La deuxième vague de la révolution égyptienne

La deuxième vague de la Révolution égyptienne se déroule actuellement dans tout le pays. Elle est la conséquence de plusieurs processus en cours depuis janvier 2011. La première vague, celle des 18 jours entre le 25 janvier et le 11 février, s’est arrêtée au stade de la Révolution culturelle. Le système politique a quant à lui connu une secousse dont la principale résultante a été une redistribution des cartes dans le champ politique. Les principaux gagnants de ce premier round furent des courants et formations politiques qui avaient toujours été sceptiques face à l’idée révolutionnaire. Je pense ici, évidemment, aux mouvements religieux, en tête desquels les Frères musulmans ou les mouvements salafistes, mais je pense également à une bonne partie des nouveaux partis libéraux ou socio-démocrates qui prônaient, conformément à leurs idéologies, un changement graduel par la réforme. Ces mouvements, ayant souvent la tendance à se suffirent du minimum, ont été les premiers à s’asseoir à la table des négociations, dans un premier temps avec Omar Suleyman début février, et plus généralement, avec les militaires tout au long des derniers mois.

Ce changement politique à reculons ne pouvait que se heurter aux trajectoires des « révolutionnaires ». Celles-ci sont le fruit de différents processus qui se sont croisés depuis janvier. Tout d’abord, un processus d’intense politisation induit par la participation aux événements de janvier-février, et à l’expérimentation du « collectif ». Avec une cessation de l’ « action », beaucoup d’attentes, souvent très élevées, furent tour à tour déçues. Ensuite, la participation aux différents moments de confrontation avec les services de sécurité, notamment l’armée, durant les dix derniers mois, a contribué à un processus de radicalisation des mobilisés qui, s’ils avaient cru à l’antienne réformiste de février, étaient de plus en plus amenés à la remettre en cause. Ce fut le cas très tôt, en mars, avec la répression violente du sit-in de Tahrir, mais aussi en juin avec les incidents de Abasseyya ou encore les incidents de Maspero en passant par l’épisode de l’ambassade israélienne. Enfin, ce processus de radicalisation sur un temps moyen, s’est trouvé accéléré les derniers jours par un processus de radicalisation plus rapide, et plus violent, lié à l’interaction avec les forces de l’ordre et la chute de nombreuses victimes. Tout cela dans un environnement de rareté de l’information crédible, où l’économie de la rumeur devient un commerce à part entière.

Le scénario est particulièrement semblable à celui des « 18 jours ». La mentalité de la partie « régime » semble être la même. Cependant, le problème est que la mentalité de l’autre partie a radicalement changé. Je me souviens très nettement des minutes qui suivirent le deuxième discours d’Hosni Moubarak le 1er février. Celui-ci avait plongé Tahrir dans un réel désaccord, les gens quittaient la place, satisfaits des concessions. Certains clashs avaient lieu entre les tenants d’une posture radicale, et une majorité qui pensait que suffisamment de promesses avaient été faites. Sans la bataille du chameau qui eut lieu le lendemain, on se demande bien ce qu’aurait été la trajectoire de la première vague révolutionnaire.

Hier, en revanche, rien de tel n’eut lieu sur Tahrir après le discours du Maréchal Tantawi. Certes, tout le monde n’était pas d’accord sur la marche à suivre, mais l’écrasante majorité scandait quelques minutes après la fin du discours « à bas ! à bas ! le pouvoir militaire ! » ou encore « le Peuple veut la chute du Maréchal ». Et quand on leur demande pourquoi ? La réponse est simple « on s’est déjà fait avoir une fois ». Cette posture radicale n’est en rien minoritaire, et n’est pas nécessairement une posture de « radicaux » (des mouvements politiques radicaux, à l’extrême gauche par exemple). Elle est le fruit de ces différents processus de radicalisation, c’est à dire qu’elle n’est autre chose que le fruit de l’interaction des mobilisés avec les autres acteurs politiques.

Cette précision m’amène à un autre point. Si je parle d’« autres acteurs politiques » (au pluriel), c’est pour bien montrer que la radicalisation du mouvement n’est pas « uniquement » (quoiqu’en grande partie) le fruit de l’interaction avec les « dirigeants ». La scène politique instituée, c’est-à-dire les partis politiques, anciens et nouveaux, ont été des acteurs centraux de cet échec phénoménal. On pourrait même aller plus loin et dire que ce qui se passe maintenant est dirigé contre tous les acteurs autoritaires (i.e. détenteurs d’autorités qu’ils croient légitimes). Quiconque se ballade à Tahrir depuis quelques jours peut facilement y voir la haine des formations et personnalités politiques à la parole autorisée (sauf rares exceptions). Mais bien plus, des autorités en général, des salafistes engagés contre le gré de leurs cheikhs aux jeunes bourgeois venus manifester contre le gré de leurs parents.

Enfin, certains déplorent la tournure violente des événements. Et voudraient que les manifestants tendent l’autre joue. Mais les discours sur la non-violence relèvent aussi d’enjeux de définition de ce qui est en cours, et de ce fait même sont enjeux de lutte et de positionnement des acteurs dans l’espace politique. Il n’est pas étonnant de voir parmi les hérauts de cette non-violence ces mêmes courants qui n’étaient pas très « séduits» par l’idée de révolution au départ. Là encore, la radicalisation du mouvement, l’engagement de nombreuses personnes qui ont souffert de la violence physique et symbolique pendant des décennies, explique en grande partie cette tournure. La violence est bien moins naturelle, inscrite dans les personnes ou les courants, que situationnelle, motivée par les données d’une interaction. Par cela, je ne légitime aucunement la violence, mais je trouve déplorable que d’aucuns viennent accuser ceux qui luttent pour la liberté d’être des baltagiyya juste parce qu’ils ne portent pas des lunettes ray-ban ou qu’ils ont des dents cassées, résultat d’années de malnutrition et d’absence de soins. Quiconque est allé sur le front de Mohammed Mahmoud sait pertinemment, par exemple, ce que les enfants de la rue (ces préadolescents sans domicile que tout bon bourgeois contourne en marchant dans la rue) ont fait comme prouesses héroïques devant la police.

Ne venez pas faire la morale à ceux qui se font tuer, c’est malpoli.

Youssef El-Chazli, article initialement paru sur Arabsthink

Youssef El-Chazli a participé à la mobilisation de la place Tahrir. Il tweet @el_Sakandary. Cet article est une réaction à chaud des événements, pour plus de détails sur ce qui se passe, cliquez ici.

