Génocide rwandais: 20 ans après, la paix à tout prix (2eme partie)

Terangaweb_Gacaca Rwanda « Une loi ne pourra jamais obliger un homme à m’aimer mais il est important qu’elle lui interdise de me lyncher » Martin Luther King

Un génocide n’est pas un crime comme un autre. Alors que les autres formes de conflits répondent à des intérêts politico-économiques, le génocide est un plan concerté en vue d’éliminer les membres d’un groupe donné. Le génocide tend à « purifier » le groupe social en ôtant les éléments considérés indignes d’en faire partie : les juifs en Allemagne, les Noirs en Afrique du Sudles Tutsi au Rwanda…  D’autres pays ont eu la difficile tâche de réconcilier un peuple déchiré par un conflit. En Afrique du Sud il y a eu les Commissions Vérité Réconciliation, au Soudan on a choisi la solution radicale de la sécession, en Côte d’Ivoire on croise les doigts pour que dure une paix vacillante.

Le Rwanda passe pour le bon élève de la région des Grands Lacs (à juste titre) puisqu’il a réussi sa « résurrection » dans bon nombre de domaines (Le Rwanda, une Nation phénix (1ère partie) – L'Afrique des idées et Le Rwanda, une Nation phénix (2ème partie) – L'Afrique des idées) Le pays est dirigé de main de fer par Paul Kagame qui a su lui insuffler le nouveau souffle de développement qu’il lui fallait après 1994. Qu’en est-il socialement ? Le génocide a matérialisé de façon radicale une division qui couvait depuis bien longtemps dans la société rwandaise. La réconciliation entre les membres d’une société n’est pas de l’ordre du politique, elle est pourtant indispensable entre des gens qui de toute façon sont condamnés à vivre ensemble. Le pardon ne peut donc être une consigne collective mais l’Etat a pour devoir de s’assurer que partout, tous les membres de la société se sentent appartenir au groupe, il impose sinon le pardon, en tout cas un terme officiel.

Cette idée sous-tend le droit pénal de tous les pays qui ont aboli la peine de mort : punir le coupable à la fois pour arrêter le cycle de violence et empêcher tout acte de vengeance et s’assurer de la future réinsertion du condamné. Le droit de punir (de venger…) appartient donc à l’Etat. L’acte génocidaire concerne forcément toutes les couches de la société puisque très souvent il se concrétise parce que « quelques-uns l’ont voulu. D’autres l’ont fait. Tous l’ont laissé faire » (Tacite). Si l’acte concerne toute la nation, le travail de réconciliation encore plus. Il s’agit de ne pas laisser subsister un fond d’animosité d’un côté ou de l’autre, animosité qui pourrait servir de base au déclenchement de nouveaux conflits sur les restes encore fumants du précédent.

Les gacaca ont essuyé la critique de ne pas être des juridictions professionnelles et donc de ne répondre à aucun des critères qui définissent une juridiction : impartialité, indépendance, procès équitable…mais comment pouvait-il en être autrement ?

D’une part, au lendemain du génocide il était urgent de juger les centaines de milliers de personnes détenues, les professionnels de la Justice étaient soit au nombre des victimes, soit parmi les accusés…ou ils avaient quitté le pays. Dire donc que le travail des gacaca a manqué de rigueur juridique serait reprocher au Rwanda de ne pas avoir appliqué une solution ordinaire à une situation qui n’avait rien d’ordinaire. A situation exceptionnelle, solution exceptionnelle.

D’autre part, ces juridictions, parce qu’elles sont populaires ont contribué à mettre ensemble, à confronter des personnes qui n’auraient jamais eu cette forme de justice participative dans un cadre juridictionnel classique. Il serait bien sûr naïf de penser qu’à la fin du procès, victime et bourreau repartaient en bons amis. D’ailleurs les voix des victimes se lèvent pour dénoncer une justice qu’elles estiment expéditives et biaisées (comment croire et accepter les remords de l’accusé qui « échange » l’aveu contre une réduction de peine ?) mais au lendemain d’un tel drame, les solutions n’étaient pas nombreuses. Sauf à séparer le pays en deux avec d’un côté les Tutsi et de l’autre les Hutu la seule autre solution aurait été celle de la vengeance systématisée qui aurait sans doute conduit à un autre drame avec les mêmes acteurs dans des rôles différents : les Tutsi en bourreaux et les Hutu en victimes. La solution retenue n’était pas forcément la meilleure, objectivement, mais la mieux adaptée au vu des éléments.

Le génocide n’a que vingt ans, il est encore trop tôt pour faire un bilan de l’Histoire et juger les avancées en matière de paix sociale qui mettront sûrement encore beaucoup d’années à se concrétiserMais le Rwanda a entamé un processus qui devrait à très long terme, s’il est suivi, effacer des divisions qui n’ont pas lieu d’être. Cela pourrait passer (comme au Nigeria) par un partage subtil du pouvoir entre Hutu et Tutsi, l’égal accès des uns et des autres aux structures étatiques, à l’éducation, à l’emploi…bref concrétiser ce que la Constitution a théorisé : tous les Rwandais sont égaux.

