Zimbabwe : voyage au bout de la nuit

Les superstitieux y verront sans doute une confirmation de leur mauvais présage. Dernier pays dans l'ordre alphabétique, le Zimbabwe occupe également la dernière place du classement des Nations Unies sur le développement humain. Une triste position de lanterne rouge qui témoigne de l'état de déliquescence engendré par la crise aiguë que connaît le pays depuis une décennie maintenant. Opposition baillonée et violation récurrente des droits de l'homme, mise au ban de la communauté internationale, corruption endémique et clientélisme, hyperinflation et économie en lambeaux, délabrement inquiétant des structures sanitaires et éducatives, taux de prévalence élevé du VIH et espérance de vie en chute libre, émigration accélérée des forces vives de la nation…

Dans la vaste galerie des trophées chers aux afro-pessimistes, le Zimbabwe est assurément une pièce de choix. Celle que les esprits chagrins du continent noir montrent afin de conforter leur propos, balayer définitivement toute objection, comme pour dire d'un air entendu : "Vous voyez, c'est bien ce que je vous disais…" Un condensé poussé jusqu'à la caricature de toutes les tares frappant encore l'Afrique, où même les meilleures volontés s'échinent à trouver des motifs d'espérance.

Il semble y avoir dans le destin contemporain du Zimbabwe une fatalité dont la logique défie le bon sens. Voilà une nation qui est à bien des égards favorisée : des ressources minières importantes, des terres fertiles en abondance, un réseau décent d'infrastructures laissé par l'ancien colonisateur britannique, et surtout une population jeune et proportionnellement mieux éduquée que dans bon nombre d'autres pays africains. Une combinaison a priori gagnante et qui permettait de justifier un optimisme de bon aloi lorsque le pays accéda définitivement à l'indépendance en 1980. Trois décennies plus tard, l'espoir raisonnable de lendemains meilleurs s'est mué en défiance absolue. Tragique présent fait d'accablements, et sans perspective immédiate d'horizon plus dégagé.

Un pays en faillite

Précaire, difficile, préoccupante, catastrophique… Les qualificatifs pour juger la situation actuelle du Zimbabwe donnent le ton. La violation des droits élémentaires de la personne restent pratique courante et malheur à qui ose protester. Le tout puissant parti ZANU-PF continue toujours d'exercer son impitoyable magistère et contrôle sévèrement médias, armée, police, services secrets et justice. Il lui faut bien cela pour faire le vide autour de lui et régner sur un pays en banqueroute, où 95 % de la population active est au chômage (terreau propice au secteur informel et aux combines en tous genres qui sont nécessaires à la survie de tout un chacun). Autrefois grenier de toute l'Afrique Australe, le Zimbabwe est désormais dans la situation ubuesque de vivre sous perfusion de l'aide alimentaire mondiale (près de la moitié de ses 12 millions d'habitants avait ainsi besoin d'une assistance nutritionnelle en 2008). L'expropriation massive des fermiers blancs alliée à un clientélisme dévastateur (consistant principalement à redistribuer les terres ainsi libérées aux anciens compagnons de lutte de la guerre d'indépendance) auront à cet égard été particulièrement néfastes.

Conséquence de la dégradation continue des infrastructures, les coupures d'électricité sont légion et les systèmes éducatifs et sanitaires partent à vau l'eau. S'agissant de ce dernier, les conditions sont désastreuses : fermeture de structures hospitalières pour défaut de paiement des fonctionnaires, choléra endémique, prévalence élevé du VIH (près d'un cinquième de la population adulte est infecté, un des plus forts taux de la planète) et chute continue de l’espérance de vie (tombée de 60 ans à 45 ans entre 1990 et 2009).

Cette conjonction de difficultés ne pouvait qu'aboutir à une catastrophe économique. Le PIB actuel est ainsi inférieur à ce qu'il était en 1980, au moment de l'indépendance. 30 ans pour rien. Quant à l'inflation, les zimbabwéens se souviendront pendant longtemps des dernières années de la décennie 2001-2010. Au pic de la crise économique à la fin de 2008, alors que le monde entier faisait face au spectre de la pire dépression depuis 1929, le pays s'asphyxiait à lutter en vain contre une hyperflation qui ravageait le pouvoir d'achat de ses résidents, déjà dérisoire.. Un taux annualisé de 231 millions % et 1 $ américain correspondant à un peu plus de… 11 milliards de $ du Zimbabwe. Dans l'histoire contemporaine, il faut remonter à l'Allemagne vaincue de la république de Weimar des années 20 pour pouvoir disposer d'un exemple comparativement équivalent.

Un problème nommé Robert Mugabé

Alors, à qui la faute ? On ne saurait réduire l'explication de la trajectoire (malheureuse) de toute une nation à un seul élément. Pourtant, s'il était donné de fixer un visage à la fatalité qui touche si durement le Zimbabwe, celle-ci prendrait les traits d'un vieillard cacochyme et ombrageux. Vindicatif, tout en étant doué de lucidité et de rouerie. Et quand cette fatalité personnifiée se trouve tenir le gouvernail du navire depuis plus de 30 ans, les conséquences ne peuvent qu'être à la mesure du pouvoir exercé sur les destinées de la nation : énormes. Hier héros de la guerre d'indépendance et chef d'Etat portant sur les fonds baptismaux la jeune nation zimbabwéenne, Robert Mugabe n'est plus aujourd'hui qu'une figure lugubre de président s'accrochant désespérément à un pouvoir qui l'a enivré jusqu'à la dernière extrémité. Résumant fort justement le cas Mugabe, un article paru sur le site d'information Rue 89 le qualifiait de "libérateur devenu oppresseur". On ne saurait mieux dire.

L'homme est complexe. De Mugabe le chef de guérilla en Rhodésie du Sud (ancien nom du Zimbabwe avant l'indépendance), on retiendra le courage, la combativité et la détermination. Courage d'affronter un adversaire aux forces très souvent supérieures. Combativité lorsque le révolutionnaire "Comrade Bob" dirigeait en personne les opérations coups de poing de la ZANLA (branche militaire et clandestine de la ZANU), au péril souvent de sa propre vie. Enfin, détermination à ne jamais abandonner la lutte, et ce en dépit de toutes les afflictions qu'il eut à connaître (10 ans de prison entre 1964 et 1974, perte de nombre de ses proches…) jusqu'à la victoire finale des accords de Lancaster House qui aboutirent à la véritable indépendance du pays en 1980 (par opposition à celle décrétée unilatéralement par la minorité blanche en 1965 et fondée sur un régime raciste similaire à l'apartheid du voisin sud-africain). C'est le Mugabe héros, celui chanté et célébré par toute une nation en liesse il y a trente ans. Mais un homme doit toujours être pris d'un bloc, afin d'être pesé et jugé à l'aune de ses forces et faiblesses, sa part de grandeur et de compromissions.

A cet exercice délicat, l'actuel président zimbabwéen a échoué, d'ores et déjà condamné unanimement par ses contemporains. Quant à la Postérité, elle se chargera probablement de remettre en perspective ce singulier parcours, mais on a peine à croire que son jugement sera différent. Personne ne pouvait prédire en 1980 ce qu'il adviendrait au cours des décennies suivantes. L'observateur attentif de l'Histoire a néanmoins pour lui cette faculté de regarder la séquence des évènements a posteriori et d'en tirer ainsi une logique susceptible de clarifier le cheminement ultérieur suivi. Tout ce raisonnement pour répondre à cette lancinante double question : comment en est-on arrivé là ? Et à qui en incombe la responsabilité ?
La mainmise écrasante du parti ZANU-PF aujourd'hui fait oublier qu'il ne fut pas le seul récipiendaire de la légitimité acquise dans le sang et les larmes, pour la lutte indépendantiste. Au vrai, il fut précédé par un autre grand parti historique, le ZAPU, et trouva à se distinguer en jouant sur la corde ethnique (les Shonas majoritaires de Mugabe face aux Ndébélés dont était issu l'autre grand leader, Josuha Nkomo). Première erreur funeste de divisionnisme, et qui atteindra son paroxysme au début des années 80 par la violente répression dont furent victimes les Ndébélés(10.000 morts). En tant que membre fondateur et dirigeant du ZANU, puis plus tard chef du gouvernement, la responsabilité de Mugabe est incontestable.

L'arrivée aux affaires de ce dernier à partir des années 80, correspond à un violent retournement de conjoncture économique, le prix des matières premières exportées par le Zimbabwe chutant fortement (et partant les recettes générées au profit de l'Etat et des opérateurs économiques). Une contingence extérieure aux effets négatifs, qui ne relève donc pas de la responsabilité du pouvoir zimbabwéen. En revanche, les réponses apportées à cette nouvelle donne le furent et force est de constater qu'elles s'avérèrent désastreuses (mesures protectionnistes contre-productives, établissement de la loi martiale pour mater toute agitation sociale, stigmatisation raciale de la minorité blanche et expropriation de ses terres, clientélisme forcené pour s'assurer la base des supporters du ZANU, souvent composée d'anciens guérilleros démobilisés et sans ressources).

A partir des années 2000, face à l'effondrement économique, à la contestation sociale grandissante et aux protestations internationales, Mugabe a alors sciemment décidé de jouer l'épreuve de force. Quitte à voir tout l'édifice s'effondrer. Au mépris de son propre peuple, et en foulant aux pieds des précédents idéaux révolutionnaires. Un nouveau Néron pyromane contemplant Rome en train de brûler.

Un fragile espoir à confirmer

Il ne pourra lutter indéfiniment contre le vent du changement historique. D'autant plus que celui-ci frappe déjà à la porte. Après une campagne électorale pour les présidentielles de 2008 marquée par la violence et la fraude massive, le rapport de force s'est progressivement détérioré pour Mugabe. Sous la pression grandissante de la société civile et des états voisins, un gouvernement d'union nationale avec Morgan Tsvangirai (le dirigeant du parti d'opposition MDC) a été mis en place depuis février 2009. Ce changement est assurément porteur d'espoir. Mais d'un espoir qui se veut mesuré et lucide, car ayant conscience des innombrables difficultés et contrariétés rencontrées dans l'exercice effectif du pouvoir. Rien n'est gagné et deux ans et demi après la constitution de ce gouvernement élargi, Mugabe bloque toujours l'accord concernant l'équilibre des pouvoirs.

De petites améliorations apparaissent pourtant. L'hyperinflation a finalement été stoppée par un moyen radical : L'abandon du dollar zimbabwéen au profit du dollar US. Tant pis pour la souveraineté économique nationale mais dans les présentes circonstances, c'était très certainement la meilleure décision à prendre. Les salaires des fonctionnaires sont de nouveau payés, ce qui a permis de rouvrir écoles et hôpitaux. Les denrées alimentaires qui avaient au plus fort de la crise disparues des échoppes réapparaissent et le pays revient progressivement à un semblant de normalité. Les indicateurs sociaux ont cessé de chuter et après une décennie de récession économique profonde, le pays a enregistré un taux de croissance de 5.9 % en 2010. Conséquence de la remontée du cours des matières premières et d'un environnement socio-politique plus stable.