Le web 2.0 et les révolutions en Tunisie et Egypte

L’Égypte et la Tunisie ont investi massivement dans l’infrastructure Internet dans l’espoir d’attirer les investissements étrangers, et le nombre d’utilisateurs d’Internet n’a cessé de croître dans les deux pays. Environ 21 % de la population égyptienne a accès à Internet, tandis que la Tunisie affiche 34 % de citoyens connectés. Il ne s’agit toutefois pas du taux le plus élevé du monde arabe, des pays comme le Bahreïn et les Émirats arabes unis affichant une connectivité plus importante. La Tunisie était cependant parmi les premiers pays africains à développer cette technologie. Or, en dépit de l’avance de la Tunisie en termes de connectivité, c’est l’Égypte qui a vu une première vague de manifestations anti-Moubarak organisées sur Internet en 2005 par le mouvement Kefaya («assez » en dialecte égyptien). Le contexte politique global en Tunisie a longtemps empêché le développement d’un activisme politique sur Internet.

La lente politisation du web tunisien

Le régime tunisien était l’un des plus répressifs en termes de contrôle d’Internet, comparable à des pays comme l’Arabie saoudite, l’Iran et la Chine, bien qu’Internet était également perçu comme une technologie permettant d’importants gains économiques.(…). Le prix compétitif fait que l’Internet est un passe-temps favori des jeunes en Tunisie. En outre, la classe moyenne en Tunisie est plutôt large et un nombre de parents sont capables de soutenir leurs enfants tant bien que mal, même s’ils ne trouvent pas d’emploi, et qui passent leurs journées en ligne. Selon les chiffres officiels, un tiers de la population était connecté au Web. Ces chiffres sont confirmés par les statistiques de Facebook : la Tunisie y figure au 37e rang mondial en termes d’utilisateurs de Facebook par rapport au nombre total d’habitants (1,4 million soit 13,5 % en Avril 2010), trois places devant l’Allemagne (11 %) et premier pays africain.

Les Tunisiens en 2010 étaient déjà adeptes des réseaux sociaux, non seulement Facebook était le site le plus visité, mais quatre autres communautés en ligne comptaient parmi le top 25 de sites visités. La politique nationale était toutefois rarement abordée sur les sites populaires. En effet, la responsabilité juridique pour ce qui est consulté et publié en ligne était répartie entre de multiples acteurs, qui censuraient eux-mêmes le contenu des sites. Par exemple, la plupart des chartes des forums tunisiens précisaient que la discussion de la politique nationale était interdite et des blogueurs ont souvent choisi de supprimer les commentaires « sensibles » postés sur leurs blogs, de peur d’être censurés. De nombreux blogueurs tunisiens à cette époque estimaient que la cyber-dissidence était contreproductive, car trop radicale et conduisant au blocage des sites. Ils ont préféré une poussée prudente des limites. La crainte de la censure ou même des représailles plus graves ont clairement influencé le comportement des internautes tunisiens sur le Net. En outre, le lieu de résidence était déterminant dans le degré de critique choisi par les blogueurs : de nombreux blogs ouvertement politiques étaient gérés par des Tunisiens résidant à l’étranger.

(…) L’immolation de Mohamed Bouazizi a été filmée et mise en ligne par son cousin Ali, tout comme une vidéo montrant un sit-in pacifique devant la mairie. Ignoré par les autorités, le site Nawaat est devenu une source d’information incontournable pour beaucoup de Tunisiens. Le site était fréquemment mis à jour et proposait le téléchargement de photos de toutes les villes tunisiennes, et ces photos étaient ensuite échangées par téléphone portable, dépassant ainsi la communauté des internautes pour inclure quasiment la population entière (93 % de la population souscrit à un contrat de téléphone portable, selon la Banque mondiale).

Le web égyptien et l'information alternative

Si le manque de discussions et d’activités politiques à travers Internet a longtemps été caractéristique du Web tunisien, la situation en Égypte était radicalement différente. En 2005 est né Kefaya (« assez » en arabe égyptien), le premier mouvement de protestation en Égypte pour lequel Internet était un canal privilégié de mobilisation. Cette organisation unit des tendances politiques diverses, des jeunes islamistes aux communistes, avec deux revendications principales : une opposition à la présidence de Hosni Moubarak et à la possibilité que son fils Gamal« hérite » du pouvoir. En 2005, le nombre d’utilisateurs était estimé à 9 millions (soit plus de 10 % de la population). Ce nombre a atteint 17 millions en 2010 (21 % des Égyptiens), selon l’Union internationale des Télécommunications. Cette hausse s’est produite en dépit de la persistance d’un taux d’illettrisme élevé dans le pays. Internet a été adopté par la jeunesse égyptienne, qui fait preuve d’une plus grande affinité avec les nouvelles technologies et qui est en général mieux éduquée que les générations précédentes. Les Égyptiens ont également bénéficié d’un Web généralement non-censuré, ce qui les distingue nettement de leurs homologues chinois, saoudiens, et tunisiens. La marge de liberté d’expression en Égypte a généralement été plus grande en ligne que dans des publications imprimées.

Les internautes égyptiens, majoritairement issus des couches éduquées, préfèrent les sites d’information alternatifs comme les blogs aux médias traditionnels. La popularité de Al-Masry Al-Yawm par rapport à celle d’Al-Ahrâm confirme la recherche sur Internet d’informations alternatives à l’information gouvernementale, ce qui n’est pas le cas pour la presse papier. Le développement d’Internet a eu pour conséquence l’émergence de sites Web discutant des sujets évités par les médias traditionnels en raison de la censure étatique ou de l’autocensure. Le blogueur le plus connu d’Égypte, Wael Abbas, considéré comme l’une des personnes les plus influentes de l’année 2006 par la BBC, a publié des vidéos montrant la torture de personnes en garde à vue sur son blog Misr Digital, fondé en 2004.En couvrant des faits ignorés par la presse traditionnelle, les blogueurs égyptiens sont d’éminents représentants d’une nouvelle génération d’utilisateurs du Web : à la fois blogueurs, journalistes et militants politiques. Internet leur a permis de s’exprimer, tout comme aux jeunes membres des Frères musulmans quand l’État a renforcé son contrôle sur l’organisation dans les universités au cours des années 2005 et 2006.

(…) Dans des sociétés où la sphère publique a été scellée et où les médias traditionnels et organisations des droits humains ont été trop affiliés aux pouvoirs en place pour servir de canaux d’expression à la population, Internet a permis à une génération éduquée et habituée aux technologies de discuter et, dans un deuxième temps, de s’organiser. La blogosphère naissante a pu s’installer en contrepoids au journalisme classique, dominé par la langue de bois et la propagande. Dans le contexte d’un étouffement de la sphère politique générale, l’activisme soutenu par Internet s’est imposé, avec des succès variables et des échecs, comme un acteur dynamique de changement.

 

Johanne Kübler

 

NDLR : la version complète de cet article de recherche très bien documenté de la revue Averroès est disponible ici

Le  numéro 4-5 de la revue Averroès fait un focus spécial sur le "Printemps arabe". Un panorama riche et complet des dynamiques à l'oeuvre dans cette région du monde qui permet de mieux comprendre les soulèvements populaires récents.

