Interview de Lamine Sarr, discours sur l’édition numérique en Afrique

SARR EditeurSARR EditeurLamine Sarr est directeur d'édition de la plateforme numérique NENA. Basé au Sénégal, rencontré au salon du livre 2014 dans le cadre d'une table ronde animée par L'Afrique des idées au Stand des Livres et Auteurs du Bassin du Congo, il présente cette nouvelle maison d'édition.

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TW-ADI : Pouvez –vous nous présenter votre parcours avant la création des NENA

Je vous remercie de m’accorder cet entretien. Je suis actuellement ATER (attaché temporaire de recherche et d’enseignement) et chercheur en management des systèmes d’information au laboratoire CEDAG de l’Université Paris Descartes. Je suis né au Sénégal, où j’ai grandi et fait mes études jusqu’au baccalauréat. Je suis venu en France en 2005 poursuivre mes études en droit des Affaires à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne jusqu’en maîtrise, puis je me suis orienté en droit de l’économie numérique (droit des activités numériques) à Paris Descartes. Une expérience très intense dans un grand cabinet d’avocats anglo-saxon a réveillé chez moi l’envie d’entreprendre. Cela m’a conduit à me réorienter en Master 2 de Sciences de Gestion, spécialité Ethique et Organisation. Je me suis toujours intéressé à l’idée de créer une entreprise à vocation sociale. Concevoir une entreprise qui répondrait aux attentes de toutes les parties prenantes. A l’occasion d’un forum au Sénégal des investisseurs issus de la Diaspora,  j’ai pu avoir l’opportunité de faire la connaissance de Marc-André Ledoux qui était à l’époque le fondateur et directeur de NENA. Il avait le projet de mettre en place une librairie numérique africaine et moi, j’avais l’idée de créer un serveur juridique africain qui allait permettre aux professionnels du Droit d’avoir accès à toutes les ressources nécessaires. J’ai rejoint NENA comme directeur des éditions. Cette rencontre a eu lieu en décembre 2012. Les Nouvelles Editions Numériques Africaines est une société sénégalaise fondée en 2008 et basée à Dakar.

Quelle est la spécificité de NENA ?

La différence fondamentale des NENA et autres maisons d’éditions, c’est que nous sommes un des pionniers au niveau de l’édition numérique en Afrique francophone subsaharienne. Notre spécialité est le livre numérique. On édite, on diffuse et on commercialise des livres en format numérique contrairement aux autres maisons d’éditions traditionnels. NENA dispose d'une expertise technique et d'une expérience avérée dans la production, la diffusion et la commercialisation de livres numériques aux formats EPUB, XHTML ou PDF interactif destinés aux équipements informatiques fixes ou mobiles : ordinateurs, tablettes, smartphones, liseuses à encre numérique etc.

Quel est votre public et comment marche la vente de livre sur Internet en Afrique ?

Notre public est assez large et varié. Initialement notre public était plutôt composé de professionnels du droit de la fiscalité et de la comptabilité. Nous produisons beaucoup de recueils numériques en format PDF interactifs sur support Cdroms. C’est notre cœur de métier, là où on réalise la majeure partie de notre chiffre d’affaires. Cependant nous nous sommes élargis sur d’autres domaines comme la littérature, les sciences humaines, les sciences et technologies adaptées, la religion et la spiritualité.

Nous avons aussi un public d’étudiants intéressés par les sciences humaines et de gestion. Dans le domaine de la littérature, l’essentiel de nos lecteurs sont issus de la diaspora et  d’autres lecteurs qui s’intéressent à la littérature ou aux livres portant sur l’Afrique et sur la spiritualité.

Quelques chiffres sur deux ou trois domaines d’activité ?

Je n’ai pas de chiffre à vous donner. Nous avons sur les réseaux sociaux des pages interactives de plus de 2000 fans (Facebook).

Pratiquement, comment les gens achètent vos livres numériques à Dakar et plus généralement sur le continent ?

Le défi majeur était le mode de paiement pour un public africain.

