Juste une femme

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Dans notre époque de liberté et d’égalité (celle d’Obama et du porno gratuit, si l’on veut), exiger un traitement différencié et préférentiel pour une catégorie de la population est un signe d’arriération. La marque distinctive du has-been est de penser que les Femmes (toujours avec une majuscule, évidemment) doivent être protégées et respectées. Après tout, une femme est un homme comme un autre – qui fait juste pipi assis.

L’élégant Jean-luc Raharimanana dans "Enlacement(s)" son dernier recueil de poèmes rappelle admirablement que le « rôle » d’une femme est de « recommencer le monde ». C’est peut-être une référence au poème de Kipling « la femelle de l’espèce » (1911) : « (…) de peur que les générations ne viennent à manquer/ La femelle de l’espèce doit être plus meurtrière que le mâle. / Elle qui affronte la mort dans la torture avec chaque vie en son sein / Ne peut se permettre le doute ou la pitié ».

 Aujourd’hui, même les intentions les plus « nobles » n’y peuvent rien : associer des termes aussi désagréables que « rôle » ou « place » à la gent féminine est l’affaire d’un goujat ou d’un réac. J’écrivais dans « la terre de nos pères » que notre génération n’avait hérité que de la révolution sexuelle et des ONG (« godemichets et Bernard Kouchner » pour faire court). Je n’ai hélas pas assez insisté sur l’ampleur du phénomène. La libéralisation a tourné au libertinisme, au tout-érotique et au tout-sexuel. S’en étonner, ou pire s’en offusquer est du plus mauvais goût. L’heure n’est pas loin où les cours d’éducation sexuelle incluront une séance de masturbation surveillée.

Ces deux courants, égalitarisme exacerbé et banalisation de la sexualité, vont désormais de pair. Pour protester contre les violences faites aux femmes et l’érotisation extrême de leur corps, il est désormais tout à fait acceptable que des femmes manifestent… à moitié nues dans des Eglises. On est prié d’applaudir lorsqu’une « grève du vagin » est organisée, parce que leur sexe est évidemment l’arme la plus puissante dont elles disposent. La prostitution devient elle aussi « un boulot comme un autre. » Des gens autrement sérieux, se posent sérieusement la question : « qu’est-ce qui est pire, en fin de compte être un enfant de putain ou le père d’une putain ? »

Et n’allons pas croire que tout cela n’est qu’une autre manifestation de la « décadence de l’Occident ». C’en est peut-être une, mais il ne s’agit point d’un phénomène seulement occidental.

On peut rire en se rappelant que l’Eglise catholique avait condamné le Tango, danse sexuelle diabolique comme chacun sait. On peut aussi rire, si on y tient vraiment, en voyant l’éclosion du « Surra de Bunda » au Brésil ou du Daggering en Jamaïque, du Kuitata et du Boboraba en Côte d’Ivoire. Ou pleurer. Qui bronche et conteste ce rabaissement des femmes est aussitôt confronté à un faux dilemme : c'est ça ou le retour au système de mariages forcés ? Non? Alors vogue la galère ! Femmes libérées, camarade ! Yé vivé ! La chirurgie esthétique et les pilules amaigrissantes font fureur dans le Nord. Au Sud, le Tia Foin, les vitamines grossissantes, les injections de botox dans les fessiers, le khessal, tout est bon ! Si d’une petite voix on rappelle qu’en Mauritanie les mêmes résultats sont obtenus par le gavage des jeunes filles, le malappris est prié de quitter la salle.

C’est dans l’air du temps. Foin de puritain et de tartufes. Tout est désormais autorisé. Jeune Afrique peut même publier l’affiche de l’agence de communication ouest-africaine « Voodoo ». Qu’est-ce qui peut bien choquer dans le fait de montrer une femme nue, à quatre pattes, le cul en l’air, une queue (de lion) pendant de sa bouche ? Qu’est-ce qui peut être choquant dans ça ?