L’immeuble Yacoubian

Dans un immeuble qui porte à lui seul une partie de l’histoire contemporaine du Caire, Alaa El Aswany dresse le portrait sans concession de plusieurs destinées égyptiennes. Pauvres, nouveaux riches, aristocrates déchus, homosexuel, maîtresse de ponte, chrétiens, musulmans et d’autres profils, l’écrivain dentiste nous plonge dans une société qui se questionne. Les uns squattent la terrasse de cet immeuble célèbre qui fit les beaux jours du Caire, alors que les autres, nouveaux riches et anciens dignitaires partagent les beaux appartements, illustration certaine d’un pays où les nantis affermissent leurs positions alors que les plus pauvres tentent tant bien que mal de récolter les quelques miettes restantes.

Après la révolution nassérienne nationaliste et socialiste, la volte-face sous Sadate pour un rapprochement vers l’Occident, l’Egypte de Moubarak le Grand Homme s’enfonce dans une dictature à peine voilée avec une corruption généralisée des élites, un musellement des islamistes et surtout l’appauvrissement du petit peuple.

La qualité du roman d’Alaa El Aswany réside dans la pluralité des personnages et la précision dont il use pour faire évoluer, croiser ces personnages dans le drame mais également les petites joies du quotidien. Le lecteur est donc pris par cette narration haletante, passionnante sans perdre son fil d’Ariane dans les rues cairotes. Il décrit avec une certaine maîtrise la montée de l’islamisme radical et les mécanismes d’endoctrinement d’une jeunesse pauvre, livrée à elle-même. D’une certaine manière, on arrive à comprendre l’évolution tragique du jeune Taha Chazli. Dans une société fataliste qui s’est de tout temps soumise au bon vouloir de ses dirigeants, la réaction face à l’injustice sociale, la corruption des élites, la barbarie d’un pouvoir cannibale, la réaction disai-je, de la société civile semble ne pouvoir s’exprimer que par le biais des islamistes.

Ainsi est pris le lecteur par les itinéraires magnifiquement décrits des petites gens, les rêves brisées de Boussaïna suite au décès de son père, la plongée dans l’extrêmisme du brillant élève de condition modeste Taha , les embrouilles des deux frères coptes Malak et Abaskharoun, la tendresse violée de Soad, la colère du saïdi Abdou à l’endroit de son bienfaiteur et amant, Hatem bey. On piaffe de rage en découvrant la fourberie et la corruption de Kamel El-Fwali ou du hadj Azzam barons du régime, la violence des services de sécurité et une certaine allégeance de certains responsables religieux vicieux. L’écrivain évite cependant le piège d’un manichéisme primaire et apporte un regard plein de tendresse sur sa société. Un peu comme le ferait un dentiste devant un patient apeuré par sa terrible fraise.

Quelques extraits : Les femmes de la terrasse

Elles n'aiment pas seulement le sexe pour éteindre leur envie, mais également parce que le sexe et le besoin pressant qu'en ont leurs maris leur font ressentir que, malgré toute leur misère, leur vie étriquée, tous les désagréments qu'elles subissent, elles sont toujours des femmes belles et désirées par leurs hommes. Au moment où les enfants dorment, qu'ils ont dîné et remercié leur Seigneur, qu'il reste assez de nourriture pour une semaine ou peut-être plusn un peu d'argent épargné en cas de nécessité, que la pièce où ils habitent tous est propre et bien rangée, que l'homme rentre, le jeudi soir, mis de bonne humeur par le haschich et qu'il réclame sa femme, n'est-il pas alors de son devoir de répondre à son appel, après s'être lavée, maquillée, parfumée, ne vont-elles pas, ces brèves heures de bonheur, lui donner la preuve que son existence misérable est d'une certaine façon réussie, malgré tout. Il
faudrait un artiste de talent pour peindre l'expression du visage d'une femme de la terrasse, le vendredi matin, quand son mari descend prier et qu'elle lave des trace de l'amour puis sort à la terrasse pour étendre les draps qu'elle vient de nettoyer. A ce moment-là, avec ses cheveux humide, sa peau éclatante, son regard serein, elle apparaît comme une rose mouillée par la rosée du matin qui vient de s'ouvrir et de s'épanouir.

 

P.25

Lareus Gangoueus

 

L’Egypte six mois après

Six mois après la révolution égyptienne qui a mené Moubarak à sa chute, les Egyptiens tentent coûte que coûte de sauver leur révolution. Mais alors que les manifestants semblent avoir perdu le soutien de la majorité populaire, l'armée, elle, a manifestement viré de bord.

Le 11 février au soir, la plupart des égyptiens célébraient le départ de Moubarak. Mais déjà, tous se posaient la même question: et maintenant on fait quoi?

Aujourd'hui, cette question est toujours d'actualité. Les réformes dont à besoin le pays sont tellement importantes qu'on ne saurait par où commencer : assurer une véritable justice sociale pour les 40% d'Egyptiens vivant sous le seuil de pauvreté, réformer le ministère de l'intérieur et les appareils de sécurité qui continuent à mener leurs exactions en toute impunité, construire la "deuxième république" égyptienne et penser ses institutions, revoir l'enseignement et les services de santé, résoudre durablement le problème confessionnel

La concrétisation de ces demandes ne se fera pas en un jour. D'où l'importance de les entreprendre au plus vite. Mais les forces politiques et les militants pour les droits de l'homme sont encore trop occupés à essayer d'empêcher le détournement de leur révolution.

L'armée dans le viseur

"L'armée et le peuple main dans la main" scandaient les manifestants de la place Tahrir. En partant, Moubarak a confié les rênes du pays aux militaires du Conseil suprême des forces armées. La décision prise le 31 janvier par ce même Conseil de ne pas tirer sur la foule a fait croire aux Egyptiens que leur armée s'était donnée pour mission de protéger la révolution.

Aujourd'hui pourtant, rien n'est moins sûr. Le Conseil suprême des forces armées multiplie les faux pas : tortures dans les sous-sols du musée égyptien au lendemain de la révolution ; tests de virginité pratiqués sur les manifestantes arrêtées; jugement de plus de 10 000 civils devant les tribunaux militaires.

Sans compter l'autoritarisme propre à toute institution militaire qui rend le dialogue et le débat avec le Conseil quasi-impossible. En témoigne la manière dont s'est déroulé le remaniement ministériel proposé par le premier ministre Essam Charaf. Sur demande des militaires, les deux ministres les plus contestés par la place ont été maintenus : Mansour El-Essawy, ministre de l'intérieur qui gère des appareils de sécurité particulièrement violents et corrompus, et Mohamed el-Guindi, ministre de la justice, jugé responsable de la lenteur des procédures judiciaires entamées à l'encontre des caciques de l'ancien régime.

Les plus optimistes se disent qu'il faut donner du temps au temps. Le Conseil suprême fait son entrée en politique. Il doit certes accepter les critiques (ce qu'il fait encore très difficilement) mais ses premiers faux-pas étaient prévisibles. L'armée est garante de la stabilité du pays. Elle est là uniquement pour diriger la transition démocratique du pays dans la bonne direction. Et surtout, elle a pris des risques énormes en choisissant de se ranger du coté des manifestants.