Cette reprise demeure cependant extrêmement précaire, car à la merci d'un possible retournement. Tant conjoncturel que (surtout) politique. En la matière, les écueils à surmonter au cours du proche avenir ne manqueront pas. Le bras de fer Mugabe-Tsvangirai est plus que jamais d'actualité, celui-ci s'étant récemment cristallisé sur les prochaines présidentielles, qui devraient finalement avoir lieu en 2012. Mugabe, fidèle à lui-même, s'est déclaré candidat à sa propre succession. Il est plus que jamais dans une logique jusqu'au boutiste où tous les coups sont permis, et où la force seule prévaut. Et puis il y a enfin cette dernière inconnue qui plane, telle une épée de Damoclès : quid après la disparition du vieux dirigeant ?

Pour un homme de sa génération arrivé au soir de sa vie, et qui aura consacré une grande partie de celle-ci à lutter pour accéder au pouvoir, et le conserver ensuite coûte que coûte, la perspective du néant est probablement terrifiante. Mais pour son adversaire plus jeune qu'est Tsvangirai, nul doute que l'hypothèse ne soit à considérer avec la plus grande attention. Le leader du MDC sait pertinemment que le temps joue pour lui, et que la patience est une vertu en politique. N'en déplaise à certains de ses partisans qui estiment que le changement tant espéré ne s'est pas encore matérialisé et que chaque jour qui passe est une trahison de plus au regard des attentes immenses de tout un peuple qui, trois décennies après son indépendance officielle, attend toujours de pouvoir assumer librement son Destin.
 

 

Jacques Leroueil

 

Internet en Afrique : état des lieux

Entre les prémisses d’ARPANET, projet confidentiel de réseau à distance du ministère de la Défense américain, et son populaire héritier civil qu’est Internet, moins d’un demi-siècle s’est écoulé. Une période brève qui aura vu une idée visant initialement à sécuriser les communication sensibles du Pentagone dans un contexte de guerre froide se répandre progressivement à la sphère des chercheurs universitaires américains, puis in fine toucher la totalité de la planète. Une révolution comparable aux précédentes innovations (imprimerie, chemin de fer, télégraphe, électricité, automobile, télévision…)qui ont bouleversé en profondeur les modes de vie individuels.

Les statistiques disponibles peuvent témoigner de cette croissance exponentielle : 23 ordinateurs connectés au réseau ARPANET en 1971. 40 ans plus tard, le cap des 2 milliards d’internautes a été franchi à l'échelle mondiale. L’idée avant-gardiste de scientifiques s’est ainsi muée en outil de masse, transformant radicalement la façon de communiquer, échanger, commercer.
A l'image de cette (r)évolution globale, Internet en Afrique a également connu une fantastique croissance depuis la fin des années 90. Le réseau a cependant deux particularités qui lui sont propres sur le continent : Le plus faible taux de pénétration de la planète, compensé cependant par la plus forte croissance mondiale.

Un taux de pénétration faible…

Selon les dernières données compilées par Internet World Stats, sur près de 2.1 milliards d'utilisateurs internet recensés dans le monde en mars 2011, seuls 110 millions d'entre eux sont africains, soit 5 % du total. Le taux de pénétration sur le continent atteint aujourd'hui les 11 %, à comparer avec un taux de 30 % pour l'ensemble du monde (l'Amérique du Nord approchant les 80 %, tandis que l'Europe avoisine les 60 %). Ces chiffres donnent un ordre de grandeur à une réalité qui n'aura échappé à personne : Internet demeure un moyen de communication inégalement partagé. Et en Afrique plus qu'ailleurs, il continue d'être l'apanage des classes moyennes et supérieures en milieu urbain. Un outil dont l'usage quotidien depuis son domicile reste un luxe pour l'immense majorité des habitants du continent. A noter que cette disparité est aussi visible suivant les différentes sous-régions évoquées : l'Afrique du Nord et l'Afrique du Sud font, et de loin, la course en tête. A contrario, le reste de l'Afrique subsaharienne fait toujours figure de parent pauvre.

Au-delà des données statistiques, le réseau internet doit faire face sur le continent à trois difficultés spécifiques :

– 1) Une couverture du réseau insuffisante qui privilégie le plus souvent les bordures côtières fortement densifiées et urbanisées au détriment du reste du territoire.

– 2) La faiblesse régulière de la vitesse des connexions internet (l'usage du haut débit demeure très limité), liée à l'indigence des infrastructures de télécommunications.

– 3) Le coût élevé de la connexion, qui s'explique principalement par la charge des liaisons longue distance et l'étroitesse du marché qui rendent difficile la réalisation d'économies d'échelle significatives.

Outre les freins à l'expansion mentionnés ici, les principaux obstacles à la croissance de l'Internet en Afrique demeurent la faiblesse du pouvoir d'achat, une trop longue négligence des politiques publiques à l'égard des nouvelles technologies (encore aggravée par la faiblesse des moyens mis en oeuvre) et un rapport de force le plus souvent en faveur des grands opérateurs privés. Ces derniers privilégiant le plus souvent une optique de rentabilité à court terme (logique de "comptoirs" dénoncée par certains observateurs pour qualifier la recherche d'une rentabilité immédiate et garantie consistant à n'offrir des prestations que dans les zones fortement peuplées et urbanisées le long des côtes, sans tenir compte des populations moins solvables de l'intérieur), parfois au détriment d'un schéma de développement à échéance longue qui serait plus profitable pour l'ensemble de la collectivité.

Néanmoins, ce retard africain est progressivement résorbé par un phénomène de rattrapage.

…mais en forte progression.

En dépit des nombreux défis à relever et obstacles à surmonter, l'Afrique est aujourd'hui le continent enregistrant la plus forte croissance au monde du réseau internet. Une progression de 2527 % entre 2000-2011, là où le reste du monde faisait + 480 % sur la même période. La dernière frontière. L'endroit où il faut désormais être (Orange, Vodafone, Bharti…) pour capter les réservoirs de croissance que ne peuvent plus apporter les marchés matures des pays développés.

Pendant longtemps, l'Afrique n'a eu qu'un accès extrêmement limitée à la toile : un seul câble sous-marin reliait le sud de l'Europe à l'ouest du continent africain. Aujourd'hui, initiatives et autres projets d'envergure sont partout engagés pour développer les réseaux internationaux et mieux raccorder l'Afrique au reste du monde. Avec la promesse d'une augmentation significative des débits pour les usagers. Cette nouvelle dynamique se traduit logiquement par une hausse des investissements sur le continent, les principaux projets en cours se chiffrant à plusieurs milliards de dollars, essentiellement financés par les grands opérateurs de télécommunications. C'est une véritable course contre la montre qui s'est engagée pour rafler la plus large portion d'un gâteau qui grossit d'année en année. A tel point que certains vont jusqu'à craindre un prochain excès de capacité en fibre optique pour les besoins du réseau internet en Afrique. Annie Chéneau-Loquay, directrice de recherche au CNRS, dans une étude intitulée L'Afrique au seuil de la révolution des télécommunications, résume assez bien ce nouveau sentiment : "Depuis 2009, le paysage de la connexion du continent au reste du monde est en train de changer radicalement, à tel point que l'on se demande si on ne passe pas d'un extrême à l'autre, d'une situation de pénurie à une situation de surcapacité en ce qui concerne les câbles à fibre optique".

Enfin, le tableau de l'évolution actuelle d'Internet en Afrique serait incomplet s'il n'était tenu compte aussi d'un phénomène de convergence technologique actuellement à l'oeuvre sur le continent et qui contribue grandement à la diffusion du web : l'Internet mobile. Avec près d'un demi-milliard d'utilisateurs de mobiles en Afrique, l'usage de terminaux portatifs est désormais entièrement entré dans les moeurs. Avec toutes les possibilités que cela implique, notamment l'usage d'une connexion internet mobile. L'Union internationale des télécommunications (UIT) estime ainsi que 29 millions de personnes sont déjà abonnées à des services d'Internet à haut débit sur mobile en Afrique. Il n'y en avait que 7 millions en 2008…

A quoi dès lors attribuer ce changement progressif de paradigme dans l'usage de l'Internet en Afrique ? Plusieurs explications pourraient être avancées, mais quelques-unes se détachent cependant.

– 1) Une dynamique démographique porteuse, se traduisant par une population jeune, réceptive aux nouvelles technologies.

– 2) Une croissance économique soutenue au cours des dernières années sur la majeure partie du continent, alimentant un pouvoir d'achat sans cesse accru d'une classe moyenne montante.

– 3) Une plus grande implication des pouvoirs publics dans la définition des schémas directeurs liés aux nouvelles technologies (notamment celles liées à Internet), associée à une modification progressive des rapports de force en leur faveur (face aux opérateurs privés).

Pour conclure

En définitive, la faiblesse du taux de pénétration d’Internet en Afrique et le corollaire négatif qui en découle (fameuse notion de "fracture numérique") sont plus que jamais d'actualité. Mais cet écart est progressivement comblé par la très forte croissance du réseau sur le continent, ce qui laisse penser qu’une uniformisation du taux de pénétration d'Internet est en cours désormais à l’échelle du monde. Perspective certainement encore lointaine mais en ligne de mire.

La démocratisation et la maturité désormais éprouvées d’Internet augurent donc encore de nombreux changements en perspective, et l'Afrique dispose d'une opportunité historique de sauter des étapes dans une perspective de développement accéléré en s'appropriant pleinement ce formidable médium que constitue Internet. La saga continue plus que jamais et l'avenir est encore à écrire.
 

Jacques Leroueil
 

L’afro-optimisme selon Lionel Zinsou

Si l’afro-optimisme était une école de pensée, Lionel Zinsou en serait sans doute le chef de file. Ce banquier d’affaires franco-béninois, qui dirige le plus grand fond d’investissement français, PAI Partner, et par ailleurs conseiller du Président béninois Yayi Boni, estime que « l’Afrique sera bientôt au centre du monde ». Dans le cadre de la série d’entretiens que Terangaweb a réalisée avec lui, après « Lionel Zinsou, le parcours atypique d’un franco-béninois » et en attendant « L’Afrique et ses 4 anomalies », Lionel Zinsou justifie son afro-optimisme.

Terangaweb : Monsieur Zinsou, vous êtes considéré comme l’un des plus fervents tenants de l’afro-optimisme. Sur quelles bases se fonde votre position ?

Lionel Zinsou : Il me faut tout d’abord expliquer le contexte dans lequel j’ai été amené à défendre l’afro-optimisme. J’ai pendant longtemps eu des réserves de parole du fait de mes fonctions professionnelles. J’ai été un cadre de Danone puis un banquier qui ne parlait pas de ses affaires. La seule liberté de parole que j’avais portait sur des sujets autres que ceux sur lesquels je travaillais et qui me tenaient à coeur. C’est ainsi qu’en tant que citoyen, je préside le cercle Fraternité, cercle d’amitié autour de Laurent Fabius. Je siège aussi au Conseil de surveillance du quotidien Libération. On m’a questionné sur le manque de cohérence de cet engagement avec le « libéralisme » de mon métier de capitaliste ! (Rires)
L’Afrique était un autre domaine citoyen sur lequel j’avais le droit d’exprimer mon avis. En 2003-2004, puis lors du sommet de Gleaneagles en 2005, il y a eu des changements au niveau international concernant le continent. Georges Bush et Tony Blair se sont notamment ralliés à l’idée de désendetter les Pays les moins avancés (PMA) situés principalement en Afrique. Le magazine Le Point a alors publié un entretien avec moi sur la croissance et même la renaissance de l’Afrique du fait de cette actualité, ce qui a donné le ton de ma position ensuite. A partir de ce moment, mon point de vue a commencé à être audible.