Au début, nous faisions de la numérisation des livres et nos publications étaient diffusées sur d’autres plateformes internationales. La création de notre propre plateforme a posé le problème de l’achat du livre par des africains, vu le faible taux de bancarisation des populations africaines. Nous avons mis en place, en plus d’un paiement par carte bancaire et Paypal, un moyen de paiement hors ligne pour notre public sur le continent. Concrètement la personne, après validation du processus de commande et le paiement (en ligne ou hors ligne) télécharge directement son livre numérique sur sa liseuse, son ordinateur ou son smartphone à partir sa bibliothèque personnelle sur notre site.

Dans l’espace francophone, la révolution vers numérique est-elle plus lente que pour les pays anglophones ?

Effectivement, il y a un décalage avec l’espace anglophone qui est beaucoup plus avancé en matière de livre numérique avec des plateformes comme Kalahari, eKitabu et des structures comme Paperight.  Mais dans ces plateformes africaines de diffusion numérique, force est de constater la faible présence de contenu africain. Nous avons choisi, d’orienter notre projet sur la mise en valeur de contenus africains.

Quelles sont les défis auxquels vous êtes confrontés pour la mise à la disposition des fonds éditoriaux ?

Les principaux défis sont la réticence des maisons d’édition traditionnelles par rapport à de nouveaux modes de production, de diffusion et de commercialisation du livre qu’ils ne maîtrisent pas complètement,  les obstacles liés à la propriétés des livres numériques, et le manque d’infrastructures.

C’est pourquoi nous avons mis en place plusieurs types de partenariats que nous proposons aux maisons d’édition.

1.            Partenariat de coédition numérique avec sur tout ou partie du fond éditorial. Ici nous prenons en charge l’ensemble des frais et assurons la conversion des livres selon le format numérique approprié et assurons la diffusion sur la Librairie numérique africaine et sur les autres librairie numérique moyennant un partage équitable des bénéfices dégagés.

2.            Partenariat de diffusion numérique (Rôle du libraire) : L’éditeur possède déjà ses ouvrages numérisés et notre collaboration porte sur l’accessibilité à l’œuvre sur la LNA (Librairie numérique africaine) et sur d’autres réseaux.

3.            Partenariat de numérisation et de distribution. Dans ce scénario, l’éditeur prend en charge la numérisation des livres par notre structure.

Dans le premier scénario, NENA prend en charge la numérisation et la diffusion des livres au format numérique. Dans les deux autres, l’éditeur possède soit un fond éditorial numérisé pour lequel il a besoin d’apporter une diffusion ou des textes à numériser dont la maison d’édition veut garder les droits numériques.

Nous avons en effet quatre métiers : Nous sommes une maison d’édition qui ne fournit que des livres numériques. Nous sommes diffuseurs. Nous sommes libraires depuis peu et enfin nous sommes prestataires de service dans le domaine de l’informatique éditoriale. Nous avons dans cette démarche des partenariats avec le gouvernement  Burundais.

Les négociations sont très difficiles avec les maisons d’édition traditionnelles. Actuellement, ces dernières sont extrêmement méfiantes par rapport aux nouvelles formes de publication numérique. Elles ont certaines craintes liées au piratage et la sécurité de leurs œuvres. De plus, elles demandent les droits de propriétés numériques alors qu’elles n’ont pas l’arsenal nécessaire pour protéger ces droits et le mettre en valeur. Mais de grandes maisons d’édition ont commencé à nous rejoindre comme les Nouvelles Editions Africaines du Sénégal ou les éditions CLE de Yaoundé.

Prenons le cas de NEAS (Nouvelles Editions Africaines du Sénégal). A priori, cet éditeur a tout intérêt pour la circulation des œuvres d’un répertoire très riche. Y-a-t-il d’autres points de rupture ?

NEAS est un exemple intéressant pour montrer la difficulté de la négociation. C’est une maison d’édition historique qui a un mode de prise de décision assez complexe. Parce qu’elle appartient en partie à l’État et en partie à des personnes privées. Le partenariat a pris un peu plus de temps à se mettre en place.