Au fur et à mesure que les jours passent, il est pourtant de plus en plus difficile de se laisser convaincre par ce discours. L'armée serait-elle en train de se désolidariser des manifestants de la place Al-Tahrir? Oui. En témoigne la manière dont cette même place a été vidée le premier août, par les militaires. Déjà, le 22 juillet, le décret numéro 69 du Conseil suprême accusait le mouvement des jeunes du 6 avril de vouloir "diviser le peuple et l'armée". Quelques jours plus tôt, le général Hassan el-Roweini, déclarait à la télévision publique que les militants de Kefaya et ceux du six avril recevaient des financements de l'étranger. Traduction : ces deux associations pro-démocratie, très actives depuis bien avant la révolution, sont les agents de puissances étrangères qui ont monté un complot visant à mener l'Egypte à sa perte. Lorsque l'on voit l'armée recourir à ces méthodes déjà utilisées par l'ancien régime, comment ne pas s'inquiéter?

Un procès historique?

C'est dans ce contexte particulièrement tendu qu'a eu lieu le 3 août le très attendu procès de Moubarak. Sans aucun doute, un procès historique : c'est avec beaucoup d'émotion que les égyptiens ont vu le dictateur déchu entrer dans le box des accusés. Il y a seulement quelques mois, qui aurait pu espérer assister à une telle scène ?

 Pour la première fois dans l'histoire du monde arabe,  un dirigeant autoritaire doit rendre des comptes à son peuple, devant la justice de son pays. Saddam Hussein a été conduit à sa perte par l'administration Bush. Ben Ali a eu la présence d'esprit de fuir, ce que Moubarak, dans son inconscience ou dans son arrogance, n'a pas fait, préférant se réfugier dans sa villa de Charm el-Sheikh, pensant y couler des jours heureux jusqu'à la fin de sa vie. Mais la pression populaire a fait qu'il a bien fallu organiser un procès, pour lui, ses deux fils Alaa et Gamal, et son ministre de l'intérieur, Habib el-Adly. Avec quelques mises en scène préalables cependant : l'ancien "père de la nation" allongé sur une civière, l'air malade, Gamal à ses cotés, un Coran à la main, quelques jours après le début du ramadan. Autre élément qui pourrait faire douter de la crédibilité d'un tel procès : les deux fils Moubarak, sourire en coin, ont quitté l'académie de police, serrant les mains aux officiers et aux militaires, ces derniers les guidant respectueusement vers le fourgon de police, qui devait les ramener en prison.

Face à tout cela, les égyptiens semblent partagés. Il y a ceux qui veulent maintenir la pression sur le conseil jusqu'à voir leurs demandes se concrétiser. Et il y a ceux qui soutiennent le conseil suprême et souhaitent patienter jusqu'à ce qu'une nouvelle administration civile prenne le pouvoir. C'est peut-être cette seconde catégorie qui englobe la grande majorité des Egyptiens : c'est en effet sous les hourras et les vivas que la place Tahrir a été délogée le 1er août de ses occupants qui avaient décidé de continuer leur sit-in pour défendre les acquis de la révolution. Tout comme une marche pacifique qui se dirigeait vers le ministère de la défense s'est terminée en un affrontement sanglant entre manifestants et habitants du quartier. Les accusations de trahisons se multiplient. Les journalistes ne sont pas les bienvenus, qu'ils soient étrangers ou égyptiens. Certains citoyens, prenant très à cœur l'avenir de leur pays, et croyant dur comme fer à la théorie du complot répétée à longueur de journée par les généraux du Conseil suprême, arrêtent tous ceux qui leur semblent "différents" (cheveux trop longs, faciès étrangers, tenue exubérante…) et les conduisent aux postes de police ou chez les militaires, en croyant avoir sous la main un espion.

Et il y a la majorité silencieuse. Cette majorité que l'on a crue sortie de son marasme après la révolution du 25 janvier. Mais qui semble être revenue à ses vieilles habitudes après quelques jours de promenade sur la désormais emblématique place Tahrir. Celle qui a les moyens de rejoindre la côte méditerranéenne et ses villages de vacances. Ou qui essaie de survivre tant bien que mal dans les quartiers informels de la capitale.

Mais Rome ne s'est pas construite en un jour, et parce que le pessimisme est un luxe en ces temps incertains, il faut rester optimiste. Et rappeler, à ceux qui commencent déjà à regretter les jours de l'ancien dictateur, cette sage parole de Benjamin Franklin : "Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit par perdre les deux."

Tony Gamal Gabriel

Crédits Première photo: flickr/cc/drumzo Jonathan Rachad

Histoire de l’Afrique (2) : l’Antiquité dans la vallée du Nil

La première forme d’Etat en Afrique est celle de l’empire de l’Egypte antique qui, sur trois millénaires (-3500 jusqu’à -31 lorsqu’elle devient une province romaine) et plus de vingt dynasties entre l’Ancien Empire et le Nouvel Empire, a laissé à l’humanité des œuvres qui continuent encore de façonner son imaginaire : les grandes pyramides, les vestiges des tombes pharaoniques les hiéroglyphes, la munificence pharaonique. Toute « civilisation monumentale » s’appuie sur la captation d’un surplus économique important qui peut être réinvesti dans des activités de prestige et dans des infrastructures collectives coûteuses. En l’occurrence, pour l’Egypte antique, il s’agit d’abord d’un surplus agricole tiré des récoltes excédentaires permises par des systèmes d’irrigation très performants. L’empire égyptien produit également un excédent économique lié à son artisanat proto-industriel particulièrement développé. Les roseaux du Nil, matière première abondante, servent par exemple à fabriquer du papyrus (papier), des pirogues, des voiles, des nattes, des récipients ménagers, qui sont vendus sur les marchés locaux et régionaux. Le commerce contribue aussi de manière importante à la richesse égyptienne.

L’excédent économique produit par ces différentes activités est en partie capté par le pouvoir central. Ce dernier s’appuie sur une administration particulièrement sophistiquée. Spécialisée et hiérarchisée, l’administration de l’Egypte antique compte beaucoup de lettrés, les scribes, qui tiennent les comptes et communiquent par écrit pour relier entre elles les différentes composantes de l’empire. Ils édictent des règles pour la gestion des champs, des troupeaux, sur l’entrée et de la sortie des bateaux. Les fonctions régaliennes de la justice, de la sécurité militaire, des affaires internationales, font partie déjà partie des attributions de cette administration. A son sommet, le vizir, sorte de Premier ministre, qui reporte directement au pharaon, qui est à la fois une puissance temporelle et intemporelle, un chef d’Etat et une représentation divine sur terre. Le pharaon s’appuie, dans le cadre de cette dernière fonction, sur un puissant clergé religieux.
La civilisation égyptienne tient sa grandeur et son rayonnement au rôle qu’y a joué le savoir. L’adoption rapide de l’écriture dynamise la diffusion et la reproduction des idées. L’Egypte joue un rôle central dans la production mondiale des connaissances de l’époque, dans le champ de la géométrie, des mathématiques, dans le développement de la médecine ou des techniques d’architecture.