C’est juste une paire de fesses qui n’en a jamais vu ? C’est juste une femme qui gagne sa vie, qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ? C’est juste un journal qui reprend une réclame, qu’est-ce qui est criminel là ? C’est une photo comme une autre. Pas grand-chose. Oui, c’est vrai. Après tout : "ce n'est rien, c'est une femme qui se noie." Juste une femme…

 
Mise à jour : l'article a été mis à jour le 17 avril 2013.

 

Joyce Banda : une femme déterminée à la tête du Malawi

Joyce Banda, le jour de sa prestation de serment

 
Le 5 avril 2012, le président malawite Bingu Wa Mutharika meurt d’une crise cardiaque. Une vacance momentanée du pouvoir, face à laquelle la constitution du pays est limpide : lorsque le chef d’Etat en exercice n’est plus en mesure de gouverner, la fonction est de facto dévolue à son vice-président. Une position occupée par Joyce Banda. Or, alors que le décès de Mutharika est confirmé et que les règles de sa succession sont théoriquement claires, la situation est des plus confuses. La garde rapprochée de feu Matharika veut passer en force et empêcher Banda d’accéder à la magistrature suprême. Elle qui n’a jamais fait partie du premier cercle et qui a commis le crime de lèse-majesté de s’opposer frontalement à Mutharika lorsque ce dernier songea à la court-circuiter pour mettre sur orbite son jeune frère Peter Mutharika comme successeur putatif.
 
Devant la gravité de la situation et l'éventualité d'une dévolution anticonstitutionnelle du pouvoir, Joyce Banda contacte le chef d’état-major des forces armées et lui demande s'il soutiendra envers et contre tout sa présidente. Ce dernier confirme. La partie est gagnée et le coup de force en préparation s’effondre. Joyce Banda prête officiellement serment le 7 avril 2012. La légalité a été préservée et le courage de cette femme déterminée, confirmé. Une fois de plus.  Elle devient la seconde femme du continent (après Ellen-Johnson-Sirleaf au Liberia) à devenir président de la République. Tout un symbole. Mais d’abord et avant tout le symbole d’une longue vie émaillée de combats.  Pour la cause des femmes en particulier, mais au-delà, pour la dignité humaine dans son acception la plus large.
 
S’imposer dans la vie
 
Née en 1950 dans ce qui était alors la colonie britannique du Nyassaland (actuel Malawi), Joyce Hilda Ntila est l’aînée d’une famille de cinq enfants. L’époque est à la décolonisation et aux premières indépendances. Mais la jeune fille, studieuse, poursuit imperturbable son parcours d’élève appliquée. Elle achève sa scolarité et se trouve un premier emploi de secrétaire. Puis le mariage survient. Une union arrangée et sans amour. Un époux abusif qui la néglige et la maltraite. Interrogée par la chaîne BBC, elle se remémorera bien plus tard ce douloureux apprentissage initial de sa condition de femme : « La plupart des femmes africaines ont été élevées pour devenir des épouses dociles, supportant vexations et humiliations sans mot dire ». Au milieu des années 70, celle qui est alors connue sous le nom de Madame Kachale décide de reprendre sa liberté et sa destinée en main. Vivant alors à Nairobi, la jeune femme voit poindre dans la capitale kenyane les prémices des revendications liées au mouvement féministe. Un moment décisif.  Avec ses trois enfants,  elle décide de quitter son mari et de voler de ses propres ailes. Le divorce sera finalement prononcé 6 ans plus tard. Une nouvelle vie commence.  
 
Fondatrice de l’association nationale des femmes d’affaires du Malawi (fin des années 80)
 
La mère de famille, qui a commencé sa carrière comme simple employée avant de se consacrer à l’éducation de ses enfants, se lance alors dans les affaires. Textile, vêtements, boulangerie… Elle bâtit progressivement un business florissant qui lui permet d’accéder à l’indépendance tant recherchée.
 
