« Their spirit gone before them »

L’histoire de la traite négrière et l’esclavage soulèvent aujourd’hui une condamnation éthique largement partagée; la Déclaration contre le racisme de Durban (2001) qui a permis de reconnaitre ce chapitre sombre de l’histoire comme un crime contre l’humanité, aura été, sur le plan international, le couronnement normatif de cet élan.

Paradoxalement, malgré cette indignation unanime, la traite négrière et de l’esclavage, s’ils ne sont plus un sujet tabou dans nombre de régions du monde, demeurent cependant une question sensible, dérangeante et délibérément marginalisée dans l’espace publique.

Dans le même temps, un grand nombre d’artistes contemporains se saisissent de cette histoire-mémoire comme d’une matière sensible et sensorielle afin de traiter (au-delà de problématiques postcoloniales) de la relation protéiforme que cette tragédie continue d’entretenir avec notre contemporanéité, qu’il s’agisse du racisme et de la discrimination, de la réduction des hommes et des femmes à une marchandise, de la question de l’intériorisation, par les cultures « noires », de leur infériorisation, de l’enjeux du dépassement du ressentiment, pour ne pas être esclave de l’esclavage, comme l’aurait dit F. Fanon, etc.

La puissante installation-sculpture THEIR SPIRIT GONE BEFORE THEM de l’artiste jamaïcaine Laura Facey est à l’image de ces nouveaux récits visuels et sensoriels produits par une nouvelle génération d’artistiques qui réinvestissent « ce passé qui ne passe pas » en l’enserrant dans de nouvelles problématiques tant esthétiques qu’éthiques.

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THEIR SPIRITS GONE BEFORE THEM, 2006, cottonwood canoe, 1,375 resin miniature figures of the Redemption Song Monument, sugar cane, 72 x 240 x 33 inches. Photo by Donnette Zacca

Cette œuvre organique, aux dernières limites d’une représentativité stricte, évoque tout à la fois l’expérience traumatique du Middle Passage (celle de corps violentés, détruits, violés mais toujours résistants) et ce que Paul Gilroy avait appelé de façon fort à propos « the Black Atlantic »[1]. Cette traversée des Africains déportés d’une rive à l’autre de l’Atlantique se confond, aux dires de nombreux spécialistes, avec l’horreur absolue ; les cales des bateaux négriers renferment un spectacle apocalyptique : des corps empêtrés les uns dans les autres, des cris hurlant, des râles, l’oxygène rare, des vomissements sonores et partout, l’odeur forte de la mort.

Plus d’un tiers de ces hommes et ces femmes mourraient de ces conditions inhumaines avant de rejoindre l’autre bord de leur enfer. Their spirit gone before them.

Les Autres verront leur corps plié dans les champs de canne jusqu’à l’épuisement suprême, leur force vitale consommée en sept ans à peine. Their spirit gone before them.

Le canoë de Laura Farcey qui traverse avec allure cette mer de cannes à sucre nous invite à faire une plongée effrayante dans l’horreur de l’horreur mais, ce faisant il nous engage nécessairement à méditer sur la manière dont ces hommes et femmes ont su faire face par des actes de résistance ordinaires, modestes, héroïques, singuliers ou collectifs : maronner, se souvenir de son Afrique, en conserver l’empreinte par la spiritualité, les chants, les danses, créer un nouveau corpus culturel, etc. C’est par ses formes de résistance, diffuses et plurielles, qu’il leur a été possible de conserver ce que la cupidité et la barbarie de quelques-uns avaient voulu leur arracher : leur ubuntu.

Biographie de Laura Facey :

Né en 1954 en Jamaïque, l'artiste et sculpteur de renommée internationale Laura Facey a étudié à l'Ecole d'Art de la Jamaïque puis au Surrey College West of Art & Design. Née d'un père africain-anglais et d'une mère britannique-américaine, Facey dit volontiers d'elle-même: «Je suis une Jamaïcaine d'origine mixte. Dès mon jeune âge, j'ai été passionné par la guérison de la terre et ceux qui l'habitent ".