La Nubie: les royaumes de Koush, Napata et Méroé

Plus bas dans la vallée du Nil, en Nubie (Nord-Soudan actuel), s’est développée une autre société agraire complexe organisée en Etat, d’une extrême longévité. La toponymie de cette civilisation change suivant les époques et les dynasties régnantes : on parle de période pré-Kerma (8000 – 2500 av J.-C.), du Royaume de Kerma, du nom de la ville capitale (2500 – 1500 av. J.-C.) puis, après une période de domination égyptienne, du Royaume de Napata (VII° au IV° siècle avant notre ère), et enfin du Royaume de Méroé (300 av. – 350 apr. J.-C.). Durant l’Ancien Empire, les Egyptiens désignaient cette région comme le Royaume de Koush. Cette civilisation est moins connue que la précédente, sans doute parce que ses pyramides sont moins monumentales mais surtout parce que, à notre connaissance, les écritures funéraires de cette région n’ont toujours pas été déchiffrées.

Si la Nubie est moins monumentale que l’Egypte, c’est aussi parce que les conditions de développement y sont plus difficiles : le climat se caractérise par des sécheresses fréquentes, le relief est accidenté et rocailleux, moins propice à l’agriculture que les terres limoneuses égyptiennes. S’y développe toutefois une civilisation nubienne qui se singularise de l’Egypte par ses croyances religieuses, ses constructions et rites funéraires, son écriture, mais aussi par son modèle économique. La Nubie a été le théâtre d’une domestication précoce du bœuf durant la période pré-Kerma qui l’a conduit à une spécialisation dans l’élevage. Mais, surtout, Kerma puis Méroé étaient des villes et royaumes carrefour commercial, qui servaient de liens entre le monde méditerranéen, les tribus nomades des déserts environnants et l’Afrique sub-saharienne. Elles sont donc devenues des plaques-tournantes pour l’échange de produits rares. Cette civilisation a également fait preuve de grands talents militaires (notamment dans l’art des fortifications), rendus nécessaires par un environnement instable et belliqueux. Les Nubiens ont fourni l’essentiel des troupes d’élite de l’empire égyptien. Les rapports entre l’Egypte et la Nubie se sont généralement caractérisés par une suzeraineté exercée par la première sur la seconde. Le royaume de Koush a longtemps été l’arrière-cour de l’Egypte, sa base de repli. Les rapports se sont parfois inversés, notamment pendant les périodes de troubles politiques internes ou d’attaques externes subies par l’Egypte. La XXVe dynastie égyptienne a été fondée par un roi Koush, Piankhy.

L’Etat successeur du royaume de Koush en Nubie, le royaume de Napata, a accru son indépendance vis-à-vis de l’Egypte. C’est en 500 av. J.C. que la capitale du royaume est transférée de Napata à Méroé, plus au Sud. Ce transfert marque le début d’une nouvelle ère de prospérité, liée à l’exploitation du fer et au déclin relatif de l’Egypte voisine, successivement attaquée par les Assyriens, les Perses, les Grecs puis les Romains. Méroé est historiquement le premier centre d’activités métallurgiques d’Afrique. L’utilisation proto-industrielle du fer est l’une des plus grandes avancées technologiques en Afrique durant toute la période des sociétés agraires complexes. Si le fer était présent en Egypte plusieurs millénaires avant J.-C., c’était comme objet de luxe et non comme objet d’usage courant. Ce n’est que vers le VII° siècle avant l’ère chrétienne que les Nubiens exploitent leurs mines de fer pour produire des équipements militaires et agricoles.

Après la chute du royaume de Méroé et sa subdivision en trois royaumes qui marque le début d’une période agitée et de déclin, cette région du Haut-Soudan sera bientôt placée dans la zone d’influence du royaume d’Aksoum (Ethiopie).

Emmanuel Leroueil

Éditorial : Un destin commun de part et d’autre du Sahara ?

L’année 2011 est décidément partie pour marquer l’histoire : révolution du Jasmin en Tunisie, révolution du Nil en Egypte et surtout cette question aussi poignante qu’enthousiaste : à qui le tour ? Ce vent révolutionnaire est salutaire ; il met cependant en exergue une approche particulièrement biaisée de l’Afrique. Aussi bien les populations et les gouvernants que les journalistes, politologues et autres observateurs de tous horizons, n’ont cessé de parler d’une révolution dans le monde arabe à tel point qu’on en oublierait que la Tunisie et l’Egypte se trouvent sur un continent qui s’appelle…l’Afrique. Le traitement fait à ces événements est en effet particulièrement révélateur de la fracture qui existe, tout au moins dans les esprits, entre ces entités qu’on appelle si communément Afrique du nord et Afrique subsaharienne.

Tout le problème tiendrait au Sahara car il s’agit d’abord de l’histoire du plus vaste désert chaud du monde, qui, en ayant de cesse de s’étendre, crée de fait une fracture physique. Il reste qu’il convient d’avoir à l’esprit que l’homme, quand il l’a voulu, a su dompter les affres de la nature, comme le prouve le très dynamique commerce transsaharien entre le 6ème et le 16ème siècle et dont les trois derniers siècles de cette période ont marqué l’apogée.

Il s’agit ensuite, au-delà de complexes et clichés entre des populations qui n’entendent surtout pas s’identifier les unes aux autres, de l’histoire des races (n’ayons pas peur des mots), l’Afrique subsaharienne correspondant à l’Afrique noire et l’Afrique du nord à la terre des arabes. On en oublierait là encore que l’épicentre du monde arabe reste plus proche de la péninsule arabique et du Machrek que du Maghreb et surtout que l’essentiel de la population de l’Afrique du nord n’est pas arabe mais plutôt berbère.

Il convient de combattre ces barrières physiques, raciales et psychologiques si nous souhaitons construire un destin commun pour l’émergence de l’Afrique. Ce destin commun constitue d’ailleurs un impératif aussi bien au regard d’un passé souvent méconnu que nous partageons – les travaux de Cheikh Anta Diop sont à cet égard édifiants – que de l’avenir qui soulève, à l’échelle du continent, des défis aussi prégnants qu’identiques.

D’un point de vue politique, il aurait ainsi été judicieux, à la suite de la Tunisie et de l’Egypte, de poser nos yeux sur l’Algérie et la Lybie comme des pays africains plutôt que des pays arabes. Allons plus loin, il serait judicieux, plutôt que vers le Yémen et le Bahreïn – pays dans lesquels un changement est sans doute tout aussi nécessaire –, de tourner notre regard vers la Guinée Equatoriale et l’Angola, dirigés respectivement par Theodore Obiang Nguema et José Eduardo Dos Santos depuis 1979, le Cameroun sur lequel règne Paul Biya depuis 29 ans ou encore, dans un autre registre, le Sénégal où Abdoulaye Wade n’a visiblement pas renoncé à une dévolution monarchique du pouvoir. Quand bien même d’un Etat à l’autre les réalités ne sont jamais tout à fait identiques, les révolutions du Jasmin et du Nil devraient inspirer d’autres pays sur le continent car, et on ne l’a pas assez dit, ces révolutions sont africaines.