De l’ombre à la lumière
 
Une fois le succès financier au rendez-vous, l’entrepreneuse décide de se consacrer à la cause qui lui tient le plus à cœur : la responsabilisation des femmes à prendre leur destin en main. Pour rompre de manière irréversible le cercle vicieux de la dépendance et de la pauvreté.  Elle fonde à la fin des années 80, l’association nationale des femmes d’affaires du Malawi (National Association of Business Women) qui procure aux femmes de petits prêts pour leur permettre de démarrer une activité économique, et gagner ainsi leur propre autonomie. L’étincelle qui permettra de prendre un nouveau départ. Les résultats ne tardent pas et la popularité de Joyce, devenue entretemps Madame Banda après son remariage avec un célèbre magistrat,  décolle. Elle élargira plus tard encore son champ d’action en créant la fondation Joyce Banda en faveur des enfants et des orphelins.
 
Elle est désormais une figure nationale de la société civile et c’est tout naturellement qu’elle obtient un siège de parlementaire à l’Assemblée nationale en 1999, sous les couleurs  du front démocratique uni (United Democratic Front) de l’ancien président Bakili Muluzi. Sa carrière politique est lancée et ne va dès lors plus s’arrêter. Ministre de la Parité et des services communautaires sous Muluzi, puis des Affaires  étrangères sous Bingu wa Mutharika, ce alors même qu’elle n’appartient pas à la famille politique du nouveau président malawite. Une reconnaissance évidente de la compétence de Joyce Banda, jugée intègre et efficace par l’ensemble des observateurs. Mais aussi une nomination qui fait couler beaucoup d’encre dans le cercle des fidèles du président Mutharika. Elle demeure un électron libre, détachée de tout dogme partisan. Déjouant tous les pronostics, elle parvient à se faire élire vice-présidente au moment de la réélection de Mutharika en 2009.
 
Joyce Banda et Bingu wa Mutharika
 
Mais les nuages s’amoncèlent déjà à l’horizon. En porte-à faux avec le président qui pratique une politique d’autarcie et de défiance vis-à-vis de l’étranger, et s’opposant aux dérives autoritaires et népotistes de celui-ci, Joyce Banda est progressivement mise sur la touche. Expulsée du parti présidentiel (le Democratic Progressive Party) qu’elle venait d’intégrer, elle parvient en dépit des attaques de Mutharika à conserver in extremis sa position de vice-présidente sur décision de la Cour suprême.  Une guerre larvée commence, où le parti au pouvoir fait tout pour la briser. Il y réussit presque. Survient alors la mort inopinée de Mutharika et la tentative de récupération forcée du pouvoir par le clan présidentiel. Joyce Banda devient la seconde femme du continent africain à devenir chef d’Etat. Un itinéraire exceptionnel qui fait d’elle une figure emblématique de la montée en puissance progressive des femmes africaines jusqu’au sommet, au côté de Ellen Johnson-Sirleaf, Nkosazana Dlamini-Zuma, Fatou Bensouda
 
Au-delà du symbole, la permanence des challenges
 
Il ne saurait cependant  y avoir d’état de grâce. Joyce Banda est une figure qui polarise, suscitant autant de critiques que d’éloges et qui a accédé à la présidence par un concours de circonstances extraordinaires. Sa légitimité au sommet de l’Etat reste à affermir. Et le temps presse. Elle poursuit le mandat de son prédécesseur qui court jusqu’en 2014. Deux courtes années pour faire ses preuves et corriger la trajectoire tangente prise par le Malawi au cours des dernières années. La politique d’autosuffisance alimentaire mise en place par Mutharika a porté dans l’ensemble ses fruits et la production agricole s’est sensiblement accrue. Mais au prix d’une terrible ponction sur les finances publiques. Et la défiance de Mutharika à l’égard des traditionnels partenaires occidentaux à partiellement ostraciser le pays. L’aide étrangère a fondu comme neige au soleil, alors même que les besoins n’ont jamais été aussi grands. Le Malawi demeure plus que jamais une nation pauvre, avec 85 % de sa population vivant chichement de son labeur agricole. Et en dehors des cultures d’exportation que sont le tabac, la canne à sucre et le thé, le pays n’a que peu de possibilités de se procurer des devises.
 
