2015 au Burkina Faso par le Régiment de sécurité présidentielle (RSP) semblent fortement contraster avec le sentiment de regret qui s’était emparé de la même opinion lorsque la tentative du général Nyombare, visant à renverser le régime de Pierre Nkurunziza, a été déjouée en mai dernier au Burundi.

Un contraste qui pourrait nous donner l’impression que les Africains préfèreraient un certain type de coups d’État à un autre. Si cette hypothèse est vraie, la question qui se pose serait de savoir si coups d’État et démocratie sont toujours incompatibles en Afrique.

Depuis le premier coup d’État perpétré par Nasser en 1952 en Egypte, le berceau de l’humanité a enregistré plus de 80 coups d’État. Dernier en date : celui du RSP du Burkina dont le chef  est l’ancien chef d'état-major particulier de l’ex-président Blaise Comparé, le général Gilbert Diendéré. L’histoire  de l’Afrique postcoloniale est certes tristement jalonnée d’une pléthore de coups d’États, mais elle n’en a pas le monopole. En la matière, les dossiers occidentaux et asiatiques sont loin d’être vierges.

Faut-il ou non systématiquement condamner les coups d’État ?

Si nous nous fions au principe de base de tout régime démocratique qui stipule que le choix, le maintien ainsi que le renouvellement des dirigeants au pouvoir ne sont légaux que s’ils passent par les urnes, la réponse serait clairement oui. En démocratie, il faut toujours condamner le recours de la force comme moyen de prise du pouvoir.

Toutefois, à posteriori, nous pouvons aussi soutenir l’idée qu’il vaille mieux attendre de connaitre l’issue (potentiellement positive ou négative) des coups d’États pour les apprécier au lieu de systématiquement les condamner quand ils se produisent. Les exemples contrastés du Ghana et de la Gambie sont là pour montrer que certaines prises du pouvoir par la force s'avèrent, à long terme, plus salvatrices que d’autres. Car, tout compte fait, il existe une différence fondamentale entre faire un coup d'État pour jeter les balises d'un régime démocratique (regardez l’héritage que le putschiste Jerry Rawlings a laissé au Ghana) et faire un autre pour instaurer un régime autoritaire (observez la mauvaise gouvernance du putschiste Yahya Jammeh en Gambie). Mieux vaut Rawlings que Jammeh. En outre, si vous demandez, aujourd’hui, aux Maliens ce qu’ils pensent du coup d’État d’Amadou Toumani Touré en 1991 contre le régime dictatorial de Moussa Traoré et que vous interrogez les Guinéens sur le putsch opéré par Dadis Camara en 2008, au lendemain du décès du président guinéen Lansana Conté, vous n’aurez certainement pas les mêmes réponses. Les premières seront plus positives que les secondes.

Certes, mais il convient aussi de signaler que de telles comparaisons binaires ne sont pas parfaites. L’une de leurs limites principales repose sur le fait qu’elles ne soient seulement possibles qu’à postériori. Car, en amont, personne ne pouvait prédire avec exactitude l’issue des putschs effectués au Ghana et en Gambie. Tout comme personne ne pouvait aussi imaginer que le putschiste Dadis Camara, après été écarté du pouvoir, songerait à reprendre le pouvoir par les urnes ou encore qu’Amadou Toumani Touré serait, lui aussi, chassé du pouvoir par un  coup d’État. L’histoire étant donc incertaine et imprévisible, systématiquement condamner tout coup d’État peut être symptomatique d’un « coup d’état mental ». C’est seulement en l’espace de quelques années, au minimum de quelques mois, après qu’il soit survenu, qu’un coup d’État peut être objectivement examiné. Sans cet examen, le jugement de son bien-fondé reste hypothétique.

Au fond, si depuis les indépendances africaines, les coups d’États se suivent en Afrique, force est de noter qu’ils ne se ressemblent guère. Le chercheur ivoirien Kouassi Yao ne disait pas autre chose lorsque, dans sa conférence publique portant sur « les coups d’État en Afrique : bilan et enseignements à tirer », il faisait la distinction entre trois sortes de coups d’État : les coups d’État pro-démocratiques, antidémocratiques et les coups d’État à caractère subversif. « Les premiers ont pour objectif de créer les conditions de l’essor de la démocratie, les deuxièmes ne favorisent pas l’épanouissement de la démocratie, les troisièmes étant le fait de pays voisins, de multinationales ou de grandes puissances ».

Alors, coups d’État et démocratie sont-ils toujours incompatibles ? Pas forcément ! Cette réponse impliquerait-il que nous faisons l’apologie des coups d’État en Afrique ? Absolument pas. En revanche, nous voulions susciter une réflexion critique sur le rapport entre coups d’États et démocratie en Afrique. C’est maintenant chose faite.

PS : Qu’est-ce qui des coups d’États institutionnels ou des coups d’États constitutionnels sont plus dangereux pour la démocratie en Afrique ? Autrement dit, qui des présidents à vie (qui se font éternellement réélire à coups de mascarades électorales et de tripatouillages constitutionnels) ou des putschistes auront davantage fait mal aux Africains ?

Ousmane Diallo

Démocratie et alternances régulières au pouvoir en Afrique

Afrique_cultureDans les régimes considérés comme étant démocratiques ou ceux qui essayent vraiment de le devenir, le remplacement des dirigeants au pouvoir s’effectue par la tenue d’élections libres et transparentes, d’où l’équation suivante : pas de démocratie réelle sans alternances régulières au pouvoir.

Dans son article « Démocratie et développement économique », le politologue américain Seymour Martin Lipset définit la démocratie « comme un système politique qui, à l’intérieur d’un complexe social, permet le renouvellement légal du personnel dirigeant, et comme un mécanisme social qui permet à une très grande partie de la population d’exercer une influence sur les décisions importantes en choisissant les responsables. » Rappel important : c’est au lendemain de la Guerre froide, qui s’est soldée par le triomphe de la démocratie libérale sur le communisme, que les régimes autoritaires africains s’inscrivent, à l’aube des années 1990, dans ce que Samuel Huntington a décrit comme étant la « troisième vague de démocratisation ».

