Ce que je vois

Pour la plupart des gens, la seconde Guerre Mondiale, c’est le Pacte Germano-Soviétique, Pearl Harbour, « sang, peine, larmes et sueur », la trahison de Staline à Yalta,  l’Appel du 18 Juin, le suicide d’Hitler ou le débarquement des Alliés en Normandie.

Pour moi, c’est Winston Churchill ordonnant aux forces britanniques et à son cabinet de retourner les enveloppes déjà utilisées pour économiser du papier. De Gaulle, pour moi, c’est le petit-fils stoppé devant Chez Castel, qu’on laisse finalement entrer et qu’on vire au bout de quelques soirées. La côte d’Ivoire, pour moi, c’est l’incongruité de la devise : Union-Discipline-Travail… (Discipline ? Pourquoi pas martinet, fouet, cour martiale ?)

Des confessions de Rousseau, j’ai gardé qu’il se masturbait. Devant l’horreur des camps de concentration, je retiens que des sous-officiers et hommes de rang Allemands revinrent les derniers jours, en uniforme complet, bottes cirées, exterminer quelques Juifs (pourquoi cirer ses bottes alors qu’on s’apprête à marcher dans des déjections de moribonds ?)

De Jesse Owens à Berlin, j’ai noté qu’Hitler lui a serré la main ; Roosevelt non. Des guerres en Sierra Leone et au Libéria, j’ai souvenir que Charles Taylor a pris du poids entre son arrestation et le début de son procès – sans oublier le gilet noir utilisé pour cacher ses mains menottées; en repensant aux « boat people » je m’étonne que les femmes sauvées par ces barques fussent des plus belles que j’aie jamais vues.

J’ai perdu ma première dent la veille de la mort d’Houphouët-Boigny – j’aime à penser que les pleurs des voisins le lendemain, m’étaient destinés. Le 20 septembre 2002, quand la Côte d’Ivoire plongeait, sans le savoir, dans une guerre civile, j’attendais, patiemment, dans un bureau du ministère de la défense, qu’on me verse mes 11.000 F CFA de frais de déplacement –on me les versa, malgré le chaos total dans Abidjan.

Je garde trois images du décès de ma grand-mère : les pleurs de mes tantes qui me réveillaient au petit matin, mon premier baiser dans un « kiosque à café » en liquidation et qu’on m’ait imposé de voir mon premier passage à la télé chez les voisins.

Affaires de détails, dira-t-on !  Peut-être, mais c’est à travers ces détails – je ne dis pas « malgré », mais « grâce à » eux – que j’entends le monde et qu’il perd un peu de son irréalité pour m’être compréhensible. Ce monde est fait de détails, je refuse de le voir en encyclopédiste.

Il s’agira uniquement de moi, dans cet espace : toujours moi ! Moi qui regonfle mon matelas au milieu de la nuit ; moi, un peu barbeau, un peu mirliflore. Moi entre le Blanc Mesnil et Saint-Germain-des-Prés. Moi, seul à lire régulièrement, les calembours, insultes et invectives laissés dans les toilettes de la rue Saint-Guillaume – moi qui ai lu tout Proust et n’en ai gardé qu’un jeu de mots pitoyable et une horreur des adverbes.  Moi , polyglotte manqué qui bégaie en portugais et que sa mère gronde en Wê. Moi et mes restes de catéchisme. Moi, vingt-et-quelques ans et six vies emmitouflées sous un manteau beige. Moi et mon cheveu sur la langue. Moi et mes insomnies. Moi et mon ego.

Une chronique hebdomadaire sur moi… Moi et mon regard sur les autres, sur moi, sur la vie, sur l’Afrique. Moi et le monde tel que je le vois.

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