Une chose est sûre cependant ; les premières mesures de la présidente Banda tranchent résolument avec ce qui s’était fait jusqu’à maintenant. Il y a tout d’abord les décisions symboliques, qui font dans l’ensemble consensus, assoient la popularité et frappent les esprits : vente du jet présidentiel au profit de vols commerciaux (plus économiques), cession de la flotte des 60 limousines appartenant au gouvernement, rétablissement de l’ancien drapeau national qui avait été supprimé par Mutharika…Et puis, il y a les choix qu’il faut assumer, droit dans ses bottes, ce même (surtout) s’ils ne sont pas toujours acceptés et compris : dévaluation de la monnaie nationale (le kwacha), légalisation de l’homosexualité (en dépit du conservatisme majoritaire de la population à ce sujet), prise de position ferme contre le président soudanais Omar El Béchir (poursuivi par la Cour pénale internationale et soutenu par une majorité de chefs d’Etat du continent).
 
Surtout, il y a la nécessité d’être pragmatique et attentif aux rapports de force en présence. Joyce Banda sait que la priorité à très court terme est désormais de renouer avec la communauté internationale et retrouver les faveurs des bailleurs de fonds étrangers en leur donnant des gages de bonne volonté. Avant les premières sanctions contre le gouvernement Mutharika, l’apport financier extérieur représentait 40 % du budget de l’Etat. Un poids significatif dont la présence ou l’absence peut signifier la réussite ou l’échec d’une politique. Les premiers mois de la présidence Banda peuvent d’ores et déjà  se targuer de premiers succès. La Grande Bretagne s’est engagée à renouveler sa coopération et  a promis une aide de 40 millions de $, alors que le Fonds monétaire international confirmait dans le même temps un prêt de 125 millions de $ sur trois ans.
 
Enfin, tout(e) homme (femme) d’Etat sait que par-delà l’agenda politique à brève échéance, les défis structurels majeurs de la nation dont il a la charge demeurent. Dans le cas du Malawi : pauvreté, chômage, pandémie du sida, faible diversification de l’économie…Une permanence de challenges à relever et une tâche immense qui nécessitera une vraie concorde nationale : « Je veux que nous nous tournions tous vers l’avenir avec espoir et un esprit d’unité. J’espère sincèrement qu’il n’y a pas de place pour la revanche. J’espère sincèrement que nous allons rester unis », concluait ainsi Joyce Banda dans son discours de prestation de serment. Puisse l’avenir lui donner raison.  
 
Jacques Leroueil 

Egalité des sexes en Tunisie : retour sur les ambiguïtés de l’article 28

Ils étaient quelques milliers de Tunisiens et Tunisiennes à protester lundi 13 août au soir le long de l’avenue Mohammed V à Tunis (une manifestation plus restreinte et non autorisée se déroulait également Avenue Habib Bourguiba). Elle fut organisée à l’occasion de la « fête de la femme » marquant le 56e anniversaire de la promulgation du Code du Statut Personnel (CSP) par le président Habib Bourguiba. La réussite de la manifestation tenait à sa bonne capacité de mobilisation et à son déroulement sans dérapages sécuritaires. Teintée d’un esprit partisan pleinement assumé, elle se retrouvait tout de même autour d’un seul mot d’ordre : la revendication du principe constitutionnel d’égalité des sexes. « Égalité des sexes », « complémentarité », « droits de la femme », CSP, et le projet polémique de l’article 28, ont fait la Une d’une grande partie des médias et réseaux sociaux tunisiens depuis quelques semaines, tout particulièrement en ce lundi 13 Août « Fête de la femme ». Un véritable arsenal de communication a été mobilisé à cette occasion par les nombreux contestataires de la version annoncée de l’art 28.

