Conflit au Soudan du Sud : de la négligence institutionnelle au désastre humanitaire

Le Soudan du Sud est le plus jeune État du monde. La partie méridionale de l’ex-condominium anglo-égyptien du Soudan peuplé de près de 12 millions d’habitants a obtenu son indépendance en 2011 après un référendum. Depuis fin 2013, le Soudan du Sud est en proie à une guerre civile sanglante qui a engendré une sévère crise humanitaire.

Cette analyse s’articulera autour de trois axes majeurs : nous analyserons quelques éléments à l’origine de la crise, puis nous ferons un point sur la grave crise sécuritaire et humanitaire qui secoue ce pays et enfin, nous proposerons des voies de sortie de cette crise.

Origines de la crise

De nombreux éléments ont concouru à cet état de catastrophe dans lequel est plongé le dernier né des États africains. Nous avons sélectivement opté de nous pencher sur deux éléments qui nous paraissent essentiels dans l’analyse des déterminants de la crise : les imperfections de l’Accord de paix global de 2005 et une gouvernance viciée par une gestion « néo-patrimoniale » des ressources de l’État.

L’accord de Naivasha (Kenya) de 2005 qui a mis fin à un conflit de 21 ans entre le Nord et le Sud du Soudan comportait des failles qui ont fait le lit de l’escalade de violence que connaît aujourd’hui le Sud-Soudan. Comme le constate l’historien Gérard Prunier, l’accord susmentionné a maintenu les provinces du Nil et du Sud Kordofan au Soudan alors qu’elles étaient en bonne partie sous le contrôle des milices affiliées à la Sudan People’s Liberation Army (SPLA), la branche armée de l’ex mouvement rebelle indépendantiste (SPLM) qui s’est mué depuis en parti politique, actuellement au pouvoir à Juba. Dans ces deux régions, les combats n’ont eu de cesse de se produire malgré l’indépendance de 2011. Cette année-là, il y a eu la création du Sudan People’s Liberation Movement in North Sudan (SPLM-N), une branche dissidente du SPLM qui refusait d’enterrer la hache de guerre avec le septentrion. Comme le note Gérard Prunier, le régime de Juba apportait son soutien à ses anciens frères d’armes au tout début de leur mouvement. Cependant, lorsque le pouvoir de Khartoum dirigé par le président Omar El Béchir commençait à menacer de couper les oléoducs reliant les champs pétroliers à Port-Soudan, Salva Kiir prenait de plus en plus ses distances avec ses anciens camarades. Néanmoins, ce faisant, il provoquait l’ire d’une partie de ses lieutenants, notamment le Vice-Président Riek Machar, demeuré en bons termes avec la branche dissidente[1]. Certains auteurs considèrent plus généralement que l’absence de processus de réconciliation entre les communautés et factions belligérantes depuis la signature de l’Accord de paix global de 2005 a favorisé la résurgence des mouvements rebelles qui a débouché sur le bourbier actuel[2].

À la lumière de ce qui précède, on peut considérer que les violences qui ont découlé de la rupture entre le président et son vice-président ne sont donc pas étrangères aux limites des clauses de l’accord de paix de Naivasha.

La mauvaise gouvernance du régime de Juba fait également partie des principales raisons qui ont plongé le pays dans le précipice actuel. L’ex-rébellion du SPLM a pris le contrôle de quasiment toutes les structures  institutionnelles. Les officiers des forces armées, les principaux animateurs des organes étatiques et les leaders des institutions publiques et parapubliques sont essentiellement issus (du) ou cooptés par le pouvoir. Jean-Bernard Véron illustre bien la situation lorsqu’il soutient :

« Le système politique en place est largement dominé par le SPLM et les Dinka dans la répartition des postes gouvernementaux ainsi que dans la haute administration civile et militaire. Sous-produit de plus de deux décennies de guerre, c’est donc un pouvoir autoritaire qui s’est mis en place, fondé sur la force des armes, sûr de la légitimité qu’il estime avoir conquise de haute lutte et donc assez peu enclin à faire une place conséquente tant à une éventuelle opposition qu’aux non Dinka, c’est-à-dire aux Shilluk, aux Nuer et aux Azandé ».[3]

