Achille Mbembe, remède à la “fétichisation de l’identité”

achille-mbembe_1A près de 60 ans, l’intellectuel camerounais Achille Mbembe se livre à un travail aussi ambitieux que périlleux. Tracer les lignes de force d’un monde inquiétant où l’heure est à la haine de soi transformée en rejet de l’autre, à la “fixation imaginaire sur l’étranger, le musulman, la femme voilée, le réfugié, le juif ou le nègre”. Pour lui, c’est bien un désir d’apartheid qui est à l’œuvre dans les sociétés contemporaines et qui trouve ses origines dans la construction des démocraties libérales et leur adossement au fait colonial.

Mbembe démonte méticuleusement les phobies racistes et tente de leur opposer une “pharmacie”, inspirée du travail du psychiatre martiniquais Frantz Fanon: de sa pratique des soins dans l’Algérie des années 50 et de ses textes brûlants contre la colonisation. Pour l’Afrique des idées, il revient sur son dernier essai Politiques de l’inimitié paru en mars dernier, avant un grand colloque au Sénégal, à Dakar et à Saint-Louis (27-31 octobre), où seront rassemblés une vingtaine d’intellectuels du continent, au cœur de ce renouveau de la pensée africaine.

L’heure, écrivez-vous, est au rejet de l’autre et à la généralisation de l’état d’exception. Que désignent ces “politiques de l’inimitié” qui donnent son titre à votre ouvrage ?

Le projet consistait à prendre la mesure d’un temps du monde qui me paraît dominé par le désir de violence et l’accélération des instincts guerriers. Depuis les attentats de septembre 2001 aux Etats-Unis, l’état d’exception est devenu plus ou moins la règle, et avec lui la demande et l’obsession de l’ennemi. Pour ce qui nous concerne, les gens du Sud, je voulais retracer les origines historiques de cette hostilité, ces moments où le politique en vient carrément à faire de la gestion de l’hostilité et non plus de mise en lien des individus.

Vous expliquez que cette violence était déjà en germe historiquement dans les démocraties libérales. Mais qu’elle avait lieu dans la colonie ou au bagne, loin des regards…

Il s’agit de repenser la démocratie en tant que forme ultime, dit-on, de gouvernement des humains. Or une relecture historique de la démocratie moderne, libérale en particulier, permet de montrer que le système s’est constitué sous la forme d’une démocratie des semblables. Il n’y a pas de démocratie autrement que pour ceux qui sont semblables les uns aux autres. Ce fut le cas pendant très longtemps aux Etats-Unis à l’époque de la traite des esclaves, ce fut le cas en Europe au moment des conquêtes coloniales. Les démocraties, historiquement, ont toujours eu besoin d’un tiers-lieu à l'extérieur d’elles-mêmes, où elles pouvaient exercer une violence sans réserve contre ceux qui avaient été décrétés comme n’étant pas des leurs. Le moment colonial fait partie de tout cela.

Pourquoi centrer l’analyse sur les démocraties libérales ? Cette inimitié n’est-elle pas le propre de tout Etat, d’une communauté nationale qui se construit par rapport aux autres ?

C’est en effet propre à la forme Etat, et surtout à l’Etat-nation, qui comme son nom l’indique est un Etat pour les nationaux, pour ceux dont nous pensons qu’ils sont comme nous. Mais je m’intéresse de façon privilégiée aux démocraties libérales, parce qu’en fin de compte, je ne vois pas d’autres espoirs au-delà de la démocratie. Or dans le dernier quart du 20e siècle, la démocratie dont on pensait qu’elle allait triompher de toutes les autres formes du politique est soumise à un processus sinon de délitement, en tout cas d’inversion. Le conflit entre le capitalisme et la démocratie a atteint des niveaux sans précédent. Il n’est plus du tout évident qu’une certaine forme de capitalisme, notamment financier, soit compatible avec la démocratie. Je me situe donc dans le prolongement des critiques récentes de cette forme de gouvernement dont beaucoup pense qu’elle est arrivée au bout de ses possibilités. Il faudrait réinventer sinon autre chose, du moins réfléchir à la manière dont on pourrait la réanimer puisque nous en avons besoin si nous voulons sortir du procès d’ensauvagement du monde auquel nous assistons, qui se traduit par des violences paroxystiques, irrationnelles, le terrorisme en étant une, mais une certaine forme de lutte contre la terreur en étant le pendant mimétique.

Vous en appelez à la pharmacie de Frantz Fanon ? En quoi la pratique qu’il avait en Algérie est-elle l'esquisse d'un remède ?