En effet, les affiches de partis politiques faisant l’éloge du bourguibisme ont inondé les pages Facebook tandis que des débats télévisés passionnés abordaient « le » thème brûlant du moment. De même, plusieurs forces et hommes politiques ont saisi l’occasion pour se prononcer avec ferveur sur le principe d’égalité des sexes, en instrumentalisant parfois les termes du débat et frôlant la récupération politique. L’impression générale qui se dégage de cette mobilisation tout de même significative est la centralité qu’occupent les « droits de la femme » dans l’imaginaire politique tunisien et au sein même d’une partie de la société. L’écho massif et l’objection immédiate à tout article portant potentiellement atteinte aux « acquis » en la matière reflète cet attachement viscéral au progrès de la condition féminine.

Les ambigüités de l’article 28 : vers la constitutionnalisation de la discrimination féminine ?

L’article 28 -source de toutes les polémiques- dispose : « l’Etat assure la protection des droits de la femme et de ses acquis, en tant qu’associée véritable de l’homme dans le développement de la patrie et sous le principe de complémentarité des rôles avec l’homme au sein de la famille. L’Etat garanti l’égalité des chances pour la femme dans toutes les responsabilités. L’Etat garanti la lutte contre les violences faites aux femmes, quelqu’en soit la nature » (traduction de l’arabe).

Cette version votée par 12 députés de la commission sur les droits et libertés (majorité) est contestée pour toute une série de raisons : ambiguïtés, imprécision des termes employés, grandes marges d’interprétation faisant peser la crainte de discriminations à l’encontre des femmes tunisiennes en cas d’inscription définitive de cet article dans le texte juridique suprême. Par exemple, les « acquis » des droits de la femme ne sont pas clairement explicités tandis que la « complémentarité » – constante du corpus idéologique islamiste sur les rôles différents de l’homme et de la femme dans la famille et la société du fait de leur nature biologique distincte – fait étrangement écho à la l’idéologie de la « complémentarité » en vogue aux XVIII et XIX siècles en France.

Le fait que l’article consacré aux droits de la femme l’inscrive en partie dans le stricte cadre familial représente une définition potentiellement rétrograde. L’inquiétude la plus prononcée est celle de voir consacrer une source de discriminations au niveau constitutionnel qui pourrait justifier la légalité et la constitutionnalité de lois discriminantes envers les femmes. En effet, si une loi discriminante était promulguée, il serait alors difficile d’en démontrer la nature inconstitutionnelle dans la mesure où le concept d’égalité des sexes aurait été préalablement éjecté de la Constitution au profit d’une « complémentarité » aux contours bien trop abstraits. De plus, l’insistance sur une lecture différenciée des droits et devoirs selon le sexe viole l’esprit même du concept d’égalité juridique des sexes et s’avère en contradiction avec d’autres articles du brouillon de la nouvelle constitution.

Une manifestation très politisée et peu représentative

Force est de constater que la population présente lors de la manifestation –les femmes plus particulièrement- n’était guère représentative de la diversité de la population tunisienne lambda. Plusieurs explications semblent plausibles: la nature abstraite d’un article dont de nombreuses femmes tunisiennes ne perçoivent pas la portée directe sur leur quotidien ; le maintien à distance du processus constitutionnel de franges entières de la société et son caractère peu accessible ; l’aspect très politisé de la manifestation ouvertement encadrée par certains partis politiques très actifs dontAl-Joumhouri qui a pu entacher l’aspect « universel » et non-partisan du principe revendiqué « égalité des sexes » censé rassembler au-delà des positions politiques; enfin, le détachement d’un certain nombre de citoyens vis-à-vis des affaires politiques et leur replis sur des préoccupations plus immédiates et vitales. Par ailleurs on ne peut exclure le risque de cloisonnement politique des militants sur le thème de l’égalité des sexes, ce qui contribuerait à détourner des réels enjeux, échouer à mobiliser et se cantonner à un discours simplifié et creux au détriment de la revendication du principe constitutionnel intangible d’« égalité des sexes ».