 Ainsi que le notent Lotje de Vries et al., la gravité de l’échec de gouvernance du Soudan du Sud, patent dès 2005, a été sinon ignorée, du moins minorée, aussi bien par l’élite politique et militaire sud-soudanaise, mais aussi par les partenaires internationaux qui ont accompagné le Sud-Soudan dans son chemin vers l’indépendance[4]. Les élans de corruption, de népotisme et de cooptation visibles dès 2005 n’ont pas connu de freins. Tout au contraire, ont-ils peut-être, fort malheureusement, évolué à une cadence supérieure. On peut considérer que cet état de fait a beaucoup contribué à la crise actuelle, en créant un fossé entre l’élite et la population et incidemment en frustrant les laissés pour compte parmi les ex-rebelles.

La crise actuelle : caractéristiques et enjeux

Depuis fin 2013, le Soudan du Sud est plongé dans une spirale de violences qui a engendré une crise humanitaire abyssale. La crise a pris une dimension ethnique marquée par une confrontation entre les membres de la communauté Dinka (au pouvoir) et les Nuer (ethnie de R. Machar).

Ce conflit a occasionné de nombreuses pertes en vie humaine et un délitement, sinon un net recul des investissements dans les structures institutionnelles et infrastructurelles encore embryonnaires dans ce pays. Il est estimé que le Soudan du Sud produit aujourd’hui peu ou prou 120 000 barils par jour, soit près de 50% de moins qu’avant le début de la crise[5]. Comme corollaire de cette contraction de la production, on note un important déficit dans l’économie nationale, lequel est aggravé par la chute du prix du baril. Par ailleurs, le pays se classe au 4ème rang des pays les plus corrompus du monde. En outre, l’aide étrangère fournie sert essentiellement à couvrir les besoins humanitaires plutôt que les objectifs de développement[6].

De plus, malgré la décision du Conseil de sécurité d’augmenter les effectifs de la Mission des Nations-Unies au Sud Soudan (MINUSS), malgré les sanctions de l’ONU et des États-Unis contre des officiers militaires (du camp gouvernemental et des chefs rebelles) accusés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, la situation n’a pas vraiment connu l’embellissement espéré. Malgré les multiples accords de paix et de cessez-le-feu entre les différents protagonistes, les armes ne se sont pas tues. Au contraire, la cruauté des exactions commises est sans commune mesure : on dénombre des  « exécutions sommaires, des enlèvements et détentions arbitraires, des habitations incendiées volontairement, des établissements médicaux détruits et des pillages de biens publics et privés, en ce compris l’aide humanitaire »[7] et l’utilisation du viol comme arme de guerre. Ces quelques illustrations témoignent de l’extrême violence qui caractérise ce conflit.

Une autre conséquence de cette crise est évidemment le flux de réfugiés qu’elle a généré. Face aux atrocités, les populations n’ont d’autres choix que de se chercher un refuge, où au moins ils pourront échapper au crépitement régulier des armes et à l’horreur généralisée. On compte plus de 2.5 millions de personnes déplacées (internes et externes). En février 2017, l’ONU a déclaré officiellement l’état de famine dans le pays, déclarant que « 40% de la population » a un besoin urgent de nourriture. La crise humanitaire a atteint des proportions pour le moins inquiétantes.

Voies de sortie de crise

La crise actuelle nécessite de pistes de solutions durables et efficaces. Ces solutions doivent constituer non seulement une sortie de crise mais également un tremplin vers des lendemains paisibles et prospères. Cela exige de s’attaquer d’abord et avant tout aux insuffisances et failles structurelles à l’origine de cette crise.