Fanon est un auteur assez dangereux… Je l’évoque parce qu’il a bien compris, peut-être mieux que tous les théoriciens de la lutte anticoloniale, comment est-ce que la violence était à la fois un remède et un poison. L’évocation de Fanon ne vise pas à l’ériger en maître auprès duquel on se précipiterait pour trouver des solutions à nos impasses actuelles. Je parle de lui parce qu’il me semble figurer de manière très dramatique les tensions pour la plupart insolubles auxquelles nous sommes confrontés.

Fanon avait un rapport plutôt décomplexé à la violence et à la radicalité. Quelles en seraient les applications concrètes aujourd’hui ?

La violence chez Fanon joue un rôle cathartique dans le sens où elle permet au sujet colonisé de sortir de son état d’objet : si je paraphrase Fanon, ne serait-ce que parce que le sujet en vient à réaliser que le sang qui coule dans les veines du colon a la même couleur que le sien. Donc qu’il y a une similarité essentielle, fondamentale entre l’un et l’autre. La violence permet de réveiller l'assujetti de son sommeil. Mais elle a aussi une fonction tellurique. Elle agit comme un tremblement de terre qui permet de détruire le système colonial et raciste sur les ruines duquel on peut éventuellement imaginer un ordre nouveau.

Mais ce qui m’intéresse ce n’est pas vraiment cette dimension mythologique de la violence, mais le fait que le même Fanon, qui en appelle à la violence, est celui qui est très attaché à ce que j'appellerais la politique du soin. C’est ce même Fanon qui est prêt à se pencher sur les troubles psychologiques qui déchirent le policier tortionnaire qui passe son temps à torturer les nationalistes algériens. C’est cette double dialectique de la violence et du soin qui m’intéresse d’un point de vue intellectuel.

Pour résister à cette inimitié, votre proposition est celle d’une éthique du passant. De quoi s’agit-il ?

Il y a derrière l’idée du passant toute une réflexion cosmologique sur “qui sommes nous ?” et comment peut-on définir les humains en relation avec une histoire très longue de l’univers où l’espèce humaine n’est qu’une petite ponctuation, une espèce parmi d’autres. Il me semble que l’une des caractéristiques fondamentales de l’humain est d’être là provisoirement, de passage. Nous ne choisissons pas le lieu de notre naissance, c’est un choix qui est fait par d’autres. Ce que nous choisissons, c’est le type de rencontres que nous faisons chemin faisant, et c’est ce que nous faisons de ces rencontres.

Si on la prenait vraiment au sérieux, cette figure du passant nous permettrait d’ouvrir des perspectives nouvelles sur la question des identités et la fétichisation de l’identité à laquelle on assiste. Elle nous permettrait aussi de penser autrement la forme de l’Etat-nation qui est devenu une prison. Elle nous offrirait surtout, à l’ère où la mobilité s’accélère partout, de penser autrement la question des migrants, de celui qui est de passage, et des formes du droit qui pourraient être inventées pour confronter ces processus qui alimentent tant de peurs.

La figure du passant n’est-elle pas réservée à des privilégiés qui ont cette capacité de voyager et de rencontrer l’autre ?

Pas du tout. Si on se limite aux gens en mouvement, aux réfugiés, à tous ceux qui sont obligés de quitter leurs lieux de naissance, d’emprunter les chemins hasardeux sans garantie de destination, leur nombre va grandissant. La mobilité est devenue pour une grande partie de l’humanité la condition première de survie. Le drame aujourd'hui c’est de ne pas pouvoir bouger. Ce drame des millions et des millions de gens y sont confrontés. Le gouvernement de la mobilité est peut-être le défi majeur du 21e siècle. Faute de régler ce défi, de le confronter de manière humaine, nous finirons par multiplier les affres et les tragédies qu’on aurait pu éviter si on avait pris au sérieux cette affaire du passant et du passage comme fondement de notre humanité.

La tonalité de votre livre est plutôt inquiète. La dynamique intellectuelle à l’œuvre en Afrique n’est-elle pas de nature à rassurer ?

Si, absolument. Il y a une ébullition intellectuelle et artistique dans plusieurs disciplines, de la littérature à la danse en passant par les arts plastiques et la critique philosophique. Il y a effectivement un énorme mouvement dont l’ampleur, je crois, ira croissante dans les années qui viennent. Que cela vienne des gens du continent ou de la diaspora. Cette ébullition, son lieu de naissance, c’est le mouvement, la mobilité, la circulation. Il y a une pensée de la circulation qui est en cours et que je qualifie, de mon point de vue, d’afropolitaine.

 

Propos recueillis par Adrien de Calan

Pour aller plus loin – Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, Ed. La Découverte, mars 2016.