En cette chaleur nocturne, les slogans scandés par la foule présentaient un mélange éclectique d’opposition frontale au gouvernement et de revendications en faveur des droits de la femme. « Véritable égalité = citoyenneté effective » (مساواة حقيقية = مواطنة فاعلية) ; « la démocratie c’est l’égalité des droits 50/50 » ; « Non à la complémentarité, Oui à l’égalité » (لا للتكامل. نعم للمساواة) ou « Egalité entre les tunisiens et les tunisiennes » pouvait-on lire sur des pancartes en français et arabe. Les chants en chœur de l’hymne national étaient ponctués de temps à autre par des postures plus politiques « Go to Hell Ghannouchi », « Ben Jaâfar tu es un traître », « Ennahda Dégage » et des attaques personnelles « la femme tunisienne n’est pas Meherzia Labidi Maïza » (vice-présidente de l’Assemblée Constituante, membre Ennahda).

Majoritairement les cheveux au vent, quelques unes au foulard ajusté, ces femmes mobilisées étaient accompagnées par quelques petites centaines d’hommes solidaires dans la dénonciation de ce qu’ils considèrent comme une tentative intolérable de violation du principe d’égalité et une tâche noire dans la rédaction de la nouvelle Constitution. Depuis leurs taxis ou voitures, certains se montraient solidaires en klaxonnant un drapeau tunisien brandi par la fenêtre alors que d’autres marmonnaient leur exaspération « ça ne fait que huit mois qu’ils ont été élus mais ils crient déjà Dégage ! » s’indigne une femme d’une quarantaine d’années, perplexe.

L'héritage bourguibiste de respect du droit des femmes en Tunisie

Pour rappel, la Tunisie s’est démarquée par une trajectoire historique inédite dans la région avec la promulgation du Code du Statut Personnel le 13 août 1956 leur garantissant à l’époque, comparativement aux autres pays arabes, de précieux droits (interdiction de la polygamie, de la répudiation etc.). Puis sous l’ère Ben Ali, le féminisme d’Etat triomphant utilisait la « cause féminine » pour combler « le déficit d’un pouvoir politique en mal de légitimité » selon les mots de la militante Sihem Bensedrine. Quant au président Moncef Marzouki, il n’a cessé de marteler dans son dernier discours (dimanche 12 aout) sa position en faveur d’une égalité « totale » et sans concession entre hommes et femmes en Tunisie et considère que les tunisiens ont depuis longtemps fait le choix d’un modèle de société fidèle à ce principe.

Si cette question déchire tant la classe politique et mobilise la société civile, ça n’est pas seulement pour des raisons propres à l’historique tunisien en la matière. C’est davantage parce qu’il s’agit d’une thématique unique en son genre qui « confronte à la nécessité de penser l’égalité dans une configuration de différence [entre les sexes]» comme le souligne la professeure de droit Françoise Dekeuwer-Défossez, Le défi est d’autant plus complexe après des décennies d’Etat policier qui niait les libertés des Tunisiens -sans distinction de sexe- et d’une majorité islamiste soucieuse de saupoudrer la constitution de sa conception religieuse des droits de l’individu. Par ailleurs, les références conceptuelles et idéelles très différentes voire antagonistes entre Ennahda et les partis non-islamistes compliquent l’instauration d’un dialogue constructif qui permette à chacun de se retrouver sur ce principe constitutionnel indispensable : « l’égalité juridique des sexes ». Enfin, la posture de repli d’un certain nombre de militant(e)s en colère insistant sur la préservation des acquis du Code du Statut Personnel fait peser le risque d’un statu quo en matière de droits des femmes et d’une idéalisation trompeuse de la condition féminine en Tunisie.

