Le coup d'Etat de Michel Djotodia et son auto-proclamation comme nouveau président de la République Centrafricaine remet sur le devant de la scène le rôle des seigneurs de guerre comme élément déstabilisateur des Etats modernes africains. Les seigneurs de guerre sont une figure centrale du politique tel qu'il s'est développé en Afrique ces dernières décennie, jouant un rôle prépondérant dans la dynamique de faillite des Etats modernes africains. La science politique a tenté d’appréhender cette dynamique historique, ouvrant un champ d’étude très important et intéressant. William Reno, avec "Warlord Politics and African States", s'inscrit dans ce champ.
L'essai de William Reno arrive avec une analyse renouvelée et bien documentée, à montrer les dynamiques politiques internes des Etats en effondrement. Selon lui, l’effondrement de certains Etats en Afrique n'est pas le fruit d'une sorte d’anarchie spontanée et indéchiffrable, mais plutôt le résultat évident et rationnel des obstacles rencontrés par certaines bureaucraties dirigeantes. En retour, pour surmonter ces obstacles, les stratégies et tactiques adoptées par les pouvoirs en place afin de préserver leurs intérêts particuliers ou leur agenda politique consistent essentiellement à une accumulation de capital, une corruption du bien public au profit du privé. Ces pratiques plongent les Etats dans un cercle vicieux d'appropriation privée de biens publics, entretenue par des réseaux clientélistes. Tout ce qui caractérise la politique du ventre dont parlait Jean François Bayart.
William Reno fonde son étude des Etats effondrés à partir de quatre exemples : le Liberia, la Sierra Léone, la République Démocratique du Congo et le Nigéria. Il élabore ses conclusions sur la base d’études de terrain et de sources officielles d'informations, ainsi qu'une lecture approfondie de la bibliographie sur le sujet. Le travail de William Reno est intéressant à plusieurs égards. Il nous livre une explication claire et intelligible des dynamiques politiques internes des Etats faillis africains, alors même que la situation en elle-même paraît avant tout confuse et prête à des simplifications faciles. Du Libéria de Charles Taylor en passant par Samuel Doe, de l’Etat fortement militarisé de la Sierra Léone qui balance entre autorités militaires et civiles, du Zaïre de Mobutu au Congo de Laurent Kabila en passant par le Nigéria de Sani Abacha, l’auteur met en évidence, sous plusieurs aspects, que la vie politique dans ces pays n’est pas aussi exotique qu’elle peut en avoir l’air. La Sierra Leone, un pays sur lequel Reno avait déjà publié un travail remarquable – Corruption and State Politics in Sierra Leone (1995), la République Démocratique du Congo et le Liberia sont les cas qui semblent, le plus, justifier les thèses du chercheur.
Ces pays permettent de mettre en évidence le rôle des Warlords -seigneurs de la guerre- dans la politique des Etats africains. L’ascension de ses acteurs dans l’organisation institutionnelle des Etats témoigne d’une remise en question de l’autorité et du rôle traditionnellement connu de l’Etat. Toutefois, le Zaïre et le Nigéria semblent plutôt être des extensions de la thèse de Reno, voire une inversion dans la mesure où Mobutu et Abacha étaient des chefs militaires avant d’être à la tête de l’appareil d’Etat mais qui se sont néanmoins conduits comme des Warlords.
L’auteur montre d’abord les liens extérieurs d’ordre politique et/ou financier qu’entretiennent ces seigneurs de la guerre avec des acteurs de la communauté internationale, privés ou publics, ou avec des entités locales privatisées, comme les agences de sécurités privées. Ensuite, il souligne les différentes implications de ces réseaux, en particulier dans la nature et le processus d'effondrement de l'État en question et de sa réintégration. Reno avance que les caractéristiques de l'Etat failli vont au-delà d’un Etat institutionnellement faible mais où la sécurité, le développement et d'autres biens collectifs sont encore sous le coup de la bureaucratie dirigeante.