Les résultats de la dernière enquête réalisée par l’Institut Afrobaromètre en 2014 dans 34 pays africains nous apprennent que la majorité des peuples africains (71%) préfèrent encore la démocratie à tout autre régime politique. Pourtant, en matière d’alternance au pouvoir, les performances globales de l’Afrique sont plutôt faibles. Le cas guinéen l’illustre parfaitement. Car si jamais le président Alpha Condé cède le pouvoir suite à la présidentielle dont le premier tour se tiendra le 11 octobre prochain, ce sera une première en Guinée. Et s’il est réélu, certains de ses concitoyens pourraient bien craindre qu’il n’imite son prédécesseur Lansana Conté qui, après avoir épuisé ses deux mandats présidentiels, a modifié la Constitution en 2002, ce qui lui avait permis de briguer un troisième mandat en 2003. Arrivé au pouvoir en 1984 à la faveur d’un coup d’État militaire survenu au lendemain de la mort du premier président guinéen, Ahmed Sékou Touré, Conté s’accrochera au pouvoir jusqu’à sa mort en 2008.

Et plus près de nous, les conditions sociopolitiques dans lesquelles Pierre Nkurunziza vient de se faire réélire pour un troisième mandat au Burundi le confirment : nombreux sont les dirigeants africains qui sont très habiles lorsqu’il s’agit de se maintenir au pouvoir par tous les moyens possibles et imaginables, notamment par des répressions sanglantes de toute manifestation publique organisée par leurs adversaires politiques, par des mascarades électorales ou des modifications constitutionnelles. Nkurunziza a usé de ces trois procédés en même temps.

Mais l’Afrique nous offre aussi quelques exemples de chefs d’État modèles qui sont bien élus et qui choisissent de quitter le pouvoir après un ou deux mandats, tel que stipulé par la majorité de ses constitutions. Tout n’y est pas noir ou blanc. Ce paradoxe suffit amplement pour expliquer l’intérêt de cette question fondamentale : comment se fait-il que certains pays africains parviennent à régulièrement remplacer leurs dirigeants par la voie légale des urnes, tandis que d’autres n’y parviennent pas ?

Entendons-nous bien : cette interrogation est d’une complexité telle que nous pourrions fournir autant de réponses que de pays africains, car il existe des facteurs endogènes et exogènes qui singularisent chaque pays. Le Sénégal n’est ni la Centrafrique, ni le Rwanda, encore moins l’Algérie, pourrait-on affirmer pour donner une idée de cette complexité.

Néanmoins, l’Afrique du Sud et le Ghana, pour ne citer que ces deux exemples, sont non seulement là pour montrer à certains pays, comme la Côte d’Ivoire, qu’une alternance est possible sans effusion de sang, mais aussi et surtout pour prouver à d’autres pays, comme la Guinée, que la présidence à vie ou l’intervention de l’armée nationale ne constituent pas des passages obligés pour réussir une alternance au pouvoir.

En Afrique du Sud, Nelson Mandela choisira de quitter la présidence, après un unique mandat au pouvoir, en cédant son fauteuil à Thabo Mbeki en 1999. À son tour, ce dernier fera deux mandats au pouvoir avant que l’actuel président Jacob Zuma ne prenne sa place en 2009. Au Ghana, après avoir été élu en 1992 et 1996, Jerry Rawlings choisira, lui aussi, de s’incliner face à la constitution ghanéenne de 1993 qui limite le nombre de mandats présidentiels à deux. C’est ainsi que son concitoyen John Kufuor lui succèdera suite à la présidentielle de 2000.

En fait, depuis 1990, force est de noter que tous les pays africains qui remplacent régulièrement leur président ont eu de grands guides politiques qui ont su fixer le cap de la réussite en matière d’alternance  au pouvoir. Ils ont eu la volonté, la sagesse, le courage et le patriotisme nécessaires pour apprendre à leurs concitoyens que l’alternance au pouvoir est le carburant de la démocratie.

Au fond, dans le jeu politique africain, la probabilité de réussite d’une alternance au pouvoir devient plus grande sous l’une des deux conditions qui suivent : une volonté politique réelle du président sortant d’organiser des élections considérées crédibles par tous, y compris par l’opposition. Au Nigéria, c’est de cette façon que Goodluck Jonathan a cédé le pouvoir au président actuel. C’est la première condition. Voici la seconde : une candidature unique de tous les opposants politiques qui cherchent sérieusement l’alternance au pouvoir. N’est-ce pas ainsi que l’actuel président sénégalais Macky Sall est arrivé au pouvoir en 2012 ? Le dicton se vérifie toujours : l’union fait la force.

Somme toute, en prenant la parole devant la tribune de l’Union africaine en juillet dernier, Barack Obama a bien fait de rappeler que « si un dirigeant pense être le seul capable d’unir sa nation, alors ce dirigeant n’a pas réussi à réellement bâtir son pays. Nelson Mandela et George Washington ont laissé un héritage durable en quittant leurs fonctions et en transmettant le pouvoir pacifiquement ».

Ousmane Diallo

Gouvernance démocratique en Côte d’Ivoire : mythe ou réalité ?

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La Cote d’Ivoire a connu la décennie passée plusieurs crises dont la plus meurtrière fut la crise post-électorale de décembre 2010. Pendant cette période trouble de notre histoire, les clivages et les dissensions au sein des communautés se sont aggravés et le tissu social s’est profondément détérioré.

Face à cette situation, les nouvelles autorités ont entrepris plusieurs reformes tant structurelles qu’institutionnelles, dont les objectifs étaient de parvenir à accroitre l’efficacité et la légitimité des politiques de gestion publiques aux yeux des citoyens et aussi de renforcer l’État de droit en aidant les institutions à devenir inclusives et responsables.