Mélissa Rahmouni, article initialement paru chez notre partenaire ArabsThink

Crédit photo : Mélissa Rahmouni

Droits fonciers : le combat des femmes (2)

Selon Mme Kagwanja, experte de l'ONG Alliance pour une révolution verte en Afrique (AGRA), les femmes veulent que leurs droits fondamentaux soient inscrits dans la constitution et que la loi garantisse sans ambigüité l’égalité des droits de propriété. Là où de tels instruments existent déjà, il est nécessaire d’harmoniser toutes les lois sur l’héritage et les terres avec la constitution, afin qu’elles aillent toutes dans le même sens. En outre, les institutions juridiques chargées de l’application des lois foncières doivent agir avec équité, respecter les femmes et étendre leur champ d’action aux campagnes. « Actuellement, souligne-elle, nous avons des institutions très centralisées. De plus, ce sont les hommes qui sont à la tête des mécanismes de règlement de litige et les recours en justice sont très coûteux et intimidants. »

Les régimes fonciers traditionnels doivent être repensés, ajoute-t-elle. Les chefs locaux autorisés à distribuer les terres les confient généralement aux hommes. « Comment démocratiser les systèmes de distribution des terres ? », s’interroge Mme Kagwanja. « Faut-il instaurer de nouveaux conseils de gestion des terres, dont les membres seront élus en tenant compte de la parité des sexes, comme en Tanzanie et en Ouganda ? Ou faut-il démocratiser l’ancien système ? Voici quelques questions auxquelles nous devons répondre. » Un vaste changement culturel est aussi essentiel, affirme Mme Mwangi. Ceux qui décident de l’allocation des terres ont leur propre conception du rôle des femmes. Elle a interviewé des hommes et des femmes sur le partage de la propriété foncière. « Je pense que les hommes ne sont pas prêts, observe-t-elle. Ils ne semblent pas très réceptifs à l’idée que les femmes puissent prendre des décisions quand il s’agit de terres. C’est un paradoxe. Le travail des femmes est essentiel à la productivité, pourtant ces terres sont littéralement hors de leur portée », ajoute-t-elle.

Progrès et défis

Des avancées ont tout de même été réalisées. Au Swaziland, les femmes ne peuvent pas être propriétaires de terres car elles sont considérées comme des mineures au regard de la loi. Mais des femmes séropositives qui n’avaient plus accès à leurs terres après la mort de leur mari ont réussi à négocier avec une femme chef de convaincre les autres chefs de leur donner des terres qu’elles pourraient exploiter pour subvenir à leurs besoins. Au Kenya, des organisations communautaires et d’autres groupes qui fournissent des soins à domicile aux personnes vivant avec le VIH/sida interviennent. Lorsque des terres sont saisies, ils négocient, le plus souvent avec les hommes de la famille, pour que les femmes et les filles conservent l’accès aux terres et aux biens.

Au Rwanda, le gouvernement a adopté en 1999 une loi qui confère aux femmes les mêmes droits en matière d’héritage qu’aux hommes, allant ainsi à l’encontre des normes traditionnelles qui garantissaient l’héritage seulement aux enfants de sexe masculin. Les veuves et orphelines du génocide de 1994 ont ainsi pu obtenir des terres. Actuellement, des organismes des Nations Unies comme la FAO, le Fonds de développement des Nations Unies pour la femme (ONU-Femmes) et le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) se joignent à des organisations non gouvernementales pour sensibiliser les femmes à leurs droits et soutenir les efforts visant à intégrer l’égalité d’accès aux terres dans les lois nationales.

Le programme d’ONU-Femmes pour les femmes rurales africaines comporte plusieurs volets permettant d’améliorer le rôle de la femme dans les activités de transformation agricole. L’accès équitable aux terres est à cet égard essentiel. Une de ses stratégies consiste à « renforcer les capacités des ministres de l’agriculture à soutenir en priorité les systèmes de production alimentaire des femmes dans leurs planification et mécanismes d’allocation des ressources ». Un des messages clés de ce programme de l’ONU est que « la femme rurale joue un rôle décisif dans la production et la sécurité alimentaire en Afrique ». Les gouvernements, les partenaires du développement et le secteur privé sont également invités à renforcer les droits fonciers des femmes car « ce qui profite aux femmes rurales relève du développement ».

 

Mary Kimani, article initialement paru dans Afrique Renouveau Magazine

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