D’un point de vue économique aussi, il existe de véritables opportunités de synergies entre ce qu’on appelle l’Afrique du nord et l’Afrique subsaharienne. Les pays d’Afrique de l’Ouest et le Maroc gagneraient par exemple à dynamiser davantage leur coopération. Certes le Royaume chérifien entretient déjà des rapports économiques poussés avec ces pays, mais les efforts consentis de part et d’autre restent largement insuffisants face à l’ampleur du challenge. Il importe d’aller plus loin. Le projet d’extension de la zone de libre échange UEMOA au Maroc qui en est le premier partenaire économique africain est intéressant. Il l’est encore davantage dans la perspective, qui peut paraitre utopique pour l’heure, d’un élargissement à l’Algérie et à la Tunisie, créant ainsi une véritable intégration économique dont le schéma pourrait être reproduit dans d’autres régions du continent. L’Union africaine, à défaut d’être une réalité politique, pourrait de façon crédible devenir une réalité économique capable de peser dans les négociations internationales face à l’Europe, aux Etats-Unis et à la Chine.

Par ailleurs, le projet de route transsaharienne, qui tarde à se concrétiser entièrement, gagnerait à être remis à l’ordre du jour. Amorcée il y a plus d’une quarantaine d’années, ce projet réunit l’Algérie, la Tunisie, le Tchad, le Niger, le Mali et le Nigéria. Au-delà des intérêts économiques certains qui pointent à l’horizon, ce type de projets d’infrastructures devrait plus profondément contribuer à rapprocher les peuples de part et d’autre du Sahara.

Aujourd’hui encore, les frontières restent beaucoup trop cloisonnées entre l’Afrique du nord et l’Afrique subsaharienne ; surtout, les paramètres d’analyse utilisés jusque là sont pour l’essentiel obsolètes et inadaptés à notre désir d’avenir. Il appartient à notre génération de faire tomber ces barrières et de renouveler ces paramètres.

Nicolas Simel

Gamal Abdel Nasser: l’expérience du socialisme arabe et l’émergence du Tiers Monde

L’expérience du socialisme arabe

Dés son arrivée au pouvoir, Nasser donne un immense coup de barre à gauche qui tranche avec  la monarchie aristocratique de Farouk. Le premier chantier vise l’agriculture, domaine d’autant plus symbolique dans un pays qui a toujours vécu au rythme du Nil et de ses crues. La réforme agraire commence par une loi qui limite drastiquement la taille des propriétés agricoles. Une politique de redistribution des terres entend briser le féodalisme : les grands propriétaires terriens qui avaient longtemps dominé le pays sont contraints de céder une partie de leurs domaines à ceux qui la travaillent, d’autres seront expropriés en totalité, et des centaines de milliers d’hectares passent sous le contrôle direct des paysans qui deviennent ainsi les plus grands partisans du régime.

Après les féodaux à la campagne, Nasser s’attaque à la bourgeoisie liée à l’ancien régime dans les grandes villes. La démocratisation de l’éducation à travers l’établissement de la gratuité de l’enseignement ouvre les portes des écoles et des universités à toute une génération. De plus, l’accès à l’administration et à l’armée est facilité pour les fils des classes moyennes et populaires qui s’identifient au  parcours exemplaire de Nasser et de ce que l’Académie Militaire lui a ouvert comme horizon.  Les banques et les grandes entreprises du service public seront également nationalisées. Les discours du président, dans lesquels il se présente comme un fils du peuple et où il condamne les « féodaux » et les « capitalistes » sont suivis avec ferveur par des foules immenses qui veulent partager le rêve socialiste de Nasser. Tout cet espoir d’un pays moderne et plus égalitaire est cristallisé dans le projet du Haut Barrage d’Assouan, qui doit bénéficier aussi bien à l’agriculture (en contrôlant les eaux du Nil)  qu’à l’industrie et à l’électrification de l’ensemble du pays.

Mais rapidement, l’Etat socialiste manque cruellement de moyens et se trouve limité dans ses ambitions. Les Etats Unis, auxquels s’adresse Nasser en priorité et qu’il respecte pour leur hostilité historique au colonialisme, finissent par lui tourner le dos. Ils refuseront de vendre des armes à l’Egypte, et feront même pression sur le FMI pour qu’il lui refuse les crédits nécessaires à la construction du barrage d’Assouan. Une seule issue s’offre à lui, mais elle est risquée : nationaliser le Canal de Suez, générateur de rente pour une compagnie anglo-française (et qui devait de toute façon passer sous contrôle Egyptien quelques années plus tard conformément à un traité signé auparavant).  Le 26 juillet 1956, il annonce triomphalement à Alexandrie que « le canal est une propriété de l’Egypte » et qu’au moment même où il parle, ses hommes  prennent le contrôle de la compagnie qui le gère. Cette action, au départ fixée par un agenda et des facteurs purement propres à l’Egypte, va provoquer une crise internationale et projeter Nasser au cœur de l’affrontement mondial entre Est et Ouest…

L’action internationale de Nasser

L’acte audacieux de nationaliser le canal est pour Paris et Londres la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Ceux-ci étaient déjà exaspérés par le refus de Nasser de joindre le camp Occidental dans la Guerre froide et par son engagement anticolonialiste, qu’il avait manifesté notamment par sa participation à la Conférence de Bandung en 1955 et par son soutien indéfectible à l’indépendance de l’Algérie. Un accord secret est établi entre les Français, les Britanniques et les Israéliens pour récupérer le Canal et chasser Nasser du pouvoir. La coalition passe à l’action en octobre 1956, soit trois mois après la nationalisation. Malgré la défaite militaire et les bombardements qui accompagnent l’invasion de l’Egypte, la crise de Suez se transforme finalement en victoire politique grâce à la convergence inédite des Etats Unis et de l’Union Soviétique et des pressions que les Deux Grands exercent sur Paris et Londres.

L’aura de Nasser dans le monde arabe et dans le Tiers-Monde est immense, et sa stature lui donnera l’opportunité de développer le mouvement des non alignés, avec Tito, Nehru, Zhou Enlai, et tous ceux qui se reconnaissent dans des valeurs anti-impérialistes et refusent d’être instrumentalisés dans des luttes idéologiques de domination.