Terangaweb
: Et quel est exactement le point de vue que vous défendez sur la situation de l’Afrique ?

Lionel Zinsou : On me disait : « on sait que l’Afrique va mal, qu'elle est en guerre, que le chômage progresse, que les pandémies progressent, pourquoi nous raconter que tout cela est faux ? ». Moi je disais : « les pandémies régressent dans des proportions qu’on a rarement vues ; la conflictualité est en baisse continue suivant les indices calculés par l'OCDE ; les taux de croissance positifs augmentent depuis les années 2000, il y a consensus sur le fait que ces taux de croissance sont sans doute sous-estimés et ils ne sont surpassés que par l'Asie.»
J’ai donc rappelé une série de banalités. L’Afrique est désendettée : on est passé d’un endettement de 120% du PIB à 20% au cours de la décennie 2000, notamment sur la période 2004-2010. Cette situation s’explique par l’annulation d’une partie de la dette des pays les plus pauvres, et par le remboursement en ce qui concerne certains Etats comme l’Algérie et le Nigéria. L’Afrique enregistre parallèlement le taux d’épargne le plus élevé après l’Asie. Il existe donc de meilleurs indicateurs financiers.

Il en va ainsi de nos réserves de change : on accumule ces réserves parce qu’on a une balance de marchandises excédentaire. L’Afrique est par exemple le seul continent à avoir une balance commerciale excédentaire avec la Chine. La balance de capitaux est aussi très excédentaire parce que les remboursements de crédits sont réduits, parce qu’il y a une croissance des investissements directs étrangers et que le rapatriement de l’épargne des migrants est égal ou supérieur à l’aide publique au développement. On a environ 500 milliards de dollars dans les coffres de nos banques centrales.

Terangaweb : Mais cette situation que vous décrivez concerne-t-elle l’ensemble du continent ?

Lionel Zinsou : On m'oppose souvent qu’il y a une hétérogénéité de l’Afrique. Par exemple : les pays pétroliers et les autres. La croissance du Bénin sur dix ans est cependant supérieure à celle du Nigéria. Les fluctuations des matières premières donnent des écarts à court terme, mais à moyen terme la tendance de croissance est à peu près identique sur l’ensemble du continent. Si on met de côté les pays qui sont en période d’après guerre et qui enregistrent des résultats de croissance élevés à court terme (cas de la Sierre Leone, du Mozambique, de l’Angola, du Libéria et bientôt de la Côte d’Ivoire), il y a une vraie convergence des taux de croissance à moyen terme en Afrique. Cette croissance homogène s’échelonne autour de 5% ; la variance et les écarts types restent faibles ; ce sont les situations de départ qui singularisent quelques pays plus avancés dans leur développement humain.

Terangaweb : Cette croissance homogène à l’échelle du continent n’a-t-elle pas été remise en cause par la dernière crise économique ?

Lionel Zinsou : Une partie de l’Afrique a vécu une crise forte en 2009 – 2010 ; c’est notamment le cas des pays pétroliers, de l’Afrique du Sud et de l’Egypte qui sont plus intégrés dans le commerce international. En réalité, plus on était une économie moderne, plus il existait un risque de croissance négative. Mais globalement l’Afrique n’est pas entrée en récession et le continent a été un de ceux qui ont le mieux résisté à la crise. On peut parler de ces choses là ou ne pas les dire. J’ai choisi de les dire. Bien sûr, il y a du chômage, des émeutes de la faim, et on peut donc en limiter la portée. On peut dire que la croissance n’est pas le développement. Mais cela ne sert à rien de dire qu’il n’y a pas de croissance en Afrique. Il n’y en a pas eu pendant au moins 25 ans, donc maintenant qu’il y en a il faut plutôt s’en réjouir.
Et même si l’on prend des grandeurs de consommation, de production industrielle et agricole, de télécommunications, de rendement de l’impôt, de bancarisation etc …, on peut toujours recouper au niveau micro-économique qu’il se passe quelque chose en Afrique en ce moment. La plupart des indicateurs économiques sont au vert, ce sont des chiffres de croissance globale qui renvoient à des transformations considérables et d’une rapidité presque inconnue dans l’histoire. Je suis maintenant prêt à en discuter la pertinence en termes de qualité du développement mais c'est un autre sujet.

Terangaweb : Ce discours, pas souvent ni suffisamment exprimé en général, fait de vous un vrai afro-optimiste…

Lionel Zinsou : De manière générale, je ne partage pas le fatalisme ni le pessimisme d’analystes comme Stephen Smith (auteur de Négrophobie). L’Afrique possédera le quart de la population d’âge actif du monde dans 30 ans . Historiquement, l’atelier du monde est là où réside le plus grand nombre de gens d’âge actif. Dans 30 ans, cet endroit sera l’Afrique et non plus la Chine. Inexorablement, l’Afrique sera importante ne serait-ce qu’en termes démographiques. Et il faut se rendre compte à quel point, historiquement, l’Afrique est un continent vide : 250 millions d’habitants en 1960 sur 30 millions de km², environ 30 millions 100 ans auparavant, aujourd’hui 850 millions et dans 30 ans environ 1,5 milliard d’habitants. Le continent était vide. Aujourd’hui, c’est le début d’une espèce de plénitude de l’Afrique. C’est une dimension incontournable.
Je souhaite aussi répondre à une question qui revient sans arrêt : la dégradation du service public en Afrique. On oublie qu’auparavant, à la veille de l'Indépendance, ces services publics n’existaient pas ou très peu. Prenez le service public d'éducation. Le fait le plus frappant est la rapidité récente des progrès de l’alphabétisation. Il s’agit de l’un des rares Objectifs du Millénaire qui vont être atteint. On est passé de 20% à 70% d’une classe d’âge scolarisée au Bénin, avec une population passée de 2 millions à 10 millions d’habitants. Donc on ne peut pas se contenter de dénigrer les services publics en Afrique. Tous les débats sont ouverts sur le développement, mais les faits de base vont dans le bon sens.

Propos recueillis par Emmanuel Leroueil, Nicolas Simel Ndiaye et Tite Yokossi
 

Vers un monde sans PMA

Réduire de moitié le nombre de Pays les Moins Aavancés d’ici 2020. C’est l’objectif ambitieux fixé à la quatrième conférence des Nations Unies sur les pays les moins avancés, qui vient de s’achever à Istanbul. La conférence, qui a réuni des centaines de participants sur les rives du Bosphore (notamment plusieurs chefs d’Etats et le Secrétaire Général de l’ONU), a été l’occasion de dresser un bilan sur la situation des PMA depuis la dernière conférence qui s’est tenu en 2001 à Bruxelles, et d’adopter un programme d’action pour la décennie actuelle.

Le concept de pays les moins avancés (PMA) a été élaboré par l’ONU en 1971, pour désigner vingt cinq pays qui connaissaient de grandes difficultés en termes de développement. Le « club » compte aujourd’hui 48 membres (dont 33 pays Africains) qui remplissent les trois critères retenus par l’ONU : un revenu bas, de faibles ressources humaines, et une forte vulnérabilité économique. Le groupe de pays a été identifié afin de mette en place des mesures de soutien spécifiques.  Une brochure diffusée par le bureau du Haut Représentant de l’ONU pour les PMA identifie ainsi  les sept domaines d’engagements mis en avant pour améliorer la situation de cas pays : http://www.unohrlls.org/UserFiles/File/LDC%20Documents/Advocacy%20brochure%20French%20for%20Web.pdf

En ce qui concerne les pays Africains, qui ont le triste privilège d’être surreprésentés au sein des PMA, un rapport a été publié pour évaluer la mise en œuvre du programme d’action élaboré il y a dix ans à Bruxelles. Si la situation reste alarmante et les mesures adoptées insuffisantes, il faut reconnaitre que certains progrès ont été accomplis (que le rapport juge toutefois « lents et inéquitables »). Néanmoins, de « nouveaux problèmes » ont été soulevés durant la décennie, notamment les crises alimentaires et énergétiques, le changement climatique, ainsi que les crises économiques et financières qui ont accru la vulnérabilité des PMA. Le document, qui comprend également une série de recommandations, est accessible sur : http://www.un.org/wcm/webdav/site/ldc/shared/ARR%20Final%20document%20French.pdf

Face à ce constat, la quatrième conférence a élaboré à Istanbul un programme d’action qui sera appliqué pendant la décennie 2011-2020. Celui-ci a notamment adopté une approche « plus stratégique, globale et soutenue » que le précédent.  Après avoir évoqué les insuffisances des précédentes initiatives et les nouveaux enjeux à prendre en compte, le plan  rappelle l’objectif primordial qui est de créer les conditions nécessaires pour pouvoir quitter la catégorie des PMA (le groupe étant ironiquement un club auquel on adhère en espérant pouvoir le quitter au plus vite, et dont l’objectif suprême est de s’auto-dissoudre…). Le programme regroupe ainsi les mesures à adopter par domaines d’actions prioritaires, afin d’accompagner une dynamique de développement suffisante et durable, promouvoir les partenariats régionaux et internationaux, et avancer vers un monde sans PMA : http://www.un.org/ga/search/view_doc.asp?symbol=A/CONF.219/3&referer=/english/&Lang=F

Nacim KAID-SLIMANE

L’école en Afrique francophone: intégration ou exclusion ?

Evoquant des souvenirs d’enfance, l’ancien directeur général de l’Unesco, Amadou Makhtar Mbow, rappelait : « le premier qui, dans la cour de récréation, parlait sa langue maternelle recevait un bâton, le symbole, qu’il fallait à tout prix refiler à un autre « fautif » car, lorsque la cloche sonnait, c’est le dernier possesseur du symbole qui recevait la punition ! ». Témoignage éclairant et non isolé d’un système scolaire qui a marginalisé la langue maternelle en l’excluant du processus éducatif !
Comment ne pas voir là une des causes de l’échec des politiques francophones en matière d’éducation ?

En Afrique francophone, deux enfants sur cinq n’accèdent pas à l’école et sept adultes sur dix ne sont pas alphabétisés ; dans certains pays, le taux de scolarisation dans le secondaire est de 5 % (par comparaison, la Norvège est à 95% et Guyana à 75%). Le problème n’est pas seulement financier et il ne pourra être résolu seulement à coup de milliards de dollars ou d’euros. Il faut s’attaquer à l’ensemble des causes et, particulièrement, au rôle que l’école doit jouer comme facteur d’intégration sociale et de construction de l’identité. Bref, repenser l’école à l’heure de la mondialisation et sous l’angle de la diversité culturelle et linguistique.

Les débats des dernières années ont porté sur l’importance de cette approche dans l’ensemble des politiques. En septembre 2002, au Sommet de Johannesburg, la Communauté internationale a retenu la diversité culturelle comme un des quatre piliers du développement durable. L’Unesco, le 20 octobre 2005, a adopté une convention pour la diversité culturelle. La Francophonie a largement contribué à ces résultats. Pourquoi l’école échapperait-elle à cette question et pourquoi l’école au Sud est elle si peu efficace et accueillante que 2 enfants sur 5 ne terminent pas l’école primaire ? Par comparaison, comment se déroule la formation d’un enfant du Nord ? Au plus souvent, après 1 ou 2 ans de maternelle qui le préparent au primaire, l’enfant sera formé par l’école, par la télévision, parfois par l’Internet et, très souvent, par la famille qui parle la langue du livre de lecture.Ainsi, l’école n’est qu’un acteur parmi d’autres de l’apprentissage.