I° Au plan économique

La gouvernance démocratique suppose ici le fait que l’État doit jouer un rôle central mais non exclusif dans la gestion du bien public en rassurant et en impliquant les populations aux projets de développement. Ce mode de gestion vise à rassurer les populations locales et les partenaires institutionnels (bailleurs de fonds, investisseurs, opérateurs économiques). A ce titre, plusieurs actions ont été menées :

  • La mise en place de Tribunaux de commerce pour assainir l’environnement des affaires.
  • La création d’un cadre institutionnel de bonne gouvernance par la Haute Autorité pour la Bonne Gouvernance (HABG), créée en septembre 2013. Elle a pour missions  principales de mener une croisade pour la normalisation de la vie publique en inculquant des valeurs telles que l’éthique dans la gestion des ressources humaines, financières, matérielles et le tout reposant sur des principes de transparence, de responsabilité et de participation collective.
  • Plusieurs reformes ont été engagées au niveau du Centre de promotion des investissements (CEPICI), de la Chambre de Commerce et d’Industrie (CCI) et du patronat ivoirien afin d’assainir l’environnement des affaires et le rendre plus attractif.

II° Au plan social

La gouvernance démocratique procède de la conviction que le dialogue social et le consensus sont très efficaces et peuvent garantir l’efficacité des politiques publiques. La stratégie du gouvernement était de rapprocher l’Etat de ses administrés et les citoyens entre eux, en facilitant les plateformes de réflexion  telles que les  coalitions de femmes, les regroupements de jeunes, la société civile.

  • La mise en place du Conseil économique et social (CES), dont le but est de légiférer afin de créer un cadre de réflexion qui permettra au gouvernement de dérouler son programme de développement économique et social en faveur des populations.
  • Prôner l’égalité des sexes entre hommes et femmes. En matière de genre, l’Etat a initié le toilettage des textes discriminatoires envers les femmes et l’adoption de lois visant leur promotion. Comme illustration, le concours de la gendarmerie, qui depuis les années 1960, était jusque-là réservé uniquement aux hommes, a été ouvert cette année aux femmes. Des promotions ont également été décidées dans l’armée avec le passage de la première femme au grade de Générale  de brigade, Kouamé Akissi.

III° Au plan politique

La gouvernance démocratique encourage les réseaux, les associations et l’inclusion. Elle recommande un dialogue social auquel les citoyens doivent jouer un rôle actif dans l’élaboration et la mise en œuvre des politiques publiques. Conscientes de l’apport que peut jouer tous les citoyens du pays, les autorités ont initié la création d’un Ministère d’Etat chargé du dialogue politique.

  • La reprise du dialogue politique : le gouvernement et l’opposition ont repris le 29 janvier 2015 le dialogue politique qui avait été interrompu depuis le mois de mai dernier.
  • Le dégel des avoirs : la justice ivoirienne a annoncé avoir procédé au dégel des comptes bancaires de 43 personnalités de l’opposition. Ces comptes avaient été gelés suite à la crise post-électorale de 2010.
  • La libération de prisonniers de la crise post-électorale : en début d’année, la justice a procédé à la libération provisoire de plus de 130 prisonniers de la crise post-électorale.
  • Grâce présidentielle : 3000 détenus de droit commun bénéficieront bientôt de grâce collective et de réduction de peine. Des décrets ont été adoptés dans ce sens début février 2015.

Toutes ces actions du gouvernement sont des gestes qui participent à la décrispation du climat politique.

RECOMMANDATIONS

Plusieurs partenaires, notamment le PNUD et le NDI ont décidé d’accompagner les initiatives concourant à la création d’un environnement favorable à la bonne gouvernance. Pour que la gouvernance démocratique soit une réalité en Côte d’Ivoire, il faut :

  • Régler le problème du financement des partis politiques : ce financement qui est obligatoire par l’État n’est jusque-là pas effectif, alors que les élections présidentielles sont prévues pour octobre 2015.
  • Libéraliser l’accès aux medias : l’opposition estime qu’elle n’a pas accès aux médias d’État.
  • Instaurer l’éthique dans la gestion des ressources humaines : certaines nominations dans l’administration sont souvent faites de façons fantaisistes et partisanes, ce qui est contraire à la logique de bonne gouvernance.
  • Veiller à instaurer plus de transparence dans les processus d’attribution des marches publiques.
  • Lutter contre toutes les formes de racket qui gangrènent l’économie de notre pays.

BILAN

La gouvernance démocratique n’est pas un simple concept, mais une volonté réelle de bâtir un Etat de droit, de justice et de sécurité. Elle implique la promotion de la transparence dans la gestion des affaires publiques.

C’est à juste titre que les institutions de Brettons Wood (FMI-Banque Mondiale) ont ajouté la rubrique « bonne gouvernance » à la liste de leurs critères de prêts. Ce qui signifie que la gouvernance démocratique ou la démocratie participative est un critère incontournable dans le processus de développement d’une Nation.

L’Union africaine et Robert Mugabe : le panafricanisme du rejet

 

MugabeLe 22 août 2013, Robert Mugabe a été officiellement réinvesti à la tête de l’Etat du Zimbabwe. Jour déclaré férié, chomé et payé! A 89 ans, Mugabe débute donc un septième mandat et devrait gouverner le pays jusqu’en 2018 – au moins. Il ne lui restera alors plus que deux ans à tenir pour dépasser Hastings Banda du Malawi et devenir le Président le plus vieux à avoir jamais exercé le pouvoir.

Une nouvelle fois, Mugabe a démontré ses talents de politicien-stratège et son aptitude à déjouer les pronostics quant à sa chute imminente. En 2008, son grand rival Morgan Tsvangirai (du parti MDC-T) le met en ballottage défavorable au premier tour de l’élection présidentielle de 2008 ; il mène alors une campagne d’intimidation massive par les supporters de la ZANU-PF, si tant est que son adversaire boycotte le second tour et le laisse gagner sans opposition. Au printemps 2012, on le dit hospitalisé dans un état critique ; il fait mentir les rumeurs quelques jours plus tard en apparaissant en public, l’air fringant. Dernier acte cette année avec les élections du 30 juillet : malgré une campagne électorale peu suivie, il est réélu et parvient à se débarrasser du gouvernement d’union nationale avec lequel il avait été contraint de composer depuis quatre ans.