La politique étrangère de Nasser intervient sur trois niveaux : arabe, tout d’abord, où l’idéologie nassérienne connait de plus en plus de succès et qui vise à unifier l’ensemble des pays de culture arabe dans un ensemble dans lequel l’Egypte jouerait un rôle central. La cause palestinienne constitue le combat symbolique duquel dépendrait l’issue de ce projet, puisque qu’Israël est la principale menace régionale et l’obstacle géographique entre l’Afrique du Nord et le Moyen Orient. Africain ensuite, terrain de prédilection du colonialisme, où l’Egypte s’engage aux cotés des peuples luttant pour leur indépendance, l’opposition à l’impérialisme et au racisme ainsi que le projet de modernisation devant être les piliers de l’intégration afro-arabe. Et mondial enfin, dans un contexte de Guerre Froide, où Nasser est un l’un des fondateurs du mouvement des Non-alignés et une figure de premier plan du Tiers monde.

Néanmoins, cette politique étrangère audacieuse finira par se retourner contre Nasser puisqu’elle suscitera contre son régime de plus en plus d’hostilité. L’armée Egyptienne s’enlise au Yémen, où elle s’était impliquée dans les affaires du pays de manière trop forte. De même, la Syrie refuse l’action hégémonique du Caire sur ses affaires, et un projet d’unification des deux pays finira par échouer. Il semble que les idéaux panarabes de fraternité et d’union séduisent moins les foules. La Cause Palestinienne finira par avoir raison du rêve Nassérien, et l’humiliante défaite de juin 1967 durant laquelle l’armée  Egyptienne s’écroule face aux Israéliens sonne le glas des grandes réformes modernisatrices de la Révolution.

L’héritage de Nasser

Au lendemain de la défaite, Nasser annonce sa démission à la radio et dit assumer la responsabilité du désastre. Mais des millions d’Egyptiens envahissent immédiatement et spontanément les rues et refusent que leur président soit une victime supplémentaire de cette guerre. Profondément touché par ce geste,  Nasser finira par revenir sur sa décision, et promet de mettre les bouchées doubles pour laver l’affront. L’Egypte s’engage alors dans une longue guerre d’usure autour du Canal, et continue malgré tout de militer pour les principes anti-impérialistes.

Sur le plan intérieur, les échecs paraissent de plus en plus au grand jour, d’autant plus que le Canal est fermé et ne génère plus de revenus. La nouvelle génération connait des difficultés à s’intégrer au marché du travail, la pression démographique accentuant ses problèmes. Certains commencent à dénoncer l’autoritarisme de Nasser, et l’émergence d’une nouvelle classe autour de lui (officiers, hauts fonctionnaires, etc.) qui aurait remplacé la cour de Farouk.  Parallèlement, La répression qui s’était abattue sur les Frères Musulmans dés les années 1950, après qu’un de leurs membres ait tenté d’assassiner le président s’accentue, la torture et les condamnations à mort étant souvent pratiquées.

Sur le plan idéologique, l’expansion du Nassérisme s’essouffle : le socialisme arabe et le panarabisme étant directement liés au prestige personnel de Nasser, sa défaite en 1967 détourne les masses des idées qu’il promeut. Même si le personnage de Nasser continue de fasciner,  tout le monde est conscient que plus rien ne sera plus comme avant. Il y aura indéniablement eu un avant et un après juin 1967.

Les problèmes de santé du président, liés à son rythme de vie insoutenable (il lui arrivait de travailler plus de 18 heures par jour et il fumait cinq paquets de cigarettes quotidiennement), auront finalement raison de son volontarisme. Il s’effondre le 28 septembre 1970 à la suite d’une crise cardiaque, quelques heures après une conférence épuisante dans laquelle il s’était efforcé d’établir un accord de paix entre les combattants palestiniens et le roi de Jordanie. Les funérailles du président attireront plus de cinq millions de personnes venus manifester leur dernier adieu au « père de la Révolution ».

Reste à répondre à notre question introductive : qu’aurait pensé Nasser des événements qui secouent aujourd’hui l’Egypte ? En tant que révolutionnaire soucieux des intérêts du peuple, il se serait sans aucun doute reconnu dans les grands idéaux animant le mouvement : liberté, justice sociale, indépendance, autant de principes qu’il avait défendus dès sa jeunesse. Il se serait élevé contre l’alignement de la politique étrangère de l’Egypte sur celle des Etats Unis et de son rapprochement indélicat avec Israël. Il aurait rejeté la libéralisation de l’économie qui a enrichi un petit nombre et laissé des millions de personnes en proie au chômage, à la misère et à l’inflation. Il aurait également rejeté le faste et la corruption du régime, lui qui a toujours vécu dans la même maison modeste en banlieue du Caire avec ses cinq enfants. Il aurait manifestement été fier de cette nouvelle génération soucieuse de changer les choses et de ne pas se résigner à l’injustice. Et il aurait espéré que le peuple et l’armée, les deux choses qu’il avait toujours servies, puissent engager le pays dans un nouveau départ, et donner un second souffle à « sa » révolution.

Nacim Kaid Slimane

Gamal Abdel Nasser et le mouvement des Officiers Libres

A l’aube d’une révolution : un parallèle entre 1952 et 2011

A l’heure à laquelle un vent de contestation sans précédent souffle sur l’Afrique du Nord, suscitant partout dans le monde une réaction de stupeur, d’espoir, mais aussi de crainte pour l’avenir, il convient plus que jamais de se remémorer de l’adage « lorsque tu ne sais pas ou tu vas, n’oublie pas d’où tu viens ». En Egypte, la révolte qui secoue aujourd’hui le pays est paradoxale. Elle se pose en rupture du régime militaire en vigueur depuis presque 60 ans en Egypte, tout en se réclamant des idéaux de la Révolution de 1952, qui avait renversé la monarchie et fait entrer le pays dans une nouvelle ère. Le contexte est d’ailleurs étrangement similaire à celui qui prévalait alors. Un souverain impopulaire, se laissait alors dicter sa politique par des Etrangers, et en profitait pour s’enrichir au passage avec les membres de sa cour, tout en menant un train de vie insoutenable dans une société inégalitaire, corrompue, et qui semble inconsciente des dangers qui pèsent sur son avenir. De violentes émeutes avaient secoué le pays en janvier. Comme en 1952, l’Egypte semble aujourd’hui être une étape en retard sur les dynamiques qui ont secoué le monde, perpétuant un régime issu d’un autre âge tout en générant les mêmes aspirations que dans d’autres parties du monde. Elle s’est laissée enfermer dans une sorte de coma politique, bouchant toutes les soupapes de sécurité qui auraient permis d’éviter l’explosion sociale actuelle.

Il serait intéressant d’imaginer ce qu’aurait été la réaction de Gamal Abdel Nasser, père de l’Egypte contemporaine, face aux événements qui secouent aujourd’hui son  pays. Adulé comme une icône de son vivant, Nasser n’est pas seulement le fondateur de la République Egyptienne, qui a renversé la monarchie, libéré le pays de la domination étrangère et redonné sa dignité à tout un peuple. Il est aussi une figure de référence pour tous les mouvements révolutionnaires des continents africain et asiatique,  un leader du mouvement des non alignés, ainsi qu’un personnage de premier plan dans les relations internationales au XXème siècle.

