Amilcar Cabral, une grande figure du socialisme (1)

1ère partie : les enjeux historiographiques

Les Africains se sont longtemps vus dénier l’originalité et la richesse de leur participation à la grande histoire des civilisations de l’Humanité. Suite aux travaux de Cheikh Anta Diop, Joseph Ki-Zerbo et bien d’autres, c’est désormais un truisme que d’affirmer l’apport des civilisations africaines. Les historiens contemporains vont donc devoir passer à un nouveau défi : prouver l’originalité de l’apport de l’Afrique à la Modernité. C’est-à-dire prouver que la Modernité n’est pas un synonyme de l’Occident. Que dans le cadre des grandes catégories de pensée et d’action posées par la Modernité, l’Afrique et les Africains ont su apporter une touche réellement originale car contextualisée aux réalités et aux enjeux locaux. Une œuvre africaine qui vient enrichir l’histoire globale de la Modernité.

Cette orientation historiographique mérite particulièrement d’être menée en ce qui concerne l’histoire du socialisme. Mis à part les travaux – précurseurs d’un demi-siècle de l’avènement des global studies – de l’historien référence du socialisme, George Douglas Howard Cole, dans sa monumentale A History of socialist Thought (7 volumes) qui brosse un tableau véritablement mondial de l’émergence et du développement du mouvement socialiste, la plupart des historiens adoptent une démarche centrée quasi exclusivement sur l’Europe occidentale et la Russie. Bien que de perspective globale, l’ouvrage de G.D.H Cole ne parle pas en tant que tel du socialisme africain, puisqu’il s’arrête à la période 1945. Par la suite, les historiens du socialisme en Afrique s’efforceront de le réduire à l’étiquette « socialisme africain », culturellement différent, quasiment dans ses prémices, du socialisme moderne, né en Europe occidentale. Le président Léopold Sédar Senghor reprendra à son compte cette antienne, considérant que le socialisme en Afrique se bâtit sur les fondamentaux de la « culture africaine », dans la droite ligne de son célèbre « l’émotion est nègre, comme la raison est hellène ». D’autres, comme Sékou Touré, excuseront leurs écarts de conduite au nom de ce « socialisme africain » assez indistinct, aux contours flous, mais qui bien souvent se réduit à une sorte d’autoritarisme, de paternalisme institutionnalisé, etc. Bien plus nombreux sont encore ceux qui ont justifié leurs échecs par le fait que la greffe n’aurait pas pris entre le socialisme – occidental – et la culture africaine.

Dans un précédent article, nous avons répertorié un certain nombre d’expériences en Afrique se réclamant du socialisme et souligné leurs nombreuses faiblesses. L’échec relatif et/ou le dévoiement de la plupart de ces expériences a sans aucun doute renforcé la condescendance vis-à-vis du socialisme en Afrique, qui n’en serait qu’un ersatz.
Ce jugement est d’autant plus renforcé qu’une définition usuelle du socialisme, centrée sur le mouvement ouvrier qui a historiquement porté ce courant politique en Europe occidentale, exclut de facto le continent africain, sous-industrialisé, sans classe ouvrière et longtemps sans « conscience de classe ». La force de l’ouvrage de G.D.H. Cole est justement de démontrer que cette définition n’est pas valable car trop restrictive, historiquement et géographiquement datée. En Russie, le socialisme et le communisme sont nés dans une société agraire et féodale. Dans la plupart des pays du Tiers-monde, le socialisme a dû faire face à un défi que n’a pas rencontré le mouvement en Europe occidentale : comment sortir un pays, un peuple, une Nation du sous-développement, avec un modèle de développement socialement inclusif ? Le focus n’est plus tant centré sur une classe sociale exploitée à l’intérieur d’un espace national, mais d’une Nation dominée ou à la périphérie du système capitaliste globalisé, qui doit assurer son développement sans justement reproduire les schémas classiques de domination et d’exploitation du développement économique capitaliste entre les différentes catégories et les différents individus de sa population. Vaste programme !

De nombreuses expériences ont été menées dans cette perspective, avec plus ou moins de succès. Ces expériences se sont appuyées sur les catégories de pensée formulées dans l’histoire du socialisme (lutte des classes, émancipation individuelle et collective, exploitation, conscience de classe, accaparement de la plus-value, Etat-providence, cohésion sociale) et les exemples historiques offerts par l’histoire de ce mouvement. Ces catégories ont offert une grille de lecture de la réalité et des potentialités ouvertes dans leur propre pays à de nombreux hommes et femmes dans le monde. A partir de leurs propres expériences, ces personnes sont venues enrichir l’histoire globale du socialisme et la compréhension de ce courant qui constitue un pilier de la Modernité.

Le but de ce portrait d’Amilcar Cabral est de démontrer l’apport d’un penseur et leader politique africain de premier plan à l’histoire globale du socialisme et donc de la Modernité. Le leader de l’indépendance de la Guinée Bissau, petit pays d’Afrique de l’Ouest aujourd’hui assimilé à un « Etat failli », présente le mérite rare d’avoir articulé à la fois une pensée originale, contextualisée aux réalités de son pays, à une action entreprenante en accord avec les idéaux qui la soutenaient. Intellectuel et homme d’action de premier plan, Amilcar Cabral présente également l’avantage pour le portraitiste en herbe d’être largement méconnu au regard de son œuvre. La faute sans doute au fait que sa lutte ait été menée dans un petit pays, lusophone de surcroît, qui n’appartient pas aux sphères médiatiques et culturelles dominantes en Afrique. C’est sans doute ce qui explique que Thomas Sankara ou Patrice Lumumba soient beaucoup plus connus que lui. Comme ces derniers, Amilcar Cabral présente aussi la figure d’un martyr : il a été assassiné le 20 janvier 1973 à Conakry, six mois avant que son pays n’accède enfin à l’indépendance pour laquelle il s’était tant battu. Nul ne saura si Amilcar Cabral aurait été un président aussi doué qu’il fut chef de la lutte pour l’indépendance et penseur critique de la domination colonialiste. Malgré cette trajectoire violemment brisée, nous tenterons d’expliquer en quoi Cabral mérite amplement sa place dans le panthéon universel du socialisme.
 

Emmanuel Leroueil

P.S: en attendant la suite de ce portrait, vous pouvez découvrir une interview vidéo en français d'Amilcar Cabral: http://www.ina.fr/video/I00017312/interview-d-amilcar-cabral-leader-du-parti-africain-de-l-independance-de-guinee-et-du-cap-vert.fr.html