Pour ce faire, il est essentiel de mettre fin à l’impunité et de renouveler le leadership politique. Concrètement, la mise du Sud-Soudan sous administration internationale (ou de l’Union africaine) transitoire s’avère impérieuse. L’élite politique actuellement aux affaires a démontré son incapacité à répondre aux attentes légitimes des citoyens. Cela ne signifie évidemment pas que le Soudan du Sud manque de compétences à même de conduire le pays vers le progrès. Toutefois, dans la situation actuelle d’« État failli » dans laquelle se trouve le pays et au regard des profondes divisions et meurtrissures de la guerre,  des solutions drastiques peuvent être envisagées. L’Union Africaine pourrait, de concert avec l’ONU et les autres partenaires internationaux de ce pays, notamment les États-Unis, considérés comme le principal « parrain » de l’accession du Soudan du Sud à l’indépendance, piloter une telle initiative. On a déjà vu des cas semblables au Timor Oriental ou au Kosovo au sortir de crises d’envergure.

Cette administration internationale aurait pour mission de redonner une certaine vitalité à cette nation.[8]

Il serait vain de continuer à injecter des milliards de dollars pour soutenir ce pays, tant qu’il a à sa tête des dirigeants peu enclins à une meilleure redistribution des richesses. Le pays demeurera longtemps sous perfusion internationale dans un tel cas de figure. Cependant, si ces moyens peuvent être mis à la disposition d’une autorité internationale neutre d’administration transitoire, les résultats pourraient être conséquents. On pourrait aussi tout simplement envisager la mise à l’écart des protagonistes actuels de la crise et l’avènement subséquent d’un nouveau leadership politique national à l’issue d’élections crédibles, même s’il faut reconnaître qu’il y a loin de la coupe aux lèvres.

Il est enfin important de diversifier l’économie pour ne plus rester dépendant d’une économie de rente qui fait les affaires d’une certaine élite mais ne bénéficie aucunement à la majorité de la population. L’or noir est une ressource non-renouvelable, épuisable et dont le cours – en conséquence la prévision des revenus- échappe au contrôle des autorités. Il est nécessaire d’investir dans d’autres secteurs tels que l’agriculture, les énergies renouvelables et le capital humain (éducation et santé…) pour assurer un avenir porteur d’espoir pour les futures générations.

Thierry SANTIME

[1] Bernard Calas, « Actualité Sud Soudan : une guerre des tubes ordinaire en Afrique », Les Cahiers d’Outre-Mer [En ligne], 263 | Juillet-Septembre 2013. URL : http://com.revues.org/6936

[2] Lotje de Vries et al., « Un mode de gouvernement mis en échec : dynamiques de conflit au Soudan du Sud, au-delà de la crise politique et humanitaire », Politique africaine 2014/3 (N° 135), p. 160

[3] Véron, Jean-Bernard. 2011. «Sud-Soudan : une indépendance semée d’embûches » https://www.cairn.info/revue-afrique-contemporaine-2011-3-page-11.htm

[4] Lotje de Vries et al., « Un mode de gouvernement mis en échec : dynamiques de conflit au Soudan du Sud, au-delà de la crise politique et humanitaire », Politique africaine 2014/3 (N° 135), p. 160

[5] Aissatha Athie. 2017. « Soudan du Sud : la difficile émergence du plus jeune État du monde »  http://quebec.huffingtonpost.ca/un-seul-monde/soudan-du-sud-plus-jeune-etat-du-monde_b_14138874.html

[6] Ibid.

[7] Pascal De Gendt. 2016. « Le Sud-Soudan : cinq ans d’indépendance, trois ans de catastrophe humanitaire », p. 6 https://www.academia.edu/27522949/Le_Sud-Soudan_cinq_ans_dind%C3%A9pendance_trois_ans_de_catastrophe_humanitaire

[8] De rétablir la sécurité et l’intégrité territoriale (1), de la formation de nouvelles unités de forces armées et de la police qui devront être professionnelles, patriotes, équipées et détribalisées (2), de préparer et organiser des élections libres et transparentes(3), de mettre sur pied une commission vérité et réconciliation (4), d’assurer un désarmement des groupes factieux(5), de jeter les bases d’un renouveau institutionnel (Exécutif, judiciaire, législatif) (6)

Mise en ligne le 13.07.17