L’irrésistible ascension « d’un fils du peuple »

Gamal Abdel Nasser est né à Alexandrie en 1918, où son père est fonctionnaire des postes. Il est scolarisé au Caire, ville en pleine ébullition politique. En effet, l’indépendance accordée à l’Egypte en 1922, apparait de plus en plus comme purement formelle. La fragile monarchie qui a été établie après des siècles de domination ottomane et un protectorat de 40 ans, reste la victime de l’ingérence constante des Britanniques. Nasser s’engage très tôt en tant que militant nationaliste et est même blessé au cours d’une manifestation à l’âge de 16 ans. Il consacre une grande partie de son temps à la lecture, sa pensée étant influencée autant par la culture arabo-islamique que par des références européennes. Il admire en particulier les grands stratèges politico-militaires, comme Alexandre le Grand, Napoléon ou Garibaldi, et se renseigne sur les grandes personnalités de son époque comme Churchill, Hitler ou Gandhi.

Refoulé à l’académie de police et à l’académie militaire en raison de ses origines modestes, Nasser sera l’un des premiers à bénéficier d’une réforme politique qui va changer sa vie. Un nouveau gouvernement issu du parti nationaliste Wafd décide d’autoriser l’accès à la carrière d’officier aux fils de la classe moyenne, jusque la réservée à de grandes familles qui dominaient également l’administration et les professions libérales. Nasser renouvelle sa candidature à l’Académie Royale Militaire, et y est finalement admis en mars 1937. Il en sortira avec le grade de sous lieutenant, et est affectée dans le sud du pays, prés d’Assiout.

C’est  à cette période qu’il rencontre ceux qui seront ses compagnons de route, notamment Anouar el-Sadate, officier issu comme lui d’un milieu modeste. Lorsque la Seconde Guerre Mondiale éclate, l’Afrique du Nord devient l’un de ses principaux fronts. Arguant de la menace d’une avancée de l’Axe, l’Armée britannique se redéploie en Egypte et n’hésite pas à s’ingérer ouvertement dans les affaires du pays. Un incident en particulier choque Nasser, tout comme l’opinion publique Egyptienne : en 1942, l’Ambassadeur britannique au Caire marche sur le palais royal à la tête d’un bataillon et « ordonne » au Roi Farouk de destituer son Premier Ministre (en l’accusant de sympathies pronazies), pour exiger son remplacement par un homme davantage pro-anglais.

Alors que son ami Sadate œuvre au coté de l’Axe et fini par être emprisonné par les Anglais, Nasser attendra une autre guerre pour s’engager. Le premier conflit israélo-arabe éclate en 1948, et l’intervention de l’Armée égyptienne en Palestine connait de grandes difficultés. Le 6éme bataillon d’infanterie, dans lequel est mobilisé le jeune officier, se retrouve encerclé par les Israéliens dans la zone de Falluja, à une trentaine de kilomètres de Gaza.  Blessé, il résistera  courageusement avec quelques 4000 hommes pendant plusieurs mois, et n’évacuera la zone qu’a la fin du conflit, une fois l’armistice signé. Mais si cette action lui donne un statut de héros, elle ne suffit pas à éviter la déroute de l’armée Egyptienne, mal équipée, mal préparée et mal coordonnée.  L’armistice est perçu comme une humiliation, d’autant plus insupportable que le Roi et son entourage  auraient profité du conflit pour s’enrichir en trafiquant sur les provisions destinées à l’armée. A l’instar de la France en 1870, la Russie en 1917 ou de l’Allemagne en 1918, les échecs militaires catalysent le changement politique en discréditant complètement le régime en place et en mettant en avant la nécessité d’une réforme radicale.  C’est dans ce contexte que se constitue le mouvement des Officiers Libres, dont Nasser est le fondateur et principal animateur.

Les Officiers Libres et la Révolution du 23 juillet 1952

 

Le réseau des officiers libres, clandestin, regroupe quelques dizaines de jeunes officiers autour de Nasser, qui est le seul à en connaitre tous les membres et leur place dans l’organisation. Cette dernière est pourtant rigoureusement structurée en cinq comités spécialisés qui regroupent des officiers issus de différentes milieux et de diverses tendances, tous désireux de restaurer le prestige de l’armée et d’enclencher une profonde dynamique de réforme politique, sociale et économique. Nasser réussit même à convaincre un haut-gradé respecté et populaire, le Général Neguib, qui apporte une légitimité et une expérience décisive à un mouvement dans lequel la moyenne d’âge ne dépasse pas 35 ans.

Alors que le réseau était resté très discret pendant plusieurs années, il décide de passer à l’action prématurément dans la nuit du 22 au 23 juillet 1952, estimant par ailleurs que le contexte est favorable à un changement politique. L’opération est lancée à dix heures du soir, aboutissant à l’arrestation du chef d’Etat major, au contrôle de l’essentiel de l’appareil militaire et des principaux points stratégiques de la capitale, en particulier de la radio. Le lendemain, la prise de pouvoir des officiers libres est saluée, aussi bien en Egypte qu’à l’étranger, même si leur identité reste très floue et leurs intentions largement méconnues. Néanmoins, le seul  fait d’avoir renversé le Roi Farouk, corrompu et impopulaire, apparait comme un succès en soi.

Dans la foulée, une réforme agraire est annoncée, suscitant d’immenses espoirs parmi la classe paysanne. Les Officiers Libres placent le général Neguib au poste de président et Nasser à celui de  ministre de l’intérieur. Néanmoins, on observe un certain flottement, car ils ne semblent pas savoir exactement quoi faire du pouvoir, ni de leur alliance encombrante avec les Frères Musulmans. Et que faire de l’ancien Roi ? Sa vie sera finalement épargnée, et il sera conduit en exil sur son yacht vers l’Europe.

Après deux ans de « transition » entre l’ancien régime et la nouvelle république, Nasser finit par écarter le président et mettre en place un système de parti unique. En novembre 1954, Gamal Abdel Nasser est le seul maitre de l’Etat et engage des réformes politiques qui marqueront en profondeur l’Egypte et  la scène internationale. La Révolution Nassérienne est en marche… (à suivre)

Nacim Kaid-Slimane

Le Caire: ville en fusion, ville en révolution

Il en est des villes comme des caractères ; il y a toujours un trait saillant qui définit la personnalité. Pour le Caire, c’est le poids de la Masse. Cette Masse qui donne à toute action, à tout regard, à toute parole une dimension tout à fait différente : lourde, conséquente, Qâhira[1]. Une masse qu’il vaut mieux avoir en notre faveur plutôt que de se la mettre à dos.

Avec 20 millions d’habitants, c’est la plus grande mégapole du continent africain, capitale administrative et économique de l’Egypte. A lui seul, le Grand Caire regroupe 22% de la population nationale et 43% de la population urbaine du pays. Continue reading « Le Caire: ville en fusion, ville en révolution »