A l’opposé, l’école au Sud constitue pour l’enfant une rupture brutale avec son milieu, une source d’insécurité linguistique et affective puisqu’il apprend à lire et à écrire et à communiquer son monde dans une langue qui n’est pas encore la sienne et qui n’est pas la langue de son quotidien.

Rarement la télévision pour compléter l’enseignement et pas d’environnement familial pour l’assister et l’accompagner puisque l’école ne parle pas la langue de la famille ! Ainsi, l’enfant du Sud est, sans doute, le seul enfant du monde qui ne peut demander l’aide de sa grand-mère pour ses devoirs…

Il faut resituer ce problème dans la réalité linguistique des pays d’Afrique subsaharienne. Selon le dernier rapport du Haut conseil de la francophonie, à l’exception du Gabon, du Congo et du Cameroun, dans les pays d’Afrique dont le français est une langue nationale, le nombre de francophones est généralement inférieur à 10%. Comment alphabétiser en français dans un tel contexte ? L’école a un rôle fondamental à jouer dans l’insertion de l’enfant dans sa communauté, elle constitue à la fois l’ouverture au monde mais aussi le « conservatoire » des valeurs et des traditions ; elle est le lien entre les générations. Pourquoi, alors, une pédagogie qui contribue à la déstabilisation ?

Les responsabilités sont partagées : politique coloniale de l’assimilation, attitude centralisatrice des gouvernements africains (donc, recours à la « langue unique »), attrait des familles pour la « langue de la promotion sociale »… Et pourtant, depuis de nombreuses années, des expériences originales de « pédagogie convergente » sont menées dans plusieurs pays : Burkina Faso, Gambie, Mali, Namibie, Niger, Nigeria, Sénégal notamment avec des résultats parfois spectaculaires. 

Le rapport mondial sur le développement humain 2004 publié par le PNUD, nous donne quelques données intéressantes. La Papouasie Nouvelle-Guinée, en 1993, a introduit 369 langues autochtones dans les trois premières années de scolarisation et cette réforme a amélioré l’accès à l’école notamment en diminuant l’abandon des filles. Aujourd’hui, plus de 70% des élèves du CM2 passent en sixième contre 40% en 1992 ; de plus, les enfants apprennent à lire, à écrire et à parler le français plus vite et plus facilement. Au Burkina Faso, 72% des enfants obtiennent le certificat d’études primaires dans l’école bilingue contre 14% dans l’école conventionnelle monolingue et le « taux de rendement » (tenant compte des redoublements et des abandons) est de 68% dans la première contre 16%, seulement, dans la seconde.

Depuis plus de 40 ans, (comme le recommande l’Unesco) l’Inde développe une politique d’éducation intégrant 3 langues : une langue internationale, une langue véhiculaire, une langue maternelle (selon le concept indien de gradual differentiation process fondé sur le principe pédagogique classique du connu à l’inconnu, dans l’ordre, une langue maternelle, une langue véhiculaire, une langue internationale). En Afghanistan, à côté des 2 langues nationales, la nouvelle Constitution accorde une place à toutes les langues minoritaires pour l’éducation. Cette question de la langue maternelle dans le processus d’alphabétisation se pose à l’ensemble des pays en développement mais c’est l’Afrique qui, dans ce domaine, fait preuve de la plus grande frilosité. En Amérique latine 91 % des enfants sont instruits dans un système bilingue contre 13% en Afrique subsaharienne.
L’argument des coûts n’est plus recevable.
Le cumul en 40 ans des dépenses publiques (nationales et internationales) en matière d’éducation représente un montant gigantesque et cela, avec une absence de résultat d’autant plus révoltante qu’il y a une concordance parfaite entre les chiffres de la pauvreté et ceux de l’analphabétisme. Or, au Burkina, le coût par élève (enseignants, fournitures, entretien) de l’école bilingue est de 77.500 CFA contre 105 000 CFA pour l’élève de l’école monolingue. Au Guatemala, l’introduction des langues indiennes a permis d’économiser immédiatement 5 millions de dollars grâce à la baisse du nombre de redoublements Ainsi, l’utilisation des langues maternelles donne de bons résultats dans toutes les aires linguistiques ; en termes économiques ce système apparaît comme d’avantage productif et ce type d’enseignement permet une meilleure acquisition de la langue internationale.

Qu’attend, dès lors, la communauté internationale pour adopter et financer un plan mondial de l’éducation intégrant de manière systématique une véritable diversité culturelle et linguistique ? Bien sûr, il faudra former des instituteurs, produire des manuels scolaire, inventer d’autres méthodes… Mais si l’école redevient un vrai produit « du village » alors, chaque citoyen, chaque « Ancien », détenteur d’une partie de l’histoire deviendra, à sa façon, un auxiliaire de l’enseignant et l’éducation des enfants constituera une entreprise collective dont personne ne sera exclu. Un premier jour à l’école s’apparente à un rite initiatique, il doit se faire dans la langue des rêves.

De même, pour l’alphabétisation des adultes l’usage des langues vernaculaires encourage la mobilisation communautaire et le développement social. Pourquoi refuser plus longtemps d’ancrer l’enseignement dans la réalité culturelle, même la plus locale, et pourquoi la langue maternelle est-elle réduite à des approches expérimentales ? On a cru longtemps que les responsables politiques africains ne voulaient pas choisir entre les langues de telle ou telle ethnie. Mais, qui parle de choisir ? Toutes les expériences analysées par le Pnud intègrent les langues les plus minoritaires.

La diversité culturelle et linguistique est à ce prix et elle ne peut s’accommoder d’une quelconque hiérarchie. Il faut en finir avec le double langage qui consiste à s’inquiéter de la disparition des langues (une par jour, selon l’Unesco) tout en étant responsable ou complice de leur marginalisation.
Il ne s’agit pas de bouleverser l’ensemble des systèmes scolaires mais, tout simplement, d’accorder aux langues nationales la première place dans l’alphabétisation et une place significative dans les autres cursus.

S’ils en ont la volonté, les Etats n’auront aucun mal à recruter l’instituteur capable d’enseigner dans sa langue à tel petit groupe et cela quel que soit le nombre de langues à prendre en compte (à l’exemple de la Papouasie Nouvelle-Guinée).
L’Unesco a consacré bien des travaux et des colloques pour sensibiliser les autorités à cette question et, lors du Sommet de Dakar, en 1989, les chefs d’Etats et de Gouvernements de la Francophonie avaient réclamé des programmes ambitieux en la matière. 

En mars 2003, à l’occasion des « Etats généraux de l’enseignement du français en Afrique subsaharienne francophone », les 17 ministres de l’éducation concernés ont adopté un mémorandum mettant la priorité sur la collaboration entre le français et les langues nationales. En soutenant les langues nationales, la Francophonie ne renonce pas à son objectif de défense de la langue française. Au contraire, c’est en substituant le partenariat à la contrainte que la langue internationale s’inscrira durablement dans la diversité culturelle de la communauté francophone.

Depuis la conférence de Jomtien en 1990, la communauté internationale s’est mobilisée en vue de la scolarisation du plus grand nombre. La réunion de Dakar, en 2000 a fait le constat de l’échec de cette politique et les résultats, à ce jour, ne sont pas plus rassurants. Sans doute le temps est il venu de s’attaquer également à la question des méthodes et des contenus ; c’est dans cette approche qu’il faut situer la problématique des langues de l’école. Comme elle l’a fait, avec l’Unesco, pour la diversité culturelle, la Francophonie peut jouer un rôle majeur dans la mise en place d’une autre politique de l’éducation sur le continent africain.

Roger Dehaybe, ancien administrateur général de l’Agence intergouvernementale de la francophonie.

Fiscalité, la nouvelle frontière du développement

Le retour à reculons de la croissance dans les pays africains inquiète. Croissance fragile, faibles recettes fiscales ; jamais l’un sans l’autre. Favorable, en théorie, aux entreprises et aux investissements, la situation actuelle de la fiscalité pose un problème de poids quant au financement des investissements publics. Au-delà des contraintes que cela impose en matière de politiques budgétaires conjoncturelles, ce sont les Objectifs du millénaire pour le développement qui risquent d’être mis entre parenthèses. Inquiétantes perspectives.
 
       A l’initiative du NEPAD et de l’OCDE, une table ronde a été organisée autour des enjeux de politique fiscale en Afrique. Cette réunion a débuté par un rappel du contexte dans lequel nous nous trouvons, celui d’un accroissement tendanciel des recettes fiscales dans la plupart des pays africains. Alors que depuis les années 1990, elles semblaient vouées à la stagnation, les recettes sont entrées dans une phase de hausse prononcée à partir de 2002 pour aller se jucher au dessus des 25% du PIB de l’ensemble des pays d’Afrique subsaharienne. Cette hausse, reposant essentiellement sur les impôts liés aux ressources naturelles, présente toutefois une volatilité préoccupante à court terme. Les fortes fluctuations du cours des matières premières, en effet, conduit l’OCDE à proposer un élargissement des assiettes fiscales (taxation des industries de téléphonie mobile…).
Contributions des opérateurs de téléphonie mobile aux recettes fiscales nationales (en%)
 

Cet élargissement devrait s’accompagner de politiques visant à amener une part plus importante de la population dans l’économie formelle1. La lutte contre les pertes de recettes au profit des paradis fiscaux, estimées à près de 7,6% du PIB annuel de la région –soit plusieurs centaines de milliards d’euros- devra constituer un autre cheval de bataille. Le rapport affirme que l’ensemble de ces mesures améliorant l’efficacité de la fiscalité permettront de résoudre une grande partie des problèmes de gouvernance du continent.

L’intégralité du rapport : http://www.oecd.org/dataoecd/40/31/44007402.pdf
 
       En complément de ce rapport, nous vous proposons un article des Perspectives économiques en Afrique traitant plus particulièrement de la structure de la fiscalité en Afrique. Plusieurs graphiques y sont illustrés et commentés. On y découvre la grande diversité des structures fiscales du continent. Ainsi, pendant que l’impôt direct constitue le centre névralgique du système sud africain, le Sénégal et l’Ouganda puisent l’essentiel de leurs recettes via des prélèvements indirects. De même, les structures fiscales équilibrées sur lesquelles s’appuient le Kenya et la Mauritanie contrastent nettement avec les systèmes angolais, algérien ou libyen qui reposent sur un seul type de taxe.
 
Composition des recettes fiscales en Afrique: montant perçu pour chaque type d'impôt
 
L’article revient également sur le poids considérable et croissant que représentent les recettes liées aux ressources naturelles. Si ces impôts, politiquement peu coûteux, ont connu une évolution remarquable, ils sont néanmoins d’une bien moindre qualité que les autres formes d’imposition. Rien ne vaut une solide taxe sur la valeur ajoutée judicieusement pensée et appliquée.
 