Avez-vous contacté Présence Africaine ?

Voilà environ deux ans que nous essayons de nouer un partenariat avec cette maison d’édition historique. Nous nous voyons opposer un refus, mais nous ne désespérons pas. En effet, nous considérons que Présence Africaine est un monument culturel africain, et qu’il est important pour les africains et les lecteurs du monde entier d’avoir accès sur tout type de support à ses ouvrages qui constituent une grande partie du patrimoine culturel, littéraire et scientifique africain.

Comment lit-on des livres numériques en Afrique ?

Comme un peu partout : Il y a quatre types de supports de lecture:

  1. L’ordinateur portable ou fixe
  2. Les liseuses numériques
  3. Les tablettes
  4. Les smartphones ou téléphones portables intelligents

Il faut comprendre que ce sont deux modes de lectures très différents et complémentaires. Les deux modes de lectures ne s’opposent pas. L’édition numérique est un moyen aussi pour donner une visibilité à l’édition traditionnelle. Elle supplante des conditions logistiques complexes liées. Mais, nous reconnaissons aussi que progressivement et naturellement, l’édition numérique va prendre de plus en plus de place.

Comment arrivez-vous à convaincre les éditeurs locaux pour la numérisation des fonds éditoriaux ?

C’est un travail de longue haleine. Il faut beaucoup de pédagogie sur les solutions techniques et commerciales que nous leur proposons. Nous leur expliquons la nécessité de prendre le train du numérique face à l’évolution que connaît l’industrie du livre, les avantages en terme de valorisation de leur catalogue et en terme de contournement des barrières liées à la diffusion et à l’accès des livres. Les éditeurs africains sont très réservés par rapport au numérique. Pour des raisons liées à la sécurité des fichiers, de piratage, et une  certaine réticence à céder la propriété numérique des œuvres. Il y a toutefois des maisons d’éditions qui ont franchit le pas NEAS (Nouvelles Editions Africaines du Sénégal), Clé du Cameroun, Les Classiques Ivoiriens et Fratmat de la Cote d’Ivoire etc.

Qu’est ce que vous souhaiteriez communiquer à un public de jeunes africains comme mot de la fin ?

L’ambition de NENA est de consolider l’industrie éditoriale africaine, de sauvegarder et rendre accessible le patrimoine culturel, littéraire et scientifique africain.  Il est en effet possible pour les éditeurs africains de faire des bénéfices dans le domaine de l’édition. Il faut juste concevoir le bon modèle économique et ne pas dépendre des subventions étatiques qui touchent les métiers de l’édition.

L’ambition de NENA est de pérenniser tout ce qui touche aux œuvres produites sur le continent. C’est donc de numériser le plus de livres africains possibles. Pour surmonter le constat tragique du  fameux adage d’Amadou Hampaté Bâ selon lequel « En Afrique, un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle ». Nous ne voulons plus que les bibliothèques brûlent, c’est pour cela que nous voulons numériser autant que possible.

Pour les jeunes internautes qui fréquentent ce site, j’ai envie de dire que nous nous devons de croire en nos propres potentialités. L’Afrique est un continent d’avenir.

Propos recueillis par Laréus Gangoueus

Sami Tchak : L’ethnologue et le sage

L’ethnologue et le sage, publié en septembre 2013 aux éditions Odette Maganga du Gabon, est le huitième et dernier roman en date de Sami Tchak. Au contact du titre, j’ai pensé à Tchak défricheur d’espaces lointains comme le dit souvent Kangni Alem. Mais ma lecture donne un autre verdict, plus évident du point de vue du contenu de l’œuvre : Sami Tchak signe son retour au pays natal !