Avec 61% des suffrages, Mugabe l’insubmersible a donc gagné le droit de gouverner seul. Dans le même temps, son parti, la ZANU-PF, a raflé plus des trois quarts des sièges à l’Assemblée nationale, un retournement spectaculaire par rapport à la précédente législative, dominée par le MDC-T. Ultime humiliation infligée à Tsvangirai, la conquête de sa province natale du Manicaland : la ZANU-PF y a gagné 22 sièges contre seulement quatre pour le MDC-T.  « Old Bob » a donc signé une victoire éclatante, obtenue à coup de manipulations électorales savamment distillées. Car les élections ont été une nouvelle fois truquées, à la surprise de personne.

Pas besoin de violences ou de chasse aux anti-Mugabe cette année : le « gros du travail » s’est fait en amont, lors de l’établissement du registre électoral. Dans des conditions d’opacité les plus totales, un grand nombre d’opposants connus ou présumés ont tout simplement été rayés des listes, si bien que le jour des élections, de 300 000 (selon les autorités) à un million d’électeurs (d’après le ZESN,  Réseau zimbabwéen de soutien aux élections) ont été refoulés à l’entrée des bureaux de vote. Les listes électorales avaient été publiées la veille du scrutin seulement, rendant toute contestation impossible.

Ce véritable coup de force électoral a bien sûr été dénoncé comme une « énorme farce » par Morgan Tsvangirai : mais que pouvait bien faire l’opposition face à la machine ZANU-PF, experte en matière de tripatouillage électoral ? Après avoir déposé des requêtes auprès de la Cour constitutionnelle, le MDC-T s’est rapidement résigné, convaincu que ses démarches seraient vaines. A l’international, les habituels concernés – Etats-Unis, Union européenne, Royaume-Uni – ont réagi, mais leurs protestations ont été assez molles : beaucoup ont accueilli cette victoire avec fatalité, comme si l’hypothèse d’une défaite de Mugabe et de son départ de la Présidence leur paraissait trop incongrue pour qu’ils prennent la peine de la défendre ardemment.  

« Free and fair » : le satisfecit de l’Union africaine

Si le scénario de la victoire s’est aussi bien déroulé pour Mugabe, c’est aussi parce qu’un acteur de premier plan, l’Union africaine, a joué en sa faveur une partition inespérée. « Honnêtes, crédibles et transparentes » : c’est avec ces mots que, dès le lendemain du scrutin, l’organisation panafricaine a offert au président zimbabwéen un précieux vernis de légitimité. Pourquoi cet empressement à appuyer son soutien à une cause ouvertement douteuse ? La victoire frauduleuse de Mugabe était attendue, et finalement personne ne s’en indigne vraiment. Mais ce satisfecit si précipité de l’Union africaine pose quant à lui un réel problème, au niveau du continent.

Depuis quelques années, l’Union africaine (UA) gagne en confiance, et multiplie les signes d’autonomie vis-à-vis de l’Occident. Le crédo « des solutions africaines aux problèmes africains » n’est pas nouveau; mais en réalité, ce n’est qu’avec les récentes prises de position de l’UA qu’il commence à être mis en application. Au même titre que le président soudanais al-Bashir, au centre d’un affrontement entre la Cour pénale internationale et les dirigeants africains, Robert Mugabe est devenu une des causes symboliques de cette Union africaine qui s’enhardit et n’hésite plus à tenir tête aux nations occidentales. Ainsi, celui que l’Europe et les Etats-Unis s’acharnent à diaboliser continue de bénéficier du soutien de nombreux Etats africains, en tête desquels le puissant voisin sud-africain.  « Cessez de vous ingérer dans nos affaires » : tel est le message en filigrane adressé à l’Occident dans les déclarations de l’UA sur les élections zimbabwéennes.

Que l’Union africaine et ses organisations sous-régionales affiliées souhaitent s’attaquer elles-mêmes aux problèmes politiques du continent plutôt que de les laisser à des influences extérieures est sans aucun doute une source de satisfaction. Avec l’intervention d’AMISOM en Somalie ou la médiation actuelle entre les deux Soudans, par exemple, l’UA a manifesté un esprit d’initiative et une volonté d’agir dont on ne peut que se réjouir. Mais le cas du Zimbabwe est tout autre : en faisant de son anti-impérialisme une doctrine rigide, l’Union africaine en vient à se tromper de combat, et à travestir les idéaux du panafricanisme.

Certes, on ne saurait nier la stature et le prestige de Mugabe sur la scène politique africaine. N’importe quel opposant du MDC-T pèse bien peu à côté du libérateur du Zimbabwe, emblème de la résistance contre l’oppresseur blanc et de la solidarité anticoloniale. Pour beaucoup de chefs d’Etat, « Old Bob » n’est pas seulement le père fondateur d’une nation débarrassée de la ségrégation ; c’est aussi un camarade de lutte, qui leur a rendu d’innombrables services. L’Histoire est élogieuse, héroïque. Oui mais voilà, l’Histoire commence à dater, et depuis les années 1980, bien des choses ont changé. Les résultats économiques du Zimbabwe sous l’ère Mugabe ont été médiocres, voire par certains moments désastreux. Son règne n’aura pas été de tout repos (sic) pour de nombreux opposants, journalistes indépendants ou même civils innocents, des massacres du Gukurahundi dans les années 1980 aux violences post-électorales de 2008. Et surtout, quel que soit son bilan, Mugabe a 89 ans. Il occupe le pouvoir depuis 33 ans, et tout héros qu’il fût par le passé, il est temps pour le Zimbabwe de passer à autre chose.

En soutenant Mugabe contre vents et marées, l’Union africaine maintient à flots un grabataire de 89 ans qui, hormis son statut largement démodé de libérateur national, ne correspond en rien aux valeurs du panafricanisme qu’elle veut diffuser. En poussant le refus de l’ingérence occidentale à un niveau doctrinaire, l’UA s’enferme dans un panafricanisme du rejet, de la réaction, qui n’agit « que parce que l’Occident agit autrement ». Ce faisant, elle renoue avec les tristes pratiques de son ancêtre l’OUA, pour qui l’intégration africaine servait avant tout à un petit club de chefs d’Etat vieillissants. L’UA, à sa création en 2002, voulait justement rompre avec cette vision pervertie de l’unité continentale. Quels qu’en soient les progrès réalisés, beaucoup reste à faire : il est urgent de renouer avec un panafricanisme de l’action, des idées, qui privilégie la jeunesse, la créativité, le renouvellement des élites.

Sans fraudes, Mugabe aurait peut-être quand même gagné l’élection ; on ne le saura jamais, et cela importe finalement assez peu. On n’attendait pas forcément de l’Union africaine qu’elle prenne fait et cause pour Morgan Tsvangirai (ce que fait l’Occident sans se cacher depuis plusieurs années) : à 61 ans et après trois campagnes présidentielles infructueuses, on ne peut pas dire qu’il incarne vraiment le renouveau politique. Mais l’UA aurait pu, aurait dû se montrer ferme face à des manipulations électorales flagrantes : c’est cette attitude qui aurait été une prise de position courageuse, le signe d’une volonté d’agir : en somme, la marque de l’afro-responsabilité. Qui que l’on soit sur ce continent, on ne se maintient pas au pouvoir  pendant trois décennies en truquant des élections ; qu’on ait été un héros de l’indépendance ou un bureaucrate anonyme, il arrive un âge où l’on tire sa révérence et laisse la place aux nouvelles générations : voilà deux règles fondatrices que l’organisation panafricaine aurait pu ancrer dans les consciences. Indiscutablement, elle a échoué.

Que l’Union africaine prenne son indépendance vis-à-vis des intérêts occidentaux, on doit s’en réjouir, tant cette autonomie était attendue depuis longtemps. Mais qu’elle le fasse au prix des idéaux, et au mépris d’un panafricanisme des principes, on ne peut que s’en désoler.

 

Les attentes des Maliens de France envers leur futur président

Mali-large-avance-du-candidat-Keita-a-la-presidentielle_referenceLe premier tour des élections présidentielles au Mali s'est déroulé le 28 juillet dernier. Lors du second tour, prévu pour le 11 aout prochain, s'affronteront Ibrahim Boubacar Keita, dit IBK arrivé en tête du premier tour avec 39.2% des voix et l'ancien Président de la Comission de l'UEMOA, Soumaïla Cissé, candidat de l'Union pour la république et la démocratie, qui a recolté 19,44% des suffrages.

Les ralliements des autres candidats du premier tour se succèdent et les tractations sont en cours pour le second tour de ce scrutin tant attendu, et qui devrait mettre un terme aux deux ans d'instabilité qu'a connu le Mali. Mais au-delà du rétablissement de l'ordre constitutionnel, le nouveau Président de la République du Mali devra faire face à une économie durement touchée par la crise, une société civile et un corps politique divisé par l'insurrection touareg et le coup d'état conduit par le capitaine Sanogo, en mars 2012.

Dans l'attente de ce second tour, l’Unité Mixte de Recherche 225 DIAL (Développement, Institutions et Mondialisation) a realisé une enquête statistique inédite de très grande ampleur avec près de 100 enquêteurs répartis dans trois pays (Mali, Côte d’Ivoire et France). Nous présentons ici les premiers résultats de cette enquête menée auprès de plus de 200 votants maliens en France (Ambassade du Mali à Paris, Consulat du Mali à Bagnolet, villes d’Evry, de Montreuil et de Saint-Denis). Ils permettent de dresser plusieurs constats.

Des espoirs et des attentes pour l’avenir de la République du Mali

Un fort mécontentement quant à l’organisation du scrutin

Alors que la presse ou les réseaux sociaux se sont fait l’écho de nombreuses difficultés techniques posées au bon déroulement du scrutin dans la plupart des pays de résidence des migrants, et dans une moindre mesure au Mali, il ressort qu’en France plus des trois quarts des votants interrogés ne sont pas du tout satisfaits ou moyennement satisfaits de l’organisation des élections. Leur insatisfaction est principalement liée aux problèmes d’inscription sur les listes électorales en raison d’un recensement passé défectueux, à des retards dans la délivrance des cartes biométriques d’électeur NINA, à un manque d’information quant aux lieux de vote et à un non-respect du règlement électoral (urnes non cadenassées, bureaux de vote non ouverts ou avec retard, …). La date des élections qui avait été jugée trop précoce par de nombreux observateurs et certaines organisations non gouvernementales, est donc loin d’être la première raison invoquée.

Un large déficit de confiance dans la démocratie malienne

Alors que plus de 87% des votants maliens ont plutôt ou tout à fait confiance dans la démocratie française, ils portent a contrario un jugement extrêmement sévère sur le fonctionnement de la démocratie de leur pays d’origine. Un tiers d’entre eux considère même qu’avant le coup d’Etat il ne s’agissait pas d’une démocratie, 26% qu’il s’agissait d’une démocratie avec des problèmes majeurs. 31% seulement d’une pleine démocratie ou d’une démocratie avec des problèmes mineurs. Les principales raisons évoquées pour expliquer la crise traversée par leur pays sont : l’incompétence de la classe politique, la corruption généralisée et la faiblesse de l’Etat. La question du terrorisme étranger ne vient qu’après. L’intervention de l’armée militaire française agissant dans le cadre des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies a été jugée tout à fait justifiée par 79% des votants. Des espoirs et des attentes pour l’avenir de la République du Mali Si les trois quarts des votants interrogés affirment n’avoir eu plutôt pas, voire pas du tout confiance dans la classe politique malienne avant le coup d’Etat, ils sont paradoxalement plus de la moitié aujourd’hui à faire confiance à la classe politique malienne quand bien même n’a-t-elle été renouvelée qu’à la marge comme le montre la liste des candidats à l’élection présidentielle. Interrogés sur les plus grands défis qu’aura à relever le nouveau président, les électeurs citent, par ordre d’importance, le maintien de la sécurité du territoire face aux menaces islamistes ou terroristes, le renforcement de l’intégrité du territoire face aux revendications séparatistes et loin derrière ces deux premiers défis, la relance de l’activité économique et la réduction de la pauvreté.

La bonne « intégration » civique des électeurs maliens dans la société française

Contredisant les injonctions à l’intégration et les discours populistes sur les migrants ouest-africains en France, notre enquête montre sans nul doute possible que l’intérêt des personnes interrogées pour la vie politique de leur pays d’origine va de pair avec leur intérêt pour la vie politique de leur pays d’accueil, voire à leur participation réelle à la vie publique française lorsqu’elles sont dotées de la double nationalité. 56% de la population malienne votante déclare être très intéressée par la vie politique malienne, 26% affirmant avoir eu ou avoir la carte d’un politique malien. Vice et versa, 42% des électeurs affirment être très intéressés par la vie politique française. Au sein de cette population, 82% des personnes dotées de la bi-nationalité sont inscrites sur les listes électorales françaises et 77% votent aux scrutins nationaux.

CP – 2013.08. 01 Les Attentes des Maliens de France envers leur futur président, 1ères leçons d'une enquêt…


Retrouvez le communiqué complet en ligne.


Cette enquête a été réalisée dans le cadre du Projet POLECOMI, DIAL-IRD, Iris-EHESS.
DIAL-IRD est un partenaire de l'Afrique des Idées

 

Les agences de presse en Afrique: entretien avec le journaliste Ibrahima Bakhoum

sud_Ibrahima-Bakhoum Le défi de la production et du contrôle de l’information sur l’Afrique a très tôt été un enjeu pour les jeunes Etats du Continent. Une vingtaine d’années après la vague des indépendances, ces pays décidaient de mettre sur pied une agence panafricaine de presse pour ne plus seulement consommer l’information venue d’ailleurs. Cependant l’expérience a tourné court.
C’est de cet échec et d’autres aspects historiques dont nous parle le journaliste sénégalais Ibrahima Bakhoum dans cet entretien. Un éclairage bienvenu au vue de l’actualité, la crise au Mali notamment, qui a vu les Africains se contenter, une fois encore, de reprendre la production des médias occidentaux.

L’actuel directeur de publication de Sud Quotidien est un journaliste à l’ancienne. Il parle de son métier avec passion, surtout lorsqu’il aborde ses années d’agence, quinze ans pour être précis, et sa vision des formes que devraient revêtir la pratique journalistique.

Pouvez vous revenir sur les spécificités de l’agence de presse dans le monde de l’information ?

Vous savez, l’agence de presse est en fait la source principale d’information des journalistes quand ils ne sont pas sur le terrain eux-mêmes. C’est pourquoi on avait l’habitude de dire des agenciers que c’étaient les journalistes des journalistes. Non pas qu’ils écrivent mieux que d’autres, non pas qu’ils soient plus professionnels mais c’est la nature de leur organe, leur spécificité. Tout à fait au début, la première agence de presse, Reuters, envoyait ce qu’on appelait de l’information télégraphique. C’était un style très court, très alerte, Pour aller très vite et donner l’essentiel de l’information. On s’abonnait en fil par le téléscripteur. Donc on pouvait venir chercher l’information ; et le journaliste de quotidien, de périodique et de radio se chargeait de développer l’information à partir de ce que l’agence lui apportait. Voilà un peu ce que c’était, c’était vraiment la matière première du journalisme : collecter, traiter rapidement, être précis, honnête dans le traitement, envoyer. C’était ça la fonction de l’agence et c’est toujours la même chose.

Quel a été le contexte et le processus de création des agences de presse en Afrique ?

Il faut dire qu’en Afrique nous sommes tous, dans nos pays, héritiers ou de la Couronne britannique ou de la République française. Quelqu’un avait l’habitude de parler de l’APS (Agence de Presse Sénégalaise) comme de la doyenne des agences de presse en Afrique. Cette agence a été créée en avril 1959. Depuis il y en a eu beaucoup ; au fur et à mesure que les pays arrivaient à l’indépendance, ils en créaient. L’agence était considérée comme la voix du gouvernement et quand c’étaient des partis-Etat, la voix du parti au pouvoir. Tous les autres supports du pays étaient obligés de se brancher sur ce réseau là pour être informés. Si nous prenons le cas du Sénégal, parallèlement à l’agence nationale, il y avait des centres régionaux implantés à l’intérieur du pays, dans les capitales régionales, départementales où le public venait s’informer. Ce qui fait que ce sont les gens qui travaillaient dans ces centres régionaux qui ont été par la suite reconvertis en correspondants de l’agence nationale. Ailleurs en Afrique les gens ont essayé d’imiter la même chose : créer une agence, en faire la voix du gouvernement à côté de la radio. Certains n’avaient pas encore de journal mais au moins il y avait une radio qui était là. La radio a régulièrement été très présente. Par la suite les africains se sont rendus compte qu’avec l’influence des cinq majeurs, à l’époque : Reuters la britannique, AP et United Press International les américaines, TAS la soviétique, AFP la française, on avait voulu jusqu’ici leur donner l’information avec le regard, le commentaire, les préoccupations, les intérêts des autres. L’Afrique avait voulu être plus présente, l’agence panafricaine (PANA) a été lancée par l’OUA en 1979. Dakar a été retenue comme siège parce qu’on avait une technologie qui s’y prêtait et en plus il y avait l’expérience. Son premier directeur était un nigérien du nom de Cheikhou Ousmane Diallo.

Ne pensez vous pas qu’en passant d’une situation où ils recevaient tout des agences étrangères à une autre où ils distillaient l’information selon leurs intérêts, les Etats africains soient allés d’une extrémité à l’autre ?

Progressivement, en effet, la PANA recevait et traitait les informations émanant des agences nationales qui avaient des points de vue différents, devenant donc une sorte d’entonnoir qui déversait sur le grand public ce que les agences nationales disaient en terme de propagande.

Pourquoi un pays comme le Maroc a très vite senti l’avantage d’investir dans ce domaine et pas les autres?

En fait tout le monde a senti tout de suite cet avantage. Parfois il se pose seulement un problème de moyens. Le Maroc avait son Maghreb Arabe Presse mais à côté il y avait la Tunisie Afrique Presse, Algérie Presse Service, L’Agence de Presse Sénégalaise était là, la NAN au Nigéria, le MNA était au Caire. En fait tout le monde avait son agence.

Le Maroc avait estimé que si l’OUA voulait faire du Sahara Occidental un Etat indépendant ayant droit de regard sur tout ce qui concerne les dossiers africains, il n’y trouverait plus son compte. Il est sorti de l’OUA mais en sortant de l’organisation, dans le contexte de l’époque, on quittait aussi tout ce qui était contrôlé par elle y compris la PANA. Alors Rabat a continué avec sa MAP jusque dans les années 2000. A ce moment là, les autorités marocaines se sont rendues compte qu’il y avait peut-être intérêt à chercher à parler à l’Afrique avec sa propre voix, avec sa propre agence panafricaine. La MAP ne faisait pas l’affaire, peut- être en terme d’options. Les Marocains ont mis sur pied l’Agence de Presse Africaine. Il n’y avait que des sénégalais au départ, le siège étant à Dakar. Aujourd’hui, ses bureaux sont presque partout en Afrique et le groupe a des correspondants aux Etats Unis, en France, à Bruxelles…

Peut-on travailler librement dans une agence lorsqu’on sait que ceux qui la financent ont toujours des intérêts à préserver ?

Dans une agence comme dans toute autre chose, c’est la même chose partout. Celui qui met son argent quelque part a un intérêt à le mettre là pour une raison ou une autre. Les gens ont leurs intérêts, les gouvernements et les bailleurs ont également les leurs. Les journalistes doivent seulement rester professionnels. 

Pensez vous qu’aujourd’hui les agences et plus généralement la presse africaine prennent efficacement en charge les préoccupations du continent, compte tenu de la pression que les Etats exercent généralement sur elles ?

L’Etat ne peut fermer l’information. Elle circule partout, elle circulait avant, aujourd’hui encore plus notamment par les réseaux sociaux. Si un Etat pense qu’il faille fermer le vis à ces médias, les gens vont aller chercher l’information ailleurs. Dans tous les cas aujourd’hui il est devenu extrêmement difficile de fermer un pays. Il y en a qui le font mais en tout cas ça demande tellement de moyens que le mieux pour un gouvernement assez intelligent c’est, je crois, de libéraliser et de laisser les gens travailler. Maintenant il s’agira pour les journalistes d’être responsables et professionnels.

Qu’est ce qui vous a le plus marqué dans votre carrière de journaliste d’agence ?

Mais je ne saurai dire ce qui m’a marqué car il y a plein de choses qui vous marquent dans tout ça. J’ai l’expérience de l’Agence de presse sénégalaise puis celle de la période de collaboration avec la PANA. Il y a tellement de choses qui vous marquent dans une carrière comme ça. En tout cas professionnellement ça m’a appris à être concis, à aller très vite à l’information, à déceler une information dans une masse de choses. C’est un énorme avantage d’avoir été agencier.
 

Entretien réalisé pour Terangaweb – L’Afrique des Idées par Racine Demba. 

Les enfants d’Ibrahim Mo

Pour la troisième fois en six ans, la Fondation Mo Ibrahim n’a pas trouvé d’ex-chefs d’Etat ou de Gouvernement africains, dignes de recevoir l'« Ibrahim Prize for Achievement in African Leadership»… Déjà promettre des ambassades, des postes de sénateur à vie, ou même l’immunité  à des chefs d’Etat pour qu’ils acceptent de partir sans faire d’esclandre, c'est pathétique… Mais promettre 5 millions de dollars sur dix ans puis 200.000 dollars par an pour le restant de leur vie à des chefs d’Etat encore en place pour les convaincre de rester des démocrates ET se barrer sans scandale, je ne vous dis pas…
 
Et qu’on ne me ressorte pas le creux « mais le Prix Nobel aussi vient avec de l’argent. » N’importe quoi! Le Prix « Mo Ibrahim » est décerné :
  1. chaque année; à
  2. un ancien chef d’état Africain
  3. ayant quitté le pouvoir au cours des trois années précédentes.
  4. En plus, il faut que le lauréat soit arrivé au pouvoir par des voies constitutionnelles,
  5. qu'il n’y soit resté que durant les mandats prévus par la constitution, et
  6. qu'il ait eu un « leadership d’excellence » – seuls Ibrahim, Mary Robinson et le reste du comité de sélection [1]savent exactement ce que ça peut bien vouloir dire).

Voilà qui restreint le champ de candidats et garantit la récurrence d’années blanches.


Aussi, depuis l’introduction du prix, ont été récompensés : Joaquim Chissano du Mozambique (2007), Festus Mogae du Botswana (2008) et  Pedro Rodrigues Pires du Cap-Vert (2011). Et comme il n'y avait plus personne, la Fondation a remis des prix honorifiques à…Desmond Tutu et Nelson Mandela qui ont dû se sentir "honorés" – vous pensez bien, après le Nobel de la Paix, le Prix Mo Ibrahim évidemment! Ah, j’allais oublier, la Fondation publie également un classement de la bonne gouvernance. Vous n’allez pas me croire, on retrouve évidemment les pays que n'importe quel illuminé aurait prédit : les Îles Maurice, le Cap Vert, le Botswana,  l’Afrique du Sud, La Namibie, le Ghana, etc. Bref, le classement Doing Business de la Banque Mondiale sans l’Ethiopie et le Rwanda.
 
On connaît l’argument de la Fondation : il s’agit moins d’une récompense que d’une reconnaissance. Sauf que sans l’argent qui s’intéresse à la Fondation Mo Ibrahim ? Vous voyez QUI refuser ce prix, par principe? Vous voyez quelle polémique éclater à cause d'un lauréat controversé?
 