Vous pourrez lire l’article à cette adresse : http://www.africaneconomicoutlook.org/fr/about-us/
 
Tidiane Ly
 
1 50% des emplois non agricoles en Afrique appartiennent au secteur informel

Le français est un frein à l’alphabétisation en Afrique francophone

Roger Dehaybe est un homme de culture et un haut diplomate de nationalité belge. Il a présidé le « Comité de réflexion pour le renforcement de la Francophonie » dont les conclusions ont fourni la base du nouveau cadre institutionnel de la Francophonie. De 1999 à 2005, Roger Dehaybe était l’administrateur générale de l'Agence intergouvernementale de la Francophonie (AIF). C’’est donc un homme du sérail longtemps au cœur de l’action de la francophonie qui nous livre son regard sur cette organisation et sur cet espace international.

Bonjour M. Dehaybe. Vous avez piloté la réforme de la francophonie. Quel rôle peut jouer cet espace de coopération dans les relations internationales ?
Il faut d’abord dire qu’est ce que c’était que la francophonie avant et qu’est ce qu’elle est devenue aujourd’hui. La francophonie telle qu’elle a été imaginée dans les années 1960 était pour beaucoup un instrument néocolonial, mais qui, en quelque sorte, a bien tourné. Plusieurs avaient une vision nostalgique et espéraient que, grâce à la langue française, les gens garderaient un même système de pensée. Mais à côté, heureusement, des personnalités ont développé une réflexion plus politique et plus élaborée. Je pense surtout à Senghor et Césaire. Dans les années 1930, des africains, des antillais, des afro-américains, développent, à Paris, une réflexion sur leur identité. C’est de cette réflexion que naitra le concept de « négritude »: nous les Nègres sommes porteurs de culture, de valeurs, et entendons apporter notre pierre à l’édifice de la culture mondiale. Ainsi, ils étaient dans une démarche de refus du modèle culturel dominant européen. Quand Senghor devient chef d’Etat, il milite pour créer une francophonie qui soit un espace à l’intérieur duquel des cultures différentes pourront communiquer grâce à une même langue en commun. Ainsi, quand je parle de ma culture à des Vietnamiens qui me parlent des leurs, grâce à « la langue de partage » on parvient à communiquer, et dans cette démarche, nous renforçons nos spécificités. Dans cet esprit, la francophonie est sans doute la seule organisation internationale qui se propose de développer et de renforcer les différences appréhendées comme une valeur ! Alors que l’UE veut supprimer tout ce qui est différent entre les Européens, la francophonie, elle, est un espace qui veut permettre à chaque culture et à chaque peuple de s’affirmer comme différent de l’autre. C’est assez paradoxal : grâce à une langue de communication internationale, on donne la possibilité à des cultures de s’affirmer et de se renforcer. 

A ce propos, il y a un concept avec lequel je ne suis pas d’accord : c’est le terme de « culture francophone ». C’est un contresens. Comme de dire par exemple que la langue française est la « langue des droits de l’homme » : au XII° siècle, les Mandingues avait déjà fait leur propre charte des droits de l’homme. Toutes ces affirmations, ce sont les séquelles de la francophonie des années 1960. Heureusement, elle n’a pas duré longtemps, c’est celle de Senghor qui a gagné.

De manière plus particulière, en quoi la francophonie peut participer au développement de l’Afrique ?
On peut utiliser la langue française comme un outil de développement. Il y a eu une mauvaise lecture de la francophonie qui a longtemps considéré que sa seule finalité c’était la langue française en soi. La langue française est un outil, non un objectif. Quand nous nous battons pour maintenir le français dans l’UE et à l’ONU, c’est pour que les pays francophones ne soient pas marginalisés diplomatiquement, donc on protège des intérêts stratégiques. La défense de la langue française c’est aussi un moyen pour que les pays du Sud francophones puissent garder toute leur place dans les organisations internationales et continuent à se faire entendre sur la scène internationale. 

En tant qu’outil de communication, d’échanges, le français est un facteur de développement pour les populations qui le partagent. Ainsi, par exemple dans le domaine des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Aujourd’hui, 5% des pages internet au niveau mondial sont en français, alors que les francophones représentent 2% de la population mondiale. Les francophones ont donc une visibilité plus forte que leur place réelle.

Est-ce que la francophonie ne se construit pas à l’encontre des cultures des pays qui en font partie ?
Dans toute organisation internationale, vous avez un problème de rapport de forces : la francophonie est principalement portée par la France. La première image qu’on en a, c’est celle de la puissance de la France. Ce n’est pas une critique que je porte, c’est un constat : tous les pays utilisent une organisation internationale pour faire avancer leur propre agenda. Je ne reproche pas à la France de peser sur la francophonie, mais il appartient aux non-Français de faire en sorte que ce rapport de forces reste équilibré. 

J’aimerai prolonger votre question sur un aspect qui me tient particulièrement à cœur, la question de l’éducation. A mes yeux, une des raisons de l’échec des politiques d’éducation dans les pays francophones, c’est le fait qu’on alphabétise en français. 95% des enfants en Amérique latine sont alphabétisés dans leur langue maternelle, 70% en Asie et 13% seulement en Afrique francophone. Tout le système francophone d’éducation est resté sur le modèle néocolonial qui ignore les langues locales.

Pour l’enfant européen, sa formation c’est : l’école, la famille, la télévision, internet. En Afrique : l’enfant n’a pas internet, la télévision par intermittence, il lui reste l’école, mais il n’a pas la famille, car quand il rentre de l’école, ses grands-parents ne savent pas lire des livres écrits dans une autre langue. Cessons de croire ou de dire que tous les citoyens des pays francophones connaissent le français. Le dernier et passionnant rapport sur l’état de la langue française réalisé par l’OIF est éclairant : ainsi, par exemple, ce rapport donne pour le Niger, pays fondateur de la Francophonie (Traité de Niamey) le chiffre de 12% de francophones ! On perd l’impact de l’éducation familiale dans la formation scolaire des enfants. L’enfant africain est le seul enfant du monde qui n’a pas la possibilité d’apprendre avec ses grands-parents. 

Il existe pourtant une solution alternative : la pédagogie convergente. Les premières années de l’école, on apprend à l’enfant à lire et écrire dans sa langue maternelle, et c’est seulement à partir de l’équivalent du CE1 qu’on lui apprend la langue française. Les expériences pilotes ont prouvé que l’enfant qui a appris le français de cette manière, le connait mieux que les autres : on a un taux de réussite du primaire au secondaire supérieur à celui de la pédagogie traditionnelle. En plus, la pédagogie convergente est moins chère que la pédagogie traditionnelle. Cette approche, qui est celle de l’Amérique latine, de l’Asie, n’est pas mise en œuvre en Afrique francophone si ce n’est de manière extrêmement limitée (expérimental !). 

Il y a plusieurs raisons à cela. Le français reste pour tous ces pays la langue de l’unité nationale et territoriale. Si on doit prendre en compte les langues maternelles des uns et des autres, il va falloir faire une politique de décentralisation, alors que le français est la langue de la centralisation. Deuxièmement, il n’y a pas de marché pour les manuels scolaires dans les différentes langues africaines, notamment celles qui concernent des communautés réduites. Les parents ont aussi des complexes par rapport aux langues ethniques, ils préfèrent envoyer leurs enfants dans des écoles classiques. Dans ces cas de figure, la langue française s’oppose en effet aux langues et aux cultures locales, et il y a beaucoup de complices à cet état de fait. Il faut faire attention à ce que le français ne serve pas une politique de répression des cultures et des langues des différents pays. On ne prend pas assez garde à cela.

Propos recueillis par Marwa Belghazi et Emmanuel Leroueil

L’Afrique du Sud dans la cour des Grands

C’est désormais officiel depuis le 14 avril: les performances économiques du géant de l’Afrique sont récompensées par l’entrée dans le groupe des BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine), illustrée par la participation du président Sud Africain Jacob Zuma au sommet annuel du groupe qui s’est tenu la semaine dernière à Sanya, en Chine.
L’acronyme du « club » des puissances émergentes se voit rajouter un S (pour South Africa), et espère ainsi élargir ses perspectives à l’ensemble du continent Africain. Alors que sa raison d’être est avant tout économique, le groupe des BRICS entend également prendre position sur la scène politique internationale et promouvoir une conception non-occidentale des affaires du monde (par exemple sur la crise en Libye, pour laquelle le groupe a adopté une position unique en rejetant « le recours à la force » et appelant à « une solution négociée »).

L’entrée de l’Afrique du Sud dans le groupe des puissances émergentes accentue considérablement cette nouvelle donne géopolitique, permettant de constituer un bloc qui représente 40% de la population mondiale et 18% du PIB de la planète. En effet, ce n’est pas simplement en raison de ses performances économiques que le pays a été admis au sein du groupe (l’Indonésie, le Mexique ou la Corée du Sud présentant des résultats comparables voire meilleurs). Un séminaire organisé en mars dernier à Pretoria par l’Institut Sud Africain des Affaires Internationales (SAIIA), dont le compte rendu est disponible sur (http://www.saiia.org.za/images/stories/research/safp/brics_seminar_report_march_2011.pdf), a analysé les raisons de cette adhésion et les perspectives qu’elle porte.
L’Afrique du Sud a ainsi promu sa candidature en se présentant comme « le portail de l’Afrique » et comme un partenaire hautement stratégique sur la scène régionale et internationale. Cette dimension continentale a joué un rôle déterminant dans son adhésion aux BRIC, sans doute davantage que les aspects économiques pour lesquels l’Afrique du Sud semble même être relativement en retard par rapport aux autres membres ou à des candidats potentiels: son économie reste en effet très dépendante de l’extraction minière et son taux de croissance est assez faible par rapport aux autres membres du groupe (3,5% contre 9,6% pour la Chine et 8,2% pour l’Inde en 2011), sans parler des graves problèmes de développement que connait le pays(en particulier à cause du SIDA).
Quelles peuvent être les retombées de cette adhésion pour les autres pays Africains ? Cela reste difficile a évaluer, notamment parce que les BRIC n’ont pas attendu l’intégration de l’Afrique du Sud pour s’implanter sur le continent. Une étude de la Banque de France s’est ainsi penchée sur les échanges commerciaux des pays de la zone Franc avec les BRICS, qui ont connu un décollage depuis 2002 (multiplication par sept en seulement six ans). Le rapport note toutefois le poids prépondérant de la Chine dans ces échanges, ainsi que le déséquilibre entre les deux ensembles, qui peut accroitre la vulnérabilité des pays Africains en cas de ralentissement des économies émergentes dont elles dépendent de plus en plus. http://www.banque-france.fr/fr/eurosys/telechar/zonefr/2009/Encadre_4_Echanges_commerciaux_de_la_ZF_avec_les_pays_emergents.pdf

La constitution du groupe des puissances émergentes peut instituer une concurrence bipolaire à l’échelle mondiale, avec d’un coté, les BRICS, qui enregistrent une croissance élevée entrainant une industrialisation et un développement rapide, et de l’autre, le groupe des pays anciennement industrialisés mais dont la croissance est faible et dont le poids dans l’économie et les affaires internationales n’est plus aussi prépondérant qu’au XXème siècle. Ce deuxième groupe, qui a pris le nom d’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE), compte 34 pays membres et fête cette année ses cinquante ans d’existence. Signe que les choses évoluent, l’OCDE a présenté le 7 avril dernier son rapport annuel « Objectif Croissance » en y incluant, pour la première fois de son histoire, des évaluations et des recommandations sur les grandes économies émergentes (les BRICS plus l’Indonésie). Le résumé de ce rapport, est consultable sur le site de l’OCDE : http://www.oecd.org/dataoecd/56/37/47520272.pdf, de même que la partie dédiée aux priorités de réformes pour l’Afrique du Sud : http://www.oecd.org/dataoecd/4/1/47532799.pdf

 

Nacim K. Slimane

Hausse des investissements dans les pays émergents d’Afrique

Ayant plutôt bien résisté à la dernière crise économique, certains pays émergents d’Afrique subsaharienne semblent en bonne posture  pour 2011. En effet, grâce notamment à la régulière croissance affichée  au cours des quinze dernières années, ces pays sont devenus des cibles de choix pour nombre d’investisseurs étrangers.

Le fonds monétaire international, dans un bulletin paru en février 2011 http://www.imf.org/external/french/pubs/ft/survey/so/2011/car011211af.pdfprévoit un afflux de capitaux en provenance de l’étranger. Pour causes : une chute des rendements dans les pays industrialisés mais surtout une vigoureuse croissance en perspective dans de nombreux pays émergents. Parmi eux, les Etats composant l’ «Afrique émergente» selon l’expression de Steven Radelet, spécialiste de la mondialisation et qui regroupe 17 pays ayant affiché un taux de croissance par habitant supérieur à 2% au cours de la période allant de 1996 à 2008 et au rang desquels on compte entre autres le Mali, le Burkina Faso, l’Ethiopie, le Lesotho ou le Rwanda.

Les nouveaux  partenaires commerciaux de l’Afrique l’Inde et la Chine notamment, en quête constante de possibilités d’investissement direct dans le continent, saisiront certainement cette opportunité d’élargir leurs horizons. Par ailleurs, la manne financière engendrée pourrait à la fois améliorer les perspectives de croissance de ces pays et leur permettre de rattraper leur retard sur le plan des infrastructures.

Ces perspectives de financement  si elles sont bienvenues, s’accompagnent néanmoins de deux impératifs : une gestion prudente de leur nouvel endettement par ces pays, qui devront privilégier les projets à haut rendement, et la mise en place d’une politique macroéconomique cohérente leur permettant de faire face à ces importants flux de capitaux.

Boubacar DIAO

Le miracle mauricien

Qu’on se le dise : il existe un miracle mauricien. C’est en tout cas l’avis, de poids, de l’un des plus brillants économistes de notre époque, Joseph Stiglitz, livré sur son blog, « Sagesse économique non-conventionnelle ». Le prix Nobel d’économie chante les louanges de cet archipel africain de l’océan indien, peuplé d’1,3 million d’habitants. Le miracle est autant économique, politique que social. Le pays se caractérise par la stabilité de ses institutions démocratiques et se distingue comme le meilleur élève de la classe du continent africain en matière de bonne gouvernance, selon le classement de la fondation Mo Ibrahim. Au niveau économique, le pays a connu une croissance supérieure à 5% pendant trente ans, et ce bien qu’il soit dénué de ressources minières ou pétrolières. Il est classé 1er en Afrique en terme d’attractivité par le rapport 2010 Doing Business de la Banque mondiale. Mais surtout, et c’est ce que souligne Joseph Stiglitz, le pays se singularise par un système social qui n’a rien à envier aux pays du Nord de l’Europe : éducation (y compris universitaire) gratuite pour tous ; transports scolaires et soins médicaux offerts aux citoyens. 87% des habitants sont propriétaires de leur maison.

Non sans malice, Joseph Stiglitz rappelle le diagnostic d’un autre Nobel d’économie, James Meade, qui prédisait en 1961 (l’île Maurice a pris son indépendance en 1968) que les perspectives de développement économique de l’archipel étaient très faibles. Or, le revenu par habitant est passé de 400$ au moment de l’indépendance à 6700$ aujourd’hui. Le modèle économique de l’île Maurice est sans aucun doute l’un des plus solides d’Afrique car le plus diversifié. Alors que l’île était spécialisée dans une monoculture de la canne-à-sucre, l’économie repose actuellement sur le tourisme, la finance, l’industrie du textile, et peut-être bientôt sur le secteur des nouvelles technologies.
La démarche de Stiglitz, à son habitude, est particulièrement innovante : l’auteur questionne les modèles européens et américains à l’aune de cet exemple de réussite africaine. Si Maurice allie système social avancé et bonnes performances économiques, pourquoi les pays européens et les Etats-Unis, beaucoup plus riches, n’y arriveraient pas également ? Nous nous permettons de transposer cette critique latente à l’échelle du continent africain qui nous intéresse : il faut arrêter de croire que le développement économique nécessite de sacrifier le bien-être social des habitants, de faire une surenchère de dumping social pour sortir son épingle du jeu.

Joseph Stiglitz cherche les raisons qui peuvent expliquer ce succès singulier et inattendu. Il en présente un certain nombre, parmi lesquels nous retiendrons le fait que l’Ile Maurice a choisi de ne pas investir dans l’armement militaire, tirant les conséquences d’un système international où les risques d’invasions étrangères ont fortement diminué ; dénuée de ressources minières, Maurice a choisi de concentrer ses investissements dans ses ressources humaines en investissant prioritairement dans l’éducation ; enfin, Stiglitz pointe du doigt le consensus très social-démocrate entre syndicats de travailleurs, gouvernement et patronat comme terreau propice au modèle mauricien.
Maurice n’est cependant pas un jardin d’Eden et des problèmes existent. L’économie mauricienne souffre actuellement d’une perte de compétitivité liée à son taux de change. Les consommateurs mauriciens souffrent quant à eux de l’inflation des produits alimentaires de première nécessité ainsi que de l’énergie. L’impact est d’autant plus fort pour une Ile qui importe beaucoup de ces produits par bateaux avec des coûts de transport élevés. Enfin, héritage de son passé colonial, la répartition des terres est très inégalitaire.

On peut toutefois reprocher à Stiglitz de ne pas rentrer dans le détail des difficultés économiques rencontrées par la République de Maurice durant la récente crise financière et économique mondiale en 2009. Maurice n’étant pas intégré à un marché local suffisamment large, l’archipel est extrêmement dépendant de l’extérieur. Le ralentissement du commerce international, la chute des cours du sucre (exportation mauricienne) concomitante à la hausse des cours du pétrole et des denrées alimentaires importées, ont eu un effet ciseau extrêmement violent. Nous conseillons la lecture de deux articles qui détaillent ces difficultés :
http://www.syfia.info/index.php5?view=articles&action=voir&idArticle=5140
http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAJA2549p044-045.xml0/gouvernance-classement-crise-economique-mauricemaurice-mauvais-point-pour-le-premier-de-la-classe.html
En mettant les évènements récents sous le boisseau, Stiglitz oublie de préciser que le « modèle mauricien » qu’il porte aux nues est en danger de disparition. Le gouvernement mauricien actuel tente de répondre à la crise en libéralisant l’économie locale, c'est-à-dire en remettant en cause les acquis des travailleurs mauriciens au nom de la flexibilité du travail et des impératifs d’attractivité promus par des rapports comme le Doing business. L’ironie veut donc que ce soit au moment où il jette peut-être ses derniers feux que le modèle « social-démocrate » mauricien est louangé comme jamais. Il appartient aujourd’hui à la gauche mauricienne de réinventer et de raffermir ce modèle, pour que les générations futures continuent d’en bénéficier, et que les socialistes africains puissent s’en inspirer.
Joseph Stiglitz, redresseur des torts de l’impérialisme américain devant l’éternel, finit son article en enjoignant les Etats-Unis qui occupent pour des raisons militaires une île de l’archipel Mauricien, Diego Marcia, à en remettre la souveraineté aux Mauriciens et permettre aux autochtones Chagossiens de retrouver leur lieu de vie ancestral.
 

Emmanuel Leroueil

L’article original de Stiglitz : http://www.project-syndicate.org/commentary/stiglitz136/French

Le secteur de la santé en Afrique, un nouvel eldorado pour les investisseurs privés

Avec le taux de mortalité infantile le plus élevé au monde et 65% des personnes atteintes du SIDA qui s’y trouvent, l’Afrique est un continent où la santé est un enjeu encore plus crucial qu’ailleurs. Cela, les investisseurs privés l’ont bien compris.
Michel Pauron pour Jeune Afrique nous montre que selon une étude de Merrill Lynch, les investissements privés dans la santé sont les plus lucratifs après les infrastructures et les télécommunications. Pour exemple en Inde, la part du privé représente 80% des soins ambulatoires et 60% des soins en hospitalisation.
Aujourd’hui, on estime à un peu plus de 50% la part du privé dans le secteur sanitaire dans l’Afrique subsaharienne. Dans les prévisions à moyen terme, effectuées par la Société Financière Internationale, les besoins d’investissement dans la santé en Afrique, d’ici à 2016, seront supérieurs à 30 milliards de dollars. Les deux tiers seront assurés par le secteur privé. L’administration Obama a d’ores et déjà pris ses dispositions : « étendre son soutien à l’implication du secteur privé dans la prise en charge médicale en Afrique […] encourager les investissements dans la santé et élargir les programmes de santé internationaux du gouvernement. »

Cette nouvelle donne peut être observée sous deux angles différents : une opportunité formidable pour l’Afrique d’obtenir les moyens nécessaires au développement du domaine sanitaire, domaine clé dont dépend, en partie, le développement plus général de tout le continent ; ou une grande menace générée par ces grands groupes dont les visées sont avant tout lucratives, et qui seraient susceptibles de créer une Afrique à deux vitesses dans le domaine sanitaire.
La santé sur le continent noir s’avère être, en effet, un débouché très intéressant pour des investisseurs potentiels. Aujourd’hui, un centre haut de gamme peut générer 10 millions de dollars de chiffre d’affaires annuel pour un investissement initial à peine supérieur à 3 millions de dollars. Pour Philippe Renault, chargé de mission au département santé de l’Agence française du Développement, le meilleur moyen de résoudre ce dilemme est de faire en sorte que le secteur privé se développe davantage en concertation avec le secteur public afin d’être mieux régulé et que la recherche du profit ne prenne pas le pas sur l’intérêt public.

http://www.jeuneafrique.com/Articles/Dossier/ARTJAJA2588p111-112.xml0/investissementla-sante-un-marche-comme-un-autre.html
 

Giovanni C. DJOSSOU

Afrique centrale : un possible retour à la croissance

La région de la Communauté économique et monétaire d’Afrique centrale (Cemac) a été durement éprouvée par la crise. Les recettes budgétaires globales issues du pétrole ont subi une forte contraction pendant que le taux de croissance hors pétrole diminuait aussi fortement pour s’établir à 2,5 % en 2010. En ce premier trimestre de l’année 2011, les économies de la région donnent les premiers signes de sortie du marasme.
Afin de mieux appréhender ce début de sortie de crise, l’Uneac1 a récemment publié l’édition 2010 du rapport Les économies de l’Afrique centrale. Ce rapport propose une analyse des changements économiques et sociaux de la région ainsi que des préconisations visant à mettre à profit les enseignements tirés de la récente crise.
 
Alors que les structures économiques actuelles des pays de la CEEAC reposent quasi exclusivement sur l’extraction de ressources naturelles, le rapport met en avant la nécessité de diversifier les structures productives, seule garantie de taux de croissance élevés sur le long terme. Cette diversification progressive devrait permettre aux pays de la région de réduire leur dépendance à l’égard des produits de base. Aussi l’accent est mis aussi bien sur les questions de vulnérabilité que sur la durabilité des options présentées.
 
Le rapport insiste surtout sur les difficultés que continuent de rencontrer la plupart des Etats de la CEEAC, à l’instar du Cameroun ou du Gabon, à mobiliser au mieux les ressources internes. Une meilleure allocation de ces ressources permettrait en effet non seulement d’élargir les structures productives, mais encore de répartir de manière optimale les financements en faveur des secteurs d’activité les plus porteurs.
 
 L’intégralité du rapport se trouve à cette adresse :
 
Tidiane Ly
 
 

Le développement de l’Afrique passe t-il par une révolution agricole ? (2ème partie)

Un vrai débat existe sur les priorités et les étapes à suivre pour le développement. Il parait naturel de penser qu’elles sont différentes suivant les régions et les pays du monde et suivant les époques. L’on est cependant tenté de se demander s’il y a des constantes ou des règles immuables pour le développement et si l’essor du secteur agricole en fait partie. Plus modestement, nous nous intéresserons ici à la question de l’importance d’une révolution verte pour le développement de l’Afrique. Mais avant de nous focaliser sur le continent africain (3ème partie de la saga), il nous parait intéressant et instructif d’avoir en tête des exemples de révolution du secteur primaire et de voir la place que celle-ci a eu dans l’amorçage du développement de pays aujourd’hui considérés comme économiquement développés (1ère partie) ou émergents (2ème partie).
 
Si la Révolution Agricole est le nom que les historiens ont donné à la série d’innovations et de changements qui, du XVIIème au XIXème siècles, ont remodelé et modernisé le secteur primaire de l’Angleterre et de tout le vieux continent, le terme « Révolution Verte » désigne le bond agricole qui a été réalisé au cours de la deuxième moitié du XXème siècle dans les pays émergents. Ce dernier phénomène s’est manifesté par la mise au point de nouvelles variétés à haut rendement, l’utilisation des engrais minéraux et des produits phytosanitaires, la mécanisation de l’agriculture et la pratique accrue de l'irrigation. Il a eu pour conséquence un accroissement spectaculaire de la productivité agricole même si les estimations de cette augmentation restent encore controversées.
 
Tout commence au Mexique en 1943 avec la création de l'Office of Special Studies, né de la collaboration entre l'administration du président Manuel Ávila Camacho et la Fondation Rockefeller. En effet, Ávila Camacho, soucieux de rendre l'agriculture mexicaine capable de soutenir l'urbanisation et l'industrialisation croissantes du pays, va trouver dans ses voisins américains de solides soutiens à ses ambitions. Le vice-président américain Henry Wallace, qui perçoit dans cette volonté de Camacho une chance pour l'économie et les intérêts militaires américains, convainc la Fondation Rockefeller de travailler avec le gouvernement mexicain. L'Office of Special Studies réunit des généticiens et phytopathologistes américains et mexicains dans le but de développer des variétés de maïs et de blé à haut potentiel de rendement. Dans le même temps, le gouvernement mexicain investit massivement dans des infrastructures pour l'irrigation des plaines et plateaux semi-arides. L'adoption de nouvelles semences de blé se répand, principalement parmi les gros agriculteurs du Nord. Pendant toute cette période, un organisme public, le Conusapo, protège l'agriculture mexicaine des variations de prix du marché mondial.
 
L'augmentation de la production de blé due à la fois à l'augmentation des rendements et à celle des surfaces cultivées figure parmi les effets les plus spectaculaires de la révolution verte au Mexique. En effet, le Mexique devient auto-suffisant en blé en 1951 et commence l'exportation de cette céréale l'année suivante. Les succès relatifs de la révolution verte ne signifient pas pour autant la disparition de la malnutrition au Mexique. Le coût des semences et des investissements en matériel, prohibitif pour un grand nombre de paysans, conduit à une intensification de l'exode rural. L'industrialisation, fortement mécanisée et donc peu demandeuse en main-d'œuvre, que connaît parallèlement le pays ne peut absorber une population rurale qui vient grossir les rangs des bidonvilles. C'est de cette époque que date l'accélération de l'émigration en direction des États-Unis.
 
L’Inde est le deuxième pays à expérimenter la révolution verte. Grâce à la collaboration entre la Fondation Ford et l'État indien, le ministre de l'agriculture Chidambaram Subramaniam met en œuvre une politique d'incitation à l'irrigation, à la recherche agronomique locale et à l'utilisation de semences à haut potentiel de rendement. A la fin des années 1970, le rendement du riz augmente de 30% permettant à l'Inde de faire face à la croissance de sa population sans subir les famines récurrentes qu'elle a connues dans les années 1960. L'Inde multiplie par 10 sa production de blé, et par 3 sa production de riz. La révolution verte assure des récoltes abondantes dans les États semi-désertiques tels que le Pendjab. Ce dernier, qui était dans les années 1950 un état aride et pauvre, est aujourd'hui l'un des plus riches d'Inde.
C’est ensuite le tour de l’Asie du Sud-Est, région du monde qui va enregistrer la meilleure progression de la production céréalière dans les années 1970 et 1980. Des pays comme l'Indonésie et les Philippines, alors considérés comme structurellement déficitaires, sont quasiment devenus autosuffisants en l'espace de deux décennies ; le Vietnam est devenu le troisième exportateur mondial de sucre alors qu'il ne possédait que quelques champs de canne dix ans plus tôt. Dans la majorité des pays de la région – exception faite de la Thaïlande – la révolution verte ne s’est pas traduite par un accroissement massif des surfaces exploitées mais par une augmentation sensible des rendements rendue possible par l’emploi de nouvelles  variétés couplé à une modification complète des systèmes de production agricole : drainage, fertilisation minérale, traitement chimique.
 
L'intervention étatique appuyée financièrement par des organisations internationales comme la Banque mondiale et la Banque asiatique pour le développement a été une condition importante du succès de la révolution verte. Les politiques de subvention à l'achat des intrants (notamment aux Philippines et en Indonésie) ont été indispensables pour permettre l'accès des agriculteurs locaux à ces produits. Participe aussi du développement du secteur, la protection des prix de cession des produits locaux des variations du marché international qui garantit un revenu régulier aux agriculteurs confrontés à de lourds investissements.
La révolution verte a donc été le fruit de la recherche scientifique et d’une forte volonté politique. Partout où elle a été menée avec succès, elle a nécessité une politique étatique volontariste qui s'est généralement traduite par des subventions à l'utilisation des intrants chimiques (pesticides, fertilisants), un aménagement du territoire en matière de maîtrise de l'eau (irrigation), des subventions à l'achat des semences et une protection des prix des matières agricoles. Cependant, cette révolution a montré ses limites dans bien des domaines.
 
Le passage d'une agriculture vivrière à une agriculture tournée vers l'exportation ou la nourriture animale a eu des effets négatifs. Dans certaines régions d'Inde, la révolution verte a substitué la culture du blé, qui n'entre pas directement dans le régime alimentaire des paysans, à celle des légumes secs. De même, les intrants chimiques, largement utilisés dans la mise en œuvre des nouveaux systèmes de production agricole, ont indirectement affecté l'alimentation des catégories de populations les plus fragiles. Pour ne citer qu’un exemple, les pesticides employés dans la production du riz en Inde ont éliminé le poisson et certaines plantes sauvages du régime alimentaire des paysans locaux.
Les lourds investissements nécessaires à cette transformation de l’agriculture ont conduit au développement du crédit rural, facteur de fragilisation financière pour de nombreux petits agriculteurs. Au Mexique, les dettes contractées par ces derniers les ont contraints à vendre les terres qu'ils avaient reçues lors des réformes agraires, créant une dynamique de re-concentration de la terre. D’autre part, certaines régions ont, pour des raisons climatiques, géographiques ou politiques, adopté plus aisément les principes de la révolution verte. Ainsi, elle a souvent conduit à une accentuation des disparités sociales, économiques et régionales et parfois à une accélération de l'exode rural. Si ce dernier n’a pas été observé comme conséquence de cette révolution en Inde et au Pakistan, c’est parce que la mécanisation a permis d'accélérer la préparation des sols, autorisant plusieurs cycles de récolte par an et une intensification de la culture, fortement consommatrice de main-d'œuvre.
 
Du fait de cette révolution, les productions requièrent beaucoup d'eau, d'engrais, de pesticides, ce qui entraîne des sols moins fertiles, et très pollués. La révolution verte a par ailleurs été accusée de contribuer à la déperdition du savoir agricole traditionnel, à la réduction de la biodiversité et à la dépendance des agriculteurs de l'industrie agro-pharmaceutique.
Pour revenir à l’Afrique, il nous parait certain que les pays de ce continent gagneraient à s’inspirer de ces exemples de révolution verte, s’ils veulent eux-mêmes devenir des pays économiquement émergents. Il s’agira aussi d’en considérer les points positifs mais aussi négatifs dans le but de reproduire les mêmes succès sans tomber dans les mêmes pièges. Voici qui fera l’objet de la troisième partie de cette saga.
Tite Yokossi

Les nouveaux partenaires de l’Afrique

 

Le continent africain a toujours été un terrain d’expression privilégiée pour le développement d’une politique étrangère, si bien que cela constitue un baromètre de la puissance d’un pays et un indicateur de classement mondial des puissances du moment. Après la domination coloniale hispano-portugaise, puis franco-britannique, et enfin une compétition américano-soviétique pendant la Guerre Froide, l’Afrique est entrée depuis une dizaine d’années dans une nouvelle ère dans laquelle les pays émergents jouent un rôle majeur.  Même si les puissances anciennement présentes ne se sont pas retirées du continent (les Etats-Unis et la France continuant, dans l’absolu, d’y promouvoir leur vision et leurs intérêts), la montée de nouveaux acteurs en Afrique constitue une donnée majeure de l’évolution géopolitique contemporaine.