Dans ce roman où l’auteur peint les rapports complexes d’un ethnologue français et les villageois tem de Tedi, On retrouve aisément les traces de Femme infidèle, son tout premier roman. Plus que des traces, on a l’impression que certains éléments qui avaient été laissés en creux dans sa première œuvre, trouve subitement consistance et importance sous la plume de l’écrivain. La plongée dans l’univers tem est totale avec le langage, le nom des personnages et l’espace. Justement Tedi, ce qui lui sert d’espace, est un mot tem (langue des Temba, peuple du Togo, résidant majoritairement dans le Tchaoudjo, l’Alédjo et le Fazao) qui suggère déjà "l’habitat" et la description de ce tout petit village de moins de cent habitants, p.7, révèle aux lecteurs sa logique coutumière incarnée par le chef Wourou Tou et sa logique religieuse incarnée par l’imam Alfa Salifou. Ce qui n’est pas sans rappeler Tchavadi, le village décrit dans Femme infidèle. Et la démarche de l’ethnologue citant certains mots et expressions en tem avant de les expliquer en français rappelle aussi la démarche du narrateur de Femme infidèle. Ces deux aspects évoqués sont très développés dans L’ethnologue et le sage : on y rencontre beaucoup de mots tem, avec ce solide prétexte que c’est l’ethnologue narrateur qui les explique, on y voit également tout le récit se dérouler à Tèdi, cela focalise l’attention du lecteur sur cet espace contrairement à Tchavadi qui n’était que l’espace secondaire dans le premier roman.

Par ailleurs, ce roman de Sami Tchak est un conte merveilleux qui plonge le lecteur dans la vie des contrées paysannes avec ses ferveurs et ses frayeurs, avec ses certitudes souvent ridicules, parfois salvatrices. Loin des "secousses narratives" de ses autres romans, cet écrivain togolais étale ici un schéma narratif et une écriture dans lesquels on a plaisir à entrer délicieusement. Une écriture par moments éminemment imagée, calquée sur le modèle langagier tem un peu à la manière de Kourouma avec le malinké , surtout dans le discours du chef, comme cet exemple où il s’adresse à l’ethnologue :

J’ai fini de parler. Maintenant, à toi de lier ta parole à la mienne, si tu estimes que ce que j’ai dit ne mérite pas l’insulte de ton silence. Sinon, on arrête nos bouches et chacun va rejoindre ses rêves dans le ventre de sa chambre.

pp. 83-84

Loin aussi des secousses modernes des villes, l’auteur oppose ici un espace relativement tranquille où tout est régi par le chef et l’imam avant l’arrivée du mauvais larron l’ethnologue Maurice Boyer – il n’est pas si mauvais que ça à mon goût! Et c’est cela qui me gêne dans le parti pris du titre de cette œuvre. Deux protagonistes dont le premier est présenté par sa fonction (ethnologue) et l’autre par un qualificatif(le sage). Même si on peut comprendre que le titre du roman soit peut-être une façon tem de titrer certains contes, qui du chef et de l’imam dans ce roman peut se gargariser de ce statut de sage ? À moins que la sagesse dans le cas d’espèce rime avec la tyrannie et la partialité du chef ou l’hypocrisie et le subtil cynisme de l’imam. A cet effet, la trahison du corps – belle métaphore pour désigner la diarrhée à la p.109 – de l’ethnologue n’est-elle pas l’œuvre de cet imam qui quelques heures plutôt avait fait envoyer chez leur hôte un plat copieux ? Ou encore l’œuvre du chef considéré par les Tèdiens eux-mêmes comme un grand envoûteur (p.11) ? Tant ces deux personnages ont des raisons de s’en prendre à cet Anansara, ce Blanc, venu faire voler en éclats leur parcelle du pouvoir. Si l’auteur tait l’origine de la diarrhée subite du Blanc, c’est pour mieux installer le flou, lequel flou fouette l’imagination et vient s’ajouter au brouillage de frontières entre le réel, le rêve et le fantasme de tout ce qu’il fait faire et dire à l’ethnologue narrateur de son roman.

Bonne découverte à vous tous et souhaitons que L’ethnologue et le sage soit traduit en tem comme Femme infidèle pour rendre fidèlement les belles métaphores que la langue française peine à me faire avaler en bon tem !

Anas Atakora, un article extrait de son blog Bienvenue sur mes monts

Photo Sami Tchak © Armand Borlant