La réconciliation est aussi et surtout une question de mémoire. Mémoire collective, mémoire individuelle. Peut-être la seconde sera-t-elle moins vive dans deux, trois générations et que le temps aura non pas gommé mais estompé les blessures. En attendant, les rescapés, hébétés, se réintègrent bon an mal an à cette société qui abrite encore leurs bourreaux et tous les jours supportent stoïquement la vue de ceux-ci, désormais libres. Parce que « Amarira y’umugabo atemba ajya mu unda »[1]

Tity Agbahey

Retrouvez la première partie ici.


[1] Proverbe en langue kinyarwanda: « les pleurs d’un homme coulent dans son ventre ».

 

Génocide rwandais: 20 ans après, la paix à tout prix (1ère partie)

rwanda-genocide-memorial-tour« Je ne crois pas ceux qui disent qu'on a touché le pire de l'atrocité pour la dernière fois. Quand il y a eu un génocide, il peut y en avoir un autre, n'importe quand à l'avenir, n'importe où, au Rwanda ou ailleurs; si la cause est toujours là et qu'on ne la connaît pas ».
Un rescapé (Jean Hatzfeld, Dans le Nu de la vie).

Entre avril et juillet 1994 le Rwanda, pays d’Afrique centrale, connaît ce qui reste le génocide le plus meurtrier de l’Histoire du point de vue du nombre de victimes par rapport à la durée des exactions : près de 800.000 victimes (Tutsi et Hutu modérés) en trois mois, selon l’ONU.  A quelques mois du vingtième anniversaire de ce génocide, où en est le Rwanda ?

Il n’est pas aisé de dater exactement l’origine de la division entre « ethnies » Hutu et Tutsi au Rwanda. Le terme même d’ethnie est impropre dans ce pays où aussi bien les Hutu que les Tutsi parlent la même langue, le kinyarwanda, et partagent globalement les mêmes coutumes et croyances. Dans les années trente, le colonisateur belge entérine officiellement la différenciation en créant des cartes d’identité « ethniques » et en confiant à l’ethnie tutsi l’autorité de régir le pays sous la tutelle de l’administration coloniale. A ces Tutsi, le colonisateur donne accès aux études et à la gouvernance, délaissant les deux autres ethnies que sont les Hutu et les Twa.

A l’indépendance le gouffre créé par le colonisateur est dur à combler, d'autant plus que les Belges ont soudainement renversé leurs alliances à la fin des années 1950, délaissant les Tutsi et laissant libre cours à la "révolution Hutu", qui s'accompagne des premiers pogroms. Dès le début des années 1960, les Tutsi sont de plus en plus souvent les cibles de massacres les poussant à chercher exil en Ouganda, au Burundi et dans l'ex-Zaïre (l'actuelle République démocratique du Congo). Ces exilés (surtout ceux partis en Ouganda) vont nourrir le désir de revenir au pays et de reprendre le pouvoir par la force, et dans ce but, créent à la fin des années 1980 un mouvement armé, le Front patriotique rwandais (FPR). Aux tentatives de reprise de pouvoir par ces exilés, le gouvernement Hutu répondra systématiquement par les massacres des Tutsi restés au Rwanda. Le 6 avril 1994 le président rwandais (Hutu) Juvénal Habyarimana meurt, lorsque son avion, qui s'apprêtait à atterrir à Kigali, est abattu par un missile. Les Hutus attribuent l’assassinat aux Tutsi du FPR.

C’est l’élément déclencheur d’un génocide qui couvait depuis bien longtemps. Le lendemain marque le début officiel des massacres. Organisés en milices, les Hutu tueront près d’un million de Tutsi et de Hutu modérés, en trois mois. Le 4 juillet 1994 le Front patriotique rwandais entre dans la capitale Kigali après une difficile guerre civile contre l'armée rwandaise (FAR) et les milices génocidaires, les "Interahamwe". Alors que les génocidaires et des dizaines de milliers de Hutu fuient en masse vers l'est du Zaïre, le FPR prend le pouvoir et forme un gouvernement d’unité nationale avec symboliquement, un Hutu, le Pasteur Bizimungu, en tant que chef d’Etat. Paul Kagame, issu de cette génération de Tutsi ayant connu l’exil en Ouganda est élu Président en 2000 avec le FPR et lance un processus de justice et de réconciliation pour emmener les Rwandais à vivre de nouveau ensemble. L’unité et la réconciliation au Rwanda deviennent de véritables objectifs politiques : une Commission nationale pour l’unité et la réconciliation est créée en 1999, la mention de l’ethnie disparaît des cartes d’identité et la nouvelle Constitution prend la peine de préciser que tous les Rwandais ont des droits égaux. 

Les travaux de la Commission reposent sur différentes approches dont l’éducation à la paix, l’Ingando, qui a pour but d’éclairer l'histoire du Rwanda, de comprendre les origines des divisions parmi la population, d'encourager le patriotisme et de combattre l'idéologie génocidaire.

Il n’y a cependant pas de réconciliation ni de paix possible sans justice. Ainsi, sous l’égide de l’ONