Déconstruire les discours de l’afro-pessimisme et de l’afro-optimisme (1)

En ce début de XXI° siècle, la situation du continent africain et de sa population suscite des débats passionnés et controversés. Schématiquement, les discours se structurent autour de deux pôles : les « afro-pessimistes » et les « afro-optimistes ». Les premiers posent une équation imparable : la démographie africaine est en plein boom, la population devrait doubler d’ici à 2050 pour atteindre entre 1,8 à 2 milliards d’habitants. Les économies africaines, très faiblement industrialisées, seront incapables d’accueillir cette nouvelle masse d’arrivants sur le marché du travail et les taux de chômage, déjà très fortement élevés, vont exploser.

L’Afrique du XX° siècle a déjà connu une urbanisation sans industrialisation. A la différence de l’Europe, l’exode rural ne s’est pas accompagné de la modernisation de l’agriculture et d’emplois industriels dans les villes à même d’intégrer au tissu économique les nouveaux arrivants. De plus, l’échappatoire de l’émigration vers de « nouvelles frontières » s’est bloqué pour les Africains de la seconde moitié du XX° siècle ; les visas coûtent chers et s’obtiennent difficilement,  l’émigration clandestine se fait souvent au péril de sa vie. L’exode rural débouche donc en Afrique vers les bidonvilles autour des mégapoles et grandes villes, une population qui continue à vivre dans une économie d’autosubsistance par de petites activités de commerce ou de service dans le marché au noir, dans des conditions d’habitat souvent indignes et problématiques au niveau sanitaire, alimentaire, éducatif et tout simplement logistique (manque d’électricité). En 2010, sur les 400 millions de citadins  estimés en Afrique, 60% vivraient dans des logements insalubres.

A cette urbanisation chaotique de l’Afrique s’ajoute une agriculture qui s’est très peu modernisée. A côté d’exploitations tournées vers l’exportation qui se caractérisent par une faible productivité et une spécialisation sur des produits agricoles souvent peu rémunérés et soumis à une concurrence inégale des produits du Nord, une très importante portion de la population continue à vivre d’une agriculture d’autosubsistance. Les afro-pessimistes soulignent également les conséquences du réchauffement climatique en Afrique, qui va considérablement handicaper les plans d’autosuffisance alimentaire. Le manque d’eau se fera beaucoup plus pressant dans la région sahélienne et certains prédisent déjà d’importantes migrations de population dans cette zone où les paysans risquent de ne plus pouvoir vivre de leur terre.

La vision d’avenir des « afro-pessimistes » est donc que ces problèmes se poseront bientôt à la puissance 2. Des mégapoles ingérables où prolifèreront les problèmes de santé publique comme le choléra ou les problèmes de pollution, une masse de jeunes désœuvrés radicalisés qui sera un terreau favorable pour toutes les formes d’extrémisme, une agriculture incapable de répondre aux besoins d’alimentation de sa population, ce qui débouchera sur des famines renouvelées, une balance commerciale déficitaire pour la plupart des économies nationales, des besoins en financement sans fin. Le cercle vicieux de la dette, de l’appauvrissement et du sous-développement ne serait donc pas prêt de se terminer pour le continent africain. A ce tableau noir s’ajoute l’absence criante de leadership en Afrique, la corruption endémique, bref, un environnement institutionnel faible et parasite qui ne serait pas prêt de changer dans les années à venir.

La vision d’avenir des « afro-optimistes » est différente à bien des égards. Ces derniers s’appuient principalement sur le retour de la croissance en Afrique, autour de 3% en moyenne durant la décennie 2000-2010[1], sur la constitution d’une classe moyenne à pouvoir d’achat élevé et au consumérisme affirmé, pour diagnostiquer les signaux « d’émergence » de nombre d’économies africaines. Plusieurs pays, les « lions de l’Afrique », seraient appelés à suivre les glorieuses traces de la Chine, de l’Inde ou du Brésil. L’Afrique serait le futur relais de croissance de l’économie mondiale, un marché potentiel énorme pour les produits des grandes multinationales comme en témoigne le succès inattendu du secteur des télécoms. Alors que les pays développés vont bientôt faire face à une équation démographique très compliquée où la part des inactifs par rapport aux actifs va fortement augmenter, équation qui se posera d’ailleurs également pour des pays émergents comme la Chine, la vitalité démographique africaine serait son meilleur atout pour l’avenir. Les taux de scolarisation y ont fortement augmenté, une classe moyenne supérieure se forme aux meilleures écoles occidentales, le marché du travail africain devrait donc être le principal vivier en ressources humaines des années à venir. D’aucuns prédisent qu’après l’Asie, c’est à l’Afrique que profiteront les délocalisations d’industrie dans notre économie mondialisée, de même que la délocalisation de services. Enfin, ajoutent-ils, l’Afrique part de tellement bas qu’elle ne peut que rattraper ses concurrents dans l’économie-monde. Bien que rassemblant 12% de la population mondiale, le continent africain ne représente actuellement que 1% du PIB mondial et 2% du commerce international. Dans la conception téléologique de la mondialisation libérale, l’Afrique ne peut que rattraper son retard.

Ce discours a connu un certain engouement durant les années 2000. Trois facteurs, à mi-chemin entre le conjoncturel et le structurel, ont apporté de l’eau à ce moulin. Tout d’abord, la croissance phénoménale des investissements étrangers privés en Afrique. Ensuite, la hausse des prix des matières premières, qu’il s’agisse des ressources minières, pétrolières ou gazières du sous-sol africain ou des produits agricoles qui constituent l’essentiel des exportations de nombre de ces pays. Même si les prix de certaines de ces matières premières s’est infléchi ces dernières années, l’analyse structurelle qui part de l’hypothèse de l’augmentation constante de la demande mondiale tirée par les grands pays émergents, et notamment la Chine, induisant une hausse à moyen terme du prix de ces matières premières, reste globalement recevable. Enfin, le dernier argument des années 2000 ayant suscité la vague d’afro-optimisme est celui des progrès de la démocratie en Afrique, de la maturation du processus de « state-building » par rapport aux décennies précédentes. De nombreuses alternances politiques (Sénégal, Ghana, Libéria, Bénin) ont illustré ce mouvement. Les coups d’Etat militaire ne sont plus la voie royale pour renverser un gouvernement. La communauté internationale, et notamment l’Union africaine, a fait peser des contraintes qui ont poussé les militaires putschistes a rendre le pouvoir aux civils aux termes d’élections plus ou moins neutres. L’exemple isolé d’Amadou Toumani Touré au Mali en 1991 s’est répété en Guinée Conakry en 2010 et au Niger en 2011. Les nombreux démêlés électoraux de la fin de la décennie 2000, ceux du Kenya en 2008 ou de la Côte d’Ivoire en 2010, ne seraient que les symptômes de la maturation du champ politique africain, les pratiques de bourrage d’urnes, d’élections trafiquées, ne passant plus comme lettre à la poste.

Bien que chacun de ces deux types de discours comporte une part de vérités, aucun d’eux n’est vraiment satisfaisant. (à suivre)

 

Emmanuel Leroueil

 


[1] : Bien que faible en tant que tel pour une économie en voie de développement, cette moyenne de 3% de croissance est supérieure à la moyenne mondiale sur la décennie 2000-2010, ce qui constitue une nouveauté pour l’Afrique dont la croissance était auparavant inférieure à la croissance mondiale.

Faut-il enterrer le franc CFA ?

Une mère portant au dos son enfant et qui sourit, un paysage d’une beauté brute et sauvage, une danse initiatique dans un village bantou – on entendrait presque l’écho des tambours- voici donc l’Afrique du soleil, l’Afrique des cartes postales, celle que l’on prône parfois pour se rassurer. Nul n’est besoin de rappeler que l’Afrique n’est pas cette image d’Epinal. Elle est toujours ce continent où les peuples se soulèvent, tiraillés par la faim. Elle est toujours cette terre que l’on quitte à contrecœur pour s’éduquer ou travailler. Sont-ce là des perspectives sombres ou d’obscures perceptions ? Le fait est que la situation des pays africains est tout sauf radieuse. Les causes de ces maux sont multiples ; l’une de celles que l’on évoque le plus souvent reste le franc CFA. Certains vont jusqu’à considérer qu’il est le principal responsable du marasme prolongé que connaît le continent. Toutefois, il est de se demander si l’on ne fait pas en cela du franc CFA un bouc émissaire ou si, au contraire, ce dernier est véritablement un instrument de domination freinant toute velléité de sortie de la léthargie dans laquelle l’Afrique s’est enlisée1.

>        Le franc CFA, bien politique ou bien économique ?

Le débat sur le franc CFA prend trop souvent un tour immatériel, tant d’un point de vue économique que symbolique. Pourtant, la réalité du franc CFA est d’abord matérielle et palpable. En tant que monnaie, il est un ciment des relations interhumaines ; l’usage que chacun en fait dépend des habitudes de l’ensemble de la communauté. Ce n’est que parce qu’un grand nombre d’Africains utilisent le franc CFA que ce dernier est reconnu et accepté par chacun. Il est à la fois un bien réseau et un bien collectif. Vecteur de cohésion sociale, sa disponibilité, sa circulation et la préservation de sa valeur sont indispensables à la bonne pratique des échanges.

Le franc CFA est cependant avant tout un bien privé ; une unité monétaire appartient toujours exclusivement à une personne ou un groupe de personnes. En cela, il est une interface entre l’Africain et sa société. Ceci explique que chacun se sente intimement concerné par les questions le concernant. Le franc CFA est enfin un bien politique comme toute monnaie. L’histoire monétaire nous enseigne que tous les souverains et toutes les républiques ont marqué la monnaie de leur sceau, symbole de leur puissance. Bien social, privé et politique, nous percevons désormais mieux les raisons pour lesquelles le franc CFA déchaîne controverses et passions.

La quasi-totalité des débats autour du franc CFA porte néanmoins sur la dimension économique de ce dernier. Pour saisir les enjeux de ces discussions, il faut ici adopter une approche méthodique. Nous devons en premier lieu cerner cet objet économique mal identifié qu’est le franc CFA. Comme toute monnaie, il est un intermédiaire dans l’échange. En tant que nous ne vivons pas dans des sociétés de troc tout échange de marchandises se décompose en deux étapes : la vente (marchandise contre monnaie) et l’achat (monnaie contre marchandise). Le franc CFA ne fait à cet égard que faciliter l’échange, il n’a aucun impact sur la quantité de biens produits par exemple. Cela permet de distinguer deux champs économiques différents : la sphère réelle affectant les échanges, la production, le chômage et la sphère monétaire qui, elle, est neutre vis-à-vis de l’économie réelle.

En tant que simple intermédiaire des échanges, le franc CFA n’a ainsi aucun impact réel sur les économies africaines. C’est une autre de ses fonctions qui en fait un sujet de débat si récurrent, celle de réserve de valeur. Comme J-M. Keynes l’expliquait, la monnaie, en tant qu’elle conserve sa valeur n’est pas toujours détenue en vue de réaliser des achats programmés. Les individus détiennent ainsi des encaisses monétaires oisives. Ce sont précisément ces encaisses qui ont un impact sur les taux d’intérêt, les taux de change et donc sur la production et le chômage. Quelle que soit la complexité des débats, ces derniers renvoient toujours à la fonction de réserve de valeur du franc CFA.

>        Réserves de changes versus convertibilité

Si le franc CFA est un bien particulier en tant que monnaie, il est également une monnaie spécifique. Cette spécificité lui est conférée par un cadre institutionnel issu d’une convention de 1973. Les règles édictées par cette convention font l’objet de quantité de critiques ; elles sont au cœur de toutes les controverses. Elles permettent aux pays de la zone de bénéficier de la convertibilité illimitée des francs CFA en euros à un taux fixe. En contrepartie, les pays de la zone doivent effectuer un dépôt de franc CFA sur un compte d’opération du Trésor public français. Les commentateurs, selon leur position dans le débat, exacerbent soit les bénéfices de la convertibilité soit les inconvénients des dépôts.

La convertibilité illimitée confère aux pays de la zone une crédibilité internationale, rendant leur monnaie plus forte, et leur permet de se procurer des devises afin d’alimenter leurs réserves de change, indispensables pour commercer avec l’extérieur. Quant aux dépôts, ne nous y trompons pas, il ne s’agit pas là d’une extorsion car les pays africains restent propriétaires de ces fonds qui sont d’ailleurs rémunérés. Ces dépôts permettent aux pays de la zone CFA de constituer des réserves communes et donc de mutualiser les risques encourus en termes de balance des paiements. Toutefois certains économistes rappellent que l’apparente stabilité de ce système est menacée car tandis que les pays débiteurs sont systématiquement les mêmes, les pays structurellement créditeurs, comme le Cameroun et le Gabon, pourraient souhaiter quitter la zone dans un futur proche.

Une représentation caricaturale, et néanmoins assez répandue, consiste à penser que le Trésor français contrôle la politique économique des pays de la zone franc. Ceci est clairement erroné car la politique économique qui agit sur l’ensemble de l’économie ne se cantonne pas à la politique monétaire dont l’impact direct se limite à la sphère monétaire. Or les accords passés avec le Trésor français ont un caractère purement monétaire. Ce à quoi il faut ajouter que le mécanisme du compte d’opération (convertibilité et dépôts) est organisé autour de règles fixée. Son organisation n’est pas laissée à la discrétion du Trésor.

>        Une politique monétaire africaine ?

 

En réalité, les deux institutions cardinales sont les deux banques centrales que sont la BCEAO et la BEAC. Chacune, dans sa zone respective, conserve une marge de manœuvre compte tenu des règles édifiées. En effet, les dépôts obligatoires sur le compte d’opération ne représentent qu’une partie de la base monétaire. Les deux banques centrales sont donc en capacité d’ajuster la liquidité sur les marchés par la création monétaire dont elles ont le monopole. Elles peuvent, par exemple, mener une politique visant à accroître les encaisses monétaires des agents (individus, sociétés financières), ce qui augmentera l’offre de fonds sur les marchés financiers et résultera dans une baisse des taux d’intérêt.

La BCEAO et la BEAC peuvent ainsi mener des politiques de bas taux d’intérêt pour stimuler l’investissement et relancer l’activité. En période de forte inflation, elles augmenteront, à l’inverse, les taux pour freiner la demande. Elles jouent en outre un rôle très important dans le contrôle des banques de second rang et les instituts de crédit. Il n’est de ce fait pas exact d’affirmer que « la France gère la politique monétaire de l’Afrique ».

On met souvent en avant la présence de représentants français dans les Comités de politique monétaires des deux banques centrales. Ceux-ci détiennent effectivement un droit de véto concernant les décisions importantes. Ce droit est très peu utilisé en pratique, ceci permet tout de même de nuancer l’idée d’une autonomie sans entrave de la politique monétaire de la zone franc.

Le dernier point clé du débat est la fixité du taux de change. Empiriquement, on observe que les banques centrales de la zone CFA ont systématiquement cherché à limiter l’inflation au détriment de politiques accommodantes en vue de stimuler l’activité. Ici apparaît la principale critique que l’on pourra faire au système actuel. Ce dernier contraint la zone CFA à conserver des taux d’inflation proches de ceux de la zone euro dont la cible est fixée à un niveau très faible (2%) par les statuts de la BCE. Si le taux d’inflation de la zone CFA venait à excéder durablement celui de la zone euro, nous assisterions à un élargissement des bandes de fluctuations, à des dévaluations répétées et enfin à une disparition de la parité entre le franc CFA et l’euro. Ainsi la BCEAO et la BEAC mènent-elles des politiques monétaristes malgré elles en s’interdisant d’encourager la croissance économique de la zone. Malheureusement, les Etats ne peuvent se substituer à elles étant donné l’état de leurs finances publiques.

Nous avons, à travers la présente étude, tenté d’établir que s’il faut bien sûr faire sa part à la critique, il est vain d’accuser le franc CFA de tous les maux. A en croire certains, il serait responsable et des carences en matière d’éducation et du manque d’écrans plasma dans les foyers. Il n’est pas vrai non plus que le franc CFA est un instrument de domination économique. En permanence on entend l’écho des voix de ceux qui réclament : « L’autonomie monétaire ! L’autonomie monétaire ! » Mais cette autonomie, n’est-elle pas une illusion ? Il n’est de banque centrale, qu’il s’agisse de la BCE, de la BOJ ou même de la Fed, qui ne soit soumise à des règles et aux contraintes du marché. A vrai dire, le franc CFA est bien un instrument de domination, mais cette domination est symbolique et culturelle. C’est pourquoi la création d’une monnaie unique africaine est cruciale. Cependant, ceci ne doit pas être réalisé sous le coup de l’émotion et de la précipitation car, bien souvent, les visées utopistes s’accommodent mal des réalités concrètes.

Tidiane Ly


 
1Faut-il enterrer le franc CFA ? est le second article d’une trilogie dont les deux autres articles sont : Le « franc des colonies françaises d’Afrique » et « Abracadabra ! » Et la monnaie fut.


Afrique : la bombe démographique

Si l’Afrique comptait environ 200 millions d’habitants en 1950, elle a atteint le seuil du milliard d’habitants aujourd’hui et multipliera sa population par deux en 40 ans. Dans un article paru dans les Echos, Daniel Bastien fait une analyse très intéressante de ce boom démographique sans précédent, dont l’ampleur et les enjeux sont colossaux.
 
L’auteur expose une ribambelle de statistiques qui décrivent l’envergure du phénomène et permettent d’avoir en tête des ordres de grandeur qui ne sont probablement pas connus de tous. Pour ne citer que quelques exemples, une naissance sur quatre dans le monde a aujourd'hui lieu en Afrique ; un être humain sur cinq sera africain au milieu de ce siècle ; il naît chaque année au Nigeria davantage d'enfants que dans toute l'Union européenne.
 
Cet envol démographique qui selon Gilles Pison est lié à une transition démographique tardive du continent noir s’accompagne d’une urbanisation explosive.  Cette urbanisation africaine est bien singulière selon François Moriconi-Ebrard, chercheur au CNRS, « les mégalopoles africaines ne se font pas comme ailleurs par concentration, et verticalement, mais par étalement dans l'espace, vers la campagne, en une forme de "rurbanisation" à l'européenne. L'exode rural lui-même se fait du coup sur place, par une sorte d'urbanisation in situ ».
 
Daniel Bastien explique ensuite pourquoi ce « basculement urbain » pourrait favoriser le développement de l’Afrique et cite la FAO : « Partout sur la planète, l'urbanisation s'est accompagnée de croissance économique ». Ce développement à son tour réduirait certainement la fécondité africaine si on en croit la Banque Mondiale : « Le développement économique et social est le meilleur des contraceptifs », ce qui achèverait la transition démographique africaine.
 
Retrouvez l’intégralité de l’article de Daniel Bastien en suivant le lien : http://www.lesechos.fr/economie-politique/monde/dossier/020572835618.htm
 
Tite Yokossi

Mademba Ndiaye, chargé de communication principal du Bureau de la Banque mondiale (Sénégal, Guinée, Guinée-Bissau, Cap-Vert, Gambie)

Monsieur Ndiaye, pourriez- vous vous présenter à nos lecteurs ?

Je m’appelle Mademba Ndiaye, nom traditionnel courant au Sénégal. J’ai fait un parcours que ne font plus beaucoup d’enfants aujourd’hui. Je n’ai fréquenté que l’école publique, ce qui témoigne d’une certaine évaluation du niveau de notre système éducatif. Après un bac lettre, j’ai eu des problèmes d’orientation. Nous étions en 1976, je voulais faire de la sociologie, mais, sur instruction du Président Senghor, ce département était fermé suite aux événements de 1968 ; j’ai donc fait de la philosophie. Je ne me voyais cependant pas faire de l’enseignement, ne me sentant pas la vocation pour un métier aussi sérieux, surtout pour une discipline qui ne s’enseigne qu’en Terminales.

Ma réorientation a eu pour origine mon désir de faire un travail sur la communication dans les empires ouest-africains. J’étais assez impressionné par l’empire du Wasulu de Samory Touré. Comment une entité de cette dimension pouvait-elle se déplacer en gardant intacte ses structures ? J’avais le pressentiment que cela n’était possible qu’à travers un système de communication qui maintenait une cohésion dans l’empire, ce qui permettait des déplacements physiques sans déstructuration des institutions. Je voulais faire une thèse de communication sur cela : comment la communication a pu empêcher la déstructuration d’un empire qui bouge géographiquement. Je me suis donc orienté vers la communication. Je me suis inscrit au département d’histoire et au CESTI, école de communication de l’Université de Dakar. Mon ambition initiale était d’avoir les concepts nécessaires en communication pour travailler sur ma thèse sérieusement. Il s’est avéré que le CESTI était (et est toujours) aussi une école de journalisme, et que j’ai mordu à l’appât.

A la sortie, j’ai été employé par Abdoulaye Wade (ndlr : devenu président du Sénégal) qui voulait sortir un journal indépendant. Nous étions en 1982-1983 et ce journal s’appelait « Takussan ». Je suis ensuite allé travailler à l’agence de presse sénégalaise puis à « Walf Fadjiri » (ndlr : quotidien sénégalais de référence) où  je faisais de l’info politique. Je suis également membre fondateur de Sud-communication, même si je n’ai jamais vraiment travaillé dans le groupe. J’ai ensuite été appelé par le président Abdou Diouf pour être membre de l’Observatoire national des élections (ONEL) en 1998. A partir de là, je suis sorti du journalisme pour intégrer USAID, puis le PNUD et enfin la Banque mondiale comme spécialiste de la communication.

Je dois dire que pendant ma carrière de journaliste, j’ai dirigé le syndicat des professionnels de l’information et de la communication du Senegal (SYNPICS) et l’Union des journalistes de l’Afrique de l’Ouest (UJAO) et j’ai été délégué pour l’Afrique de la Fédération internationale des journalistes. J’ai été très  préoccupé par les questions éthiques et de déontologie, et j’ai participé à l’élaboration des lois sur la presse au Mali, Niger et au Sénégal, ce qui m’a permis de me confronter aux Etats, surtout avec des procureurs, pour défendre à la fois la liberté de la presse et la vie privée des citoyens. Depuis 2004, je suis à la Banque Mondiale comme responsable  de la communication pour le bureau de Dakar qui couvre cinq pays.

La Banque mondiale n’a pas vraiment bonne presse ; comment analysez-vous l’impact de son action, notamment en Afrique ?

Il y a, je dirais, une Banque mondiale in abstracto, et une Banque mondiale in concreto. La Banque mondiale in abstracto, c’est celle qui se trouve dans la tête de certaines personnes, celle qui se serait arrêtée aux ajustements structurels. Cette idée ne reflète plus la réalité de la Banque mondiale aujourd’hui. Durant la période des ajustements structurels, toutes les politiques publiques étaient dictées par la Banque mondiale et le FMI. Aujourd’hui, elle fait sans doute encore des choses critiquables. Mais ce qu’il faut d’abord dire, c’est que la Banque mondiale (BM) n’est pas l’institution qui va développer les pays africains, c’est une responsabilité qui incombe aux gouvernements. Ses financements représentent moins de 1% du budget de ces Etats ; donc ce n’est pas elle le chauffeur aujourd’hui.

La BM travaille beaucoup avec les sociétés civiles aujourd’hui. Par exemple, la principale entité qui organise le Forum Social Mondial à Dakar qui justifie votre présence, Enda-Tiers monde, travaille avec la Banque mondiale, pour qui elle joue son rôle d’ONG pour défendre les populations affectées par le projet d’autoroute à péage que la Banque mondiale finance en partie. Nous avons donc beaucoup développé les relations avec les ONG et la société civile, ce qui n’était pas le cas il y a quelques années. Il y a un forum spécifique au sein de la BM pour réunir ces ONG et dialoguer avec elles. Elles sont incontournables pour que les dirigeants rendent compte, et cela nous permet de mieux mesurer les problèmes de gouvernance dans les pays où nous intervenons. 

In concreto, on ne fait plus d’ajustements structurels depuis très longtemps. L’argent que nous mettons au Sénégal va dans la santé, l’éducation, les infrastructures, les restructurations urbaines, pour que les gens vivent dans des conditions meilleures. C’est cela que nous essayons de mettre en œuvre, nous encourageons les Etats à avoir des documents de politiques sociales, et c’est dans ce cadre que nous les aidons dans leur financement. Nous essayons d’appeler d’autres partenaires pour financer ces investissements. Par exemple, sur un projet d’autoroute au Sénégal actuellement, sur une enveloppe de 600 milliards de CFA, la BM vient avec 80 milliards, mais nous avons attiré la Banque Africaine de Développement, l’Agence Française de Développement, et donné confiance à la société Eiffage pour s’engager aussi dans le projet. Ces changements se sont ressentis à l’intérieur même de l’organisation et du personnel de la BM. Nous sommes passés d’une banque d’ingénieurs, à une banque où on retrouve aussi des journalistes, économistes, spécialistes des questions sociales, ce qui lui donne une dimension humaine beaucoup plus importante et beaucoup plus centrée sur le règlement des questions sociales.

Comment s’est passée votre transition entre le métier de journaliste et celui de communicant ?

Cela n’a pas été facile. Le journalisme a ses règles et c’est un travail très valorisant. Dans le domaine de la communication, ces valeurs journalistiques peuvent toujours exister en nous mais on a en perspective la réputation de l’institution que l’on sert. C’est un peu cela la difficulté au départ, parce que l’institution a des règles et des procédures qui vont parfois à l’encontre même du journalisme. Il est heureux que cela nous permette de mettre de l’info aux journalistes pour les appuyer dans leur travail. La mise à disposition libre des bases de données de la Banque mondiale a ainsi beaucoup aidé les journalistes. Même durant le Forum Social Mondial, quand les gens attaquent la banque, ils utilisent les données de la banque !

Quels conseils donneriez-vous à de jeunes africains ?

Bien faire leurs études. Le capital humain, c’est la principale richesse d’un pays. Un pays ne peut pas réussir sans des jeunes bien formés. C’est la responsabilité individuelle des jeunes d’acquérir les connaissances les plus récentes et les plus pointues dans leur domaine. On n’a pas le droit d’être mauvais, on n’a pas le droit de voir petit. Il faut voir grand en se disant que « mon but n’est pas tant de revenir, mais de participer au progrès du pays, du continent et du monde ». Il ne faut pas accepter de s’enferrer dans un nationalisme étroit qui ne permet pas de se rendre compte que le développement de l’humanité est de la responsabilité de chacun. C’est pour cela qu’il ne faut pas avoir peur de faire des études qui n’auraient pas d’application directe dans son pays d’origine. Il n’y a aucun complexe à faire ce genre d’études. Il faut se dire nous devons être les meilleurs dans ce que nous faisons, au même titre que les américains et asiatiques.

Il y a bien sûr le problème du retour au pays pour ceux qui ont fait leurs études à l’étranger. Cependant, on peut parfaitement être à Dakar et être déconnecté du Sénégal. La présence physique, aujourd’hui dans ce monde avec les nouvelles technologies, n’est pas la chose la plus importante. La chose la plus importante est de contribuer au rayonnement de son pays là où l’on est ; c’est dans ce monde global que l’on doit faire son chemin. Une telle démarche d’esprit va apporter du progrès au monde et au Sénégal. Il faut avoir cette volonté d’être dans le monde et de contribuer à l’avancement du monde.

Il faut dire aussi qu’il y a  un manque d’orientation qui conduit certains jeunes dans des études qui les mènent à des impasses. On ne peut pas faire 1000 étudiants en marketing. Il faut encourager des filières très précises et faire en sorte qu’ils y réussissent. Il faut que les filières scientifiques et techniques soient valorisées, tout en maintenant des études littéraires de qualité, au lieu de faire des Facultés de lettres et de sciences humaines des fourre-tout. Enfin, il y a des problèmes d’infrastructure aussi : dans une université de 70 000 étudiants conçue pour 20 000 étudiants, il est difficile de faire dans la qualité. Il faut donc faire des réformes partagées avec la communauté éducative au sens large, pour que le gosse puisse entrer dans des structures de formation de qualité lui permettant, plus tard de réussir dans un monde très compétitif.

Des jeunes comme vous qui ne sont pas là physiquement, mais qui sont là où se fait le progrès scientifique, et qui participent à ce mouvement de pensée, c’est capital. Cela revivifie la pensée africaine, et cela permet de prendre le leadership dans la pensée. C’est les gens de votre génération qui sont en train de faire faire les avancées les plus importantes. Bill Gates, il y a 20 ans, c’était un gosse. Et pourtant il avait la capacité de changer le monde. Il faut libérer la parole et l’énergie des jeunes pour pouvoir dire le monde comme ils voient le monde. Un site comme le vôtre, Terangaweb, pourrait être un creuset où se fait ce changement, ce qui est capital pour l’Afrique.

Interview réalisée par Emmanuel Leroueil

La protection sociale n’est pas un luxe en Afrique

Dans une étude en libre accès sur le site de la fondation Jean Jaurès (Protections sociales en Afrique subsaharienne : le cas du Sénégal, juin 2010)[1], l’économiste Eveline Baumann analyse le système de protection sociale au Sénégal. Celui-ci se caractérise par une faible couverture de la population, puisque la protection sociale s’y est historiquement arrimée au salariat, alors que 90% des travailleurs exerceraient une activité informelle. Ces travailleurs du secteur informel sont pourtant les plus exposés aux risques sociaux et économiques. Autrement dit, les protections sociales actuelles ne remplissent pas leur rôle de redistribution des richesses créées et, au contraire, renforce la stratification sociale en protégeant les privilégiés du marché du travail. Il serait d’urgence nécessaire de mettre en place une formule permettant de découpler salariat et protections sociales et de trouver d’autres sources de financement pour remédier à la situation actuelle.

Une publication du Bureau International du Travail[2] démontre que l’effort financier nécessaire à l’extension des prestations sociales à des groupes plus larges est théoriquement compatible avec les ressources nationales disponibles dans plusieurs pays sous-développés, notamment africains. Pour continuer sur l’exemple du Sénégal, le scénario retenu dans l’étude indique qu’il serait possible de faire évoluer ces prestations, entre 2005 et 2034, de 5% à 10% du PIB de manière soutenable. Les études du BIT montrent aussi qu’un investissement de près de 4% du PIB sur les prestations de vieillesse, invalidité et familiales pourrait réduire les taux de pauvreté d’environ 40 % dans des pays comme la Tanzanie ou le Sénégal.

Ces travaux académiques sont à mettre en lumière au regard des politiques publiques innovantes en matière de protections sociales menées depuis plusieurs années par des pays en voie de développement. Les exemples empiriques du Mexique, du Brésil et de l’Afrique du Sud ont démontré que la protection sociale n’est pas un luxe réservé aux pays développés, mais bien au contraire un investissement dans le capital humain de sa population indispensable pour toute stratégie de développement. L’effort de réduction de la pauvreté et des inégalités, en plus de renforcer la cohésion sociale, augmente l’employabilité de la population en âge de travailler et donc participe à la croissance.

Un autre document du BIT[3] recense les politiques publiques innovantes en la matière. On y apprend que le programme brésilien Bolsa Familia est le système de transferts sociaux le plus grand au monde, avec une couverture actuelle de 46 millions de personnes à un coût d’environ 0,4% du PIB. L’Afrique du Sud s’est également illustrée dans le domaine, en étendant la couverture de son système de prestations familiales à plus de 4 millions de bénéficiaires au cours des dix dernières années. L’exemple du programme Bolsa Familia gagnerait à être adapté et appliqué au plus vite aux pays africains bénéficiant d’une rente économique comme l’Angola ou la Guinée Equatoriale. Le Brésil de Lula a prouvé qu’il était possible, à travers l’outil de la protection sociale, de réduire de manière drastique et à relativement faible coût l’extrême pauvreté dans un pays. Les conditions objectives de la réalisation d’une telle politique sont réunies dans ces pays pétroliers à faible population.

Emmanuel Leroueil

 


[1] : http://www.jean-jaures.org/Publications/Les-notes/Protections-sociales-en-Afrique-subsaharienne

[2] : PAL Karuna, BEHRENDT Christina, LEGER Florian, CICHONMichael, HAGEMEJER Krzysztof, Can Low Income Countries Afford Basic Social Protection? First Results of a Modelling Exercise, Geneva, ILO, 2005 (http://www.ilo.org/public/english/protection/secsoc/downloads/1023sp1.pdf )

[3] : www.ilo.org/gimi/gess/RessFileDownload.do?ressourceId=19181