Le problème avec le Prix Mo Ibrahim ce n’est pas tant son inutilité que son cynisme. Mo Ibrahim a réussi dans les affaires. Mo Ibrahim a de l’argent. Mo Ibrahim aime l’Afrique. Mo Ibrahim a réfléchi aux problèmes du continent, à la longevité au pouvoir des leaders Africains et il s’est dit : "bon sang, donnez-leur du fric et ils s’en iront…" Donc Mo Ibrahim a créé la Fondation et le Prix, et les bourses d’études « Mo Ibrahim » – pour ne pas qu’on oublie d’où ça vient, et pour ne pas qu’on le soupçonne du moindre accès de modestie[2].  Ce qui est insultant, c’est le montant de la récompense, quitte à payer les leaders africains pour qu’ils se conduisent bien, autant y mettre la forme et les fonds.  J’ai fait le calcul : si on considère qu’un chef d’Etat en Afrique subsaharienne ne quitte pas le pouvoir avant ses 60 ans, et si on lui donne allez 15 ans d’espérance de vie, la rente « à vie » versée par la Fondation Mo Ibrahim vaut… 6 millions de dollars. Vous voyez Compaoré quitter le pouvoir pour ce montant ? Ce qui est pernicieux dans le raisonnement de Mo Ibrahim c’est que si tout le monde considère que la démocratie a une valeur, Ibrahim pense qu’elle a un prix : 6 millions de dollars.



[2] Dans le domaine, le moins qu’on puisse dire c’est qu’il n’est pas seul : Bill&Melinda Gates, Soros et bien d’autres ont ouvert la voie. Alfred Nobel a eu lui, la modestie, de doter le prix éponyme par testament…

Vie(s) et mort du Colonel Khadafi

L’étonnante vague de sympathie que le Colonel Khadafi a réussi à créer en sa faveur, au cours des deux dernières décennies de son règne rend, pour certains, impossible d’évoquer sa fin sans immédiatement se raccrocher à leur sempiternel prêt-à-penser : l’anti-impérialisme. Qu’on ne s’y méprenne pas : ce n’est pas un anti-impérialiste que le CNT libyen a exécuté (nous reviendrons sur ce point) hier, c’est avant tout un dictateur fou, brutal et sanguinaire à la Amin Dada. Et ses excentricités ne doivent pas voiler la nature violente de son régime.
 
Derrière les insanités contenues dans son « Livre Vert »[1], les titres grandiloquents (« roi des rois et chefs traditionnels d’Afrique »), les amazones, la tente bédouine, ses travers de pétomane, derrière tout ça, il y avait un homme impitoyable avec ses adversaires et d’une brutalité inimaginable.
 
Comment croquer une personnalité aussi… multiple. Dans le même homme, il y avait :
 
le Khadafi des attentats de Lockerbie et le Khadafi qui soutint Mandela (un des petits-fils Mandela se prénomme… Khadafi) ; Khadafi, l’anticolonialiste, le nationaliste qui ferma les bases anglaises et françaises en Libye et Khadafi l’oppresseur des Libyens qui ordonna l’exécution de 1270 prisonniers politiques en 1996 ; Khadafi le héraut de l’unité africaine  et Khadafi le financier, le formateur des rébellions sierra-léonaises et libériennes ;
 
Khadafi l’Africain qui apportait 15% du budget de l’UA, payait les parts des pays les plus pauvres et Khadafi l’ami de Dada et de Mugabe, Khadafi qui giflait son ministre des Affaires étrangères en pleine réunion de l’Union ; Khadafi précurseur de Chavez et de ses mallettes de pétrodollars et Khadafi des 30% de chômeurs ; Khadafi le « théoricien social » et le Khadafi de la corruption, de la fin des libertés publiques, de la suppression de la représentation nationale ; 
 
Khadafi le « Guide » et Khadafi des femmes, Khadafi le violeur, Khadafi le tortionnaire des infirmières bulgares ; Khadafi le Père aimant et Khadafi le Patriarche cruel qui promettait de « nettoyer » les rebelles « ville par ville, rue par rue, cour par cour, jusqu’au dernier » ; Khadafi l’intraitable et Khadafi le fou. La tragi-comédie aura duré quarante-deux ans.
 
Les conditions de son décès sont ce qu’elles sont. Les sources divergent et se contredisent, mais un fait est établi : Khadafi a voulu se rendre, il a d’abord été blessé, dans le cafouillage qui a suivi, il semblerait qu’on ait pensé le conduire à l’hôpital puis que les rebelles se soient ravisés (ou aient affronté – c’est improbable – une attaque des dernières forces Khadafistes), l’aient descendu du pick-up et exécuté d’une nouvelle rafale avant de livrer un instant sa dépouille aux vandales, au milieu d’ « Allah Akbar » assourdissants. Tout cela dans une vision d’horreur : un homme en sang, agité presque dément et hurlant des phrases incompréhensibles qu’on tire d’une voiture puis qu’on abat et dont on martyrise la dépouille. Chacun se fera son opinion – certains considèreront qu'on ne bat pas un moribond et qu'on n'exécute pas un chef d'Etat…
 
Le CNT rétropédale aujourd’hui et annonce un enterrement discret, à l’abri des regards. C’est une sortie sordide. Et bouffonne. Elle arrange tout le monde (sauf les victimes) : les adversaires d’antan, les camarades de l’anti-impérialisme, les anciens griots du Khadafisme servant aujourd’hui le CNT et même les partisans de la dé-pariahisation.
 
La Guerre en Libye est « terminée » selon Alain Juppé, le ministre Français des Affaires Étrangères (déclaration assez irréelle sur Twitter sans consultation de l’OTAN). Les premières villes « soulevées » réclament aujourd’hui leur part, après le « parti des fusillés » en France, la Libye nous offre celui des « soulevés ». Une longue période grise s’annonce pour la Libye qui devra se reconstruire. Une plus lourde période de réflexion s’ouvre pour l’Union Africaine qui perd son Parrain et s’est ridiculisée tout au long du printemps Arabe. Une Union Africaine qui ne s’est toujours pas prononcée sur la mort du colonel…
 
Joël Té-Léssia

 


[1] Un de mes professeurs de relations internationales, en Colombie, nous conseillait très sérieusement de lire ce « livre » qui contenait des idées révolutionnaires. Je ne le nommerai pas ici, mais la liste est longue des cocus du khadafisme.