Le role actif de la Chine est sans doute le plus médiatisé, tant ses relations avec les pays africains sont en plein boom. Ceci est amplifié par le fait que la croissance exceptionnellement forte de la deuxième puissance économique mondiale suscite des appréhensions chez les acteurs déjà implantés et qui voient leurs intérêts être directement concurrencés. Valérie Niquet, Directrice du Centre Asie de l’IFRI, a publié un article qui reste une référence sur la stratégie chinoise en Afrique et les enjeux politiques et économiques qui y sont liés. http://www.ifri.org/files/politique_etrangere/pe_2_2006_niquet.pdf

L’autre puissance montante en Asie, l’Inde, est également un acteur majeur sur le continent africain, même si sa présence est moins visible. Joël Ruet, chercheur CNRS au Centre d'Etudes Français sur la Chine Contemporaine présente les principaux secteurs de coopération (télécoms, transport, informatique, etc.)  et la croissance très soutenue du volume des affaires.  Il affirme ainsi que « sans que le monde ne s'en aperçoive trop, le commerce entre l'Inde et l'Afrique est passé de 7 milliards de dollars en 1997 à 51 milliards en 2007 », signe le plus visible de  la mise en place d’une « Indafrique » : http://lexpansion.lexpress.fr/afrique/l-indafrique-aussi_232025.html

Le Brésil est également devenu, sous l’impulsion du président Lula, un partenaire majeur pour les pays africains. L’aspect politique de la relation est sans doute plus fort encore que pour la Chine et l’Inde, puisque les liens historiques et culturels sont établis et que d’après l’expression même de Lula,  le Brésil a une « dette » envers une Afrique qui a contribué à son peuplement et à son développement.  Comme l’illustre bien un article de l’alliance géostratégique, le Brésil présente des atouts et a un intérêt particulier à s’engager dans un partenariat à long terme avec le continent Africain, qui s’étendrait au delà des échanges de ressources naturelles : http://alliancegeostrategique.org/2010/05/16/afrique-et-bresil/

Enfin, on peut citer un pays qui apparaît de plus en plus comme un outsider prometteur tant au niveau africain que mondial : la Turquie. Enregistrant l’un des taux de croissance les plus élevés du monde, et d’une stabilité politique intérieure sans précédent, la politique étrangère Turque a connu un bouleversement ces dernières années, notamment à travers la vision et l’action de son actuel ministre des affaires étrangères Ahmet Davutoglu. Si l’on évoque parfois son influence politique croissante au Moyen Orient (et aujourd’hui en Afrique du Nord, comme le montre son action pour la résolution de la crise Libyenne), la diplomatie Turque s’active également en Afrique  ou elle a été intégrée en 2003 en tant que membre observateur au sein de l’Union Africaine. La revue Turskish Policy a publié dans sa dernière édition un article particulièrement instructif sur ce point, accessible sur http://www.turkishpolicy.com/dosyalar/files/Mehmet%20%C3%96zkan-%20Turkey%27s%20Rising%20Role%20in%20Africa.pdf

L’émergence de nouveaux partenaires pour l’Afrique, tant au niveau politique qu’économique, est aujourd’hui une réalité, et ces relations sont appelées à se renforcer et à s’étendre au cours des prochaines années. Bénéficiant de nombreux atouts et sans doute d’une meilleure image auprès des populations, il faut néanmoins s’assurer que ce partenariat joue dans les deux sens et qu’il puisse rapidement permettre aux pays africains d’enregistrer à leur tour, des résultats comparables en termes de croissance, de puissance et de développement.

           Nacim Kaid Slimane            

Déconstruire les discours de l’afro-pessimisme et de l’afro-optimisme (2)

La principale critique que l’on puisse adresser à l’afro-pessimisme est son fatalisme. L’Afrique serait incapable de valoriser ses ressources humaines à venir. Les taux de croissance élevés des pays émergents s’expliquent avant tout par la réallocation du facteur travail – la main d’œuvre – de l’économie du secteur primaire ou de l’économie informelle d’autosubsistance vers le secteur secondaire et tertiaire, à forte valeur ajoutée. Selon les afro-pessimistes, l’Afrique serait incapable d’une telle réallocation de sa main-d’œuvre.  Alors que l’histoire récente nous offre des exemples d’une telle réussite ailleurs dans le monde, quel est l’argument qui expliquerait que l’Afrique ne puisse y arriver ? Un biais culturel ? Des institutions irrémédiablement faibles et des politiques intrinsèquement corrompus ?

L'afro-pessimisme, un discours du courant des catastrophistes et angoissés du nouveau millénaire

Il est important à cet égard d’analyser les ressorts psychologiques et idéologiques qui animent l’afro-pessimisme et l’afro-optimisme. L’afro-pessimisme s’inscrit bien sûr dans la tendance longue d’une certaine forme de paternalisme occidental, l’équation démographie galopante et non résilience du tissu économique ne servant qu’à envelopper poliment un regard culturaliste dépréciateur sur les Africains qui ne seraient « pas encore entrés dans l’Histoire »[1]  pour certains, qui seraient tout simplement une race inférieure pour d’autre. Mais l’afro-pessimisme, tel qu’il s’énonce notamment en Europe à partir des années 1990, présente aussi une grande nouveauté par rapport à cette tradition, et n’en est parfois pas même issu. Ce discours s’inscrit aussi aujourd'hui dans le courant des catastrophistes et angoissés du nouveau millénaire. La dérive sécuritaire et les politiques anti-immigrés des démocraties du monde développé en sont quelques-uns des symptômes. Le monde court à sa perte : développement des virus transfrontaliers, réchauffement climatique et catastrophes naturelles, choc des cultures et des civilisations, prolifération du terrorisme, menaces contre l’identité et les valeurs de l’Occident. Dans cette vision, l’Afrique serait le chaudron de toutes ces catastrophes : une masse d’affamés du Sud qui cherchent à tout prix un avenir meilleur au Nord qu’ils mettent en danger ; des gens culturellement différents qui attisent les peurs et la violence, bref, une menace directe ou indirecte au modèle Occidental. L’afro-pessimisme découle en partie du sentiment d’assiégé et de déclin qui se propage chez certains groupes d’opinion en Europe et en Amérique du Nord.  Il appelle à un interventionnisme occidental : il faut aider les Africains qui courent à leur perte, incapables qu’ils sont de se prendre en main tout seul, et qui risquent en plus de nous entraîner avec eux dans leur abysse de problèmes. Cet interventionnisme afro-pessimiste peut se parer des mêmes atours de bons sentiments et de réelle bonne volonté qui caractérisait en son temps la mission civilisatrice des puissances coloniales. Il débouche parfois même sur des initiatives louables, sous la forme d’appels à l’aide au développement ou à l’aide humanitaire d’urgence. 

Les Africains désillusionnés rejoignent les rangs des afro-pessimistes

Il serait toutefois extrêmement réducteur d’affirmer que l’afro-pessimisme soit l’apanage des non-Africains, des Occidentaux. En effet, nombre d’Africains sont des afro-pessimistes. Cinquante années de désillusions ont nourri ce sentiment chez beaucoup d’enfants du continent noir. Le bouc-émissaire habituel est trouvé en la personne des élites africaines : corrompues, non patriotiques, asservies à l’Occident, elles seraient les principales fossoyeurs de l’Afrique postcoloniale. Le problème est que ce constat ne s’applique pas seulement au personnel politique au pouvoir, mais affecte également l’opposition, les milieux d’affaires, les intellectuels, et par extension toute personne qui sort du lot et qui pour cette raison est suspecte. Tous corrompus, tous pourris ! Et ceux qui ne le sont pas, c’est juste parce qu’ils n’en auraient pas eu l’occasion… Les afro-pessimistes du continent ne croient pas en eux et aux Africains. Beaucoup se sont également réappropriés des clichés culturels comme celui sur l’indolence supposée des Africains par rapport aux Chinois. Mais la principale source de l’afro-pessimisme reste l’incompréhension de la situation actuelle, des facteurs explicatifs du « sous-développement » africain et des moyens à mettre en œuvre pour restaurer une fierté et une puissance sur la scène internationale que chacun caresse secrètement. Les mécanismes de la Modernité du système socio-économique dans lequel nous vivons échappent à la plupart des habitants du continent qui, faute d’explications et de discours prospectifs clairs, peuvent éventuellement s’enfermer dans le pessimisme et la prostration. 

L'afro-optimisme, discours des marchés

Le discours de l’afro-optimisme, notamment dans sa variante actuelle sur l’ « émergence » de l’Afrique, est quant à lui un discours des marchés financiers et des classes entrepreneuriales, un discours d’auto-persuasion, destiné à susciter la confiance, et notamment celle des investisseurs. Le problème de ce discours est qu’il est aveugle à beaucoup trop d’éléments qui constituent la réalité africaine. Ainsi de la déconnexion croissante entre d’une part une infime partie de la société, connectée au système financier et économique mondialisé, qui bénéficie des facilités d’accès aux financements, de déplacement des biens et des personnes ; et d’autre part l’écrasante majorité de la population qui reste dans une économie d’autosubsistance précapitaliste, ou même de la catégorie basse de la classe moyenne, celle des fonctionnaires d’Etat et des petits employés, qui vivent avec de faibles salaires souvent irréguliers, et dont le quotidien est fait de débrouilles et autres combines pour assurer le mode de vie de leur statut social semi-privilégié.

Aveuglement aussi sur les lacunes d’un agrégat comme la croissance moyenne des pays africains, qui cache d’énormes disparités entre les taux de croissance des pays exportateurs de pétrole et de gaz (Angola, 20% de croissance du PIB en 2007) et des pays en crise comm le Zimbabwe (contraction de -6,9% du PIB en 2007). Aveuglement sur l’impact social extrêmement faible de ces taux de croissance élevés quand ils existent : la situation sociale en Angola, en Guinée-Equatoriale ou en Tunisie est à ce titre très parlante. De plus, la plupart des économies qualifiées d’émergentes en Afrique[2] ne sont pas des économies diversifiées et sont donc à la merci de tout retournement du marché sur lequel s’appuient leurs exportations.

L'aveuglement de l'afro-optimisme face à la dégradation sociale

Le problème de l’afro-optimisme est qu’il s’extasie devant des moyens (l’accès aux capitaux en Afrique, le renforcement relatif des institutions politiques et économiques) qui ne servent pourtant pas encore à répondre aux fins légitimes attendues par les populations africaines : assurer du travail au plus grand nombre, assurer les conditions minimales du bien-être de tous. L’Afrique est encore bien loin d’approcher ces objectifs, et n’en prend pas forcément la direction. Les inégalités se creusent de manière alarmante au sein des populations africaines, le gap générationnel s’exacerbe entre la jeunesse du continent, qui constitue la majorité de sa population, se définit par ses références syncrétiques, ses aspirations au consumérisme et au confort, et est confrontée à une réalité sociale faite de chômage de masse et de sphère publique et politique fermée, avec des autorités sociales, économiques et politiques composées essentiellement par les générations précédentes, qui remontent parfois aux tous premiers temps de l’époque postcolonial, comme c’est le cas dans l’Algérie de Bouteflika ou du Zimbabwe de Mugabe. L’Afrique est traversée par des tensions endogènes aux prolongements et aux effets aujourd’hui inconnus. L’afro-optimisme couvre d’un voile impudique ces enjeux.

Enfin, à la racine même de ce discours, ce qui gêne est son présupposé idéologique sur les effets quasiment linéaires et positifs du développement économique dans la mondialisation libérale, pour peu qu’on en accepte les règles du jeu. Certes, diront certains, malgré de forts taux de croissance, il y a toujours trop de pauvres en Afrique. Mais, tout d’abord, leur part relative par rapport au reste de la population a baissé et, ensuite, nous n’en sommes qu’aux premières heures de l’effet de rattrapage. Car la richesse produite actuellement finira par profiter au plus grand nombre ; cela prendra peut-être cent ans comme en Europe occidentale, mais cela adviendra tôt ou tard. Après l’émergence viendra la convergence.
Ce discours libéral, en plus d’être simpliste à l’extrême, dangereux socialement, est aussi contre-productif économiquement en proposant l’extraversion de l’économie africaine, réduite au statut d’eldorado du retour sur investissement pour capitaux étrangers. Si l’Afrique souhaite réellement se réapproprier les règles du jeu du capitalisme en particulier et de la Modernité en général, il faudra que son développement soit endogène, s’appuie sur la mobilisation de ses propres ressources, résorbe ses propres tensions internes. Cette mobilisation n’a rien d’évident mais n’est pas impossible.

Emmanuel Leroueil

[1] : Discours de Dakar de Nicolas Sarkozy

[2] : le cabinet de conseil BCG a publié une étude qui répertorie comme économies africaines émergentes l’Afrique du Sud, l’Algérie, le Botswana,  l’Egypte, l’île Maurice, la Lybie, le Maroc et la Tunisie.