On constate, en effet, un système politique singulier et entièrement différent de la conception traditionnelle, qui limite l’activité du gouvernement à la conclusion de contrat entre gouvernants et agences de sécurité privées. On assiste donc à une délégation de service public aux sociétés privées, prélude à une disparition de l’institution étatique. Certaines des fonctions gouvernementales sont en outre déléguées aux collectivités locales qui n’ont pas, en général, les moyens de mener leurs politiques. W. Reno montre que même les réseaux clientélistes qui caractérisent les politiques de développement suivant une logique distributive particulièrement sélective voire ségrégationniste deviennent inutiles dans ce contexte. Face à cette situation, on assiste à l’émergence du « Warlordisme » dans certaines collectivités – les local Warlords – parmi lesquels certains ne vont pas manquer de défier le seigneur de la guerre qui est à la tête de l’Etat- le national Warlord. Une description qui n'est pas sans rappeler la situation qui a récemment prévalu en Centrafrique et qui s'est conclue par le coup d'Etat du 24 mars 2013 chassant François Bozizé.
William Reno décrit brillamment les logiques internes qui permettent la continuité de la politique même lorsque l’Etat entre dans une phase de désintégration institutionnelle. Toutefois, il faut noter que cette œuvre présente aussi quelques faiblesses. En effet le concept de « Warlord » n’a pas été suffisamment développé par l’auteur. Tout au long de la lecture, les seigneurs de la guerre qui arrivent à se hisser à la tête de l’Etat sont bien analysés alors que les autres qui sont au plus bas niveau de la société notamment les « local Warlords », n’ont pas été bien identifiés et discutés.
Par ailleurs, on constate une faiblesse méthodologique dans l’étude des cas fournis et analysés par Reno. Le choix de la variable dépendante reste très arbitraire et témoigne d’une faiblesse méthodologique évidente. En effet, on pourrait souligner le fait que l’auteur n’ait choisi, pour analyser ses thèses, que des pays dont la situation socio-politique témoignait déjà de leur effondrement. De plus, on peut faire part des multiples variations entre les cas étudiés, variations suffisamment importantes pour empêcher des conclusions générales. On peut regretter aussi que n'aient pas été abordé les Etats qui ont été à un moment donné au bord du gouffre mais qui semble en être sorti (Ghana, Ouganda). Dans cette seconde catégorie d’Etats qui sont revenus de l’effondrement, on peut citer aussi le Mozambique des années 1990, qui, comme le souligne Leonard Wantchekon dans un papier intitulé "The Paradox of "Warlord" Democracy: A Theoretical Investigation" a réussi à enclencher son processus démocratique à partir de l’anarchie, du chaos. Cela, sans manquer de remettre en question toutes les théories politiques classiques sur la démocratie et ses conditions d’émergence.
En outre, sans aller jusqu'à dire Reno que la question a été complètement ignorée dans l'essai de William Reno, le fait est que les quatre pays choisis ont des ressources qui peuvent être facilement exploitées sans avoir besoin d’un ensemble d’infrastructures techniquement très développées. Le fait que des acteurs locaux puissent en partie se passer d’aide publique de la part de l'État pourrait, dans une certaine mesure, expliquer la désintégration de la structure étatique dans ces pays. Au Ghana, au Mozambique et en Ouganda, par exemple, la principale activité productrice de richesse, la culture du cacao, du thé ou du café, dépend fortement des investissements et de l'encadrement de l'Etat et nécessite une infrastructure développée. Le Mozambique est sans doute plus riche que la Sierra Leone ou le Liberia, mais cette richesse en potentiel ne peut être exploitée de façon détournée lorsque l’Etat fournit certains biens publics, y compris les routes et autres voies de transit ainsi que les divers services permettant un bon fonctionnement des ports. Il semble légitime d’affirmer qu’aucune de ces différentes mesures incitatives pouvant favoriser la paix et la stabilité pérenne des institutions publiques n’est présente au Libéria par exemple.
Enfin, d’autres critiques n’ont pas manqué de contester l'inclusion du Nigeria dans cette étude, comme le remarque l’auteur lui-même. Malgré tous ses problèmes, le Nigeria n'a pas été à ce jour une terre où des seigneurs de guerre contestent le monopole du pouvoir à l'Etat. Toutefois, l'inclusion du Nigeria contribue sans doute à l'étude, car elle peut démontrer un autre type particulier de politique dans le contexte de désintégration des institutions étatiques.
En somme, il convient de souligner, malgré quelques faiblesses, que William Reno livre un ouvrage intéressant qui devrait être un outil privilégié pour quiconque travaille sur l’effondrement des Etats et les déterminants de cet effondrement. En tant que citoyen et amoureux de l'Afrique, on peut regretter que ce livre ne soit pas rangé aux rayons Histoire et qu'il continue d'avoir une pertinence actuelle.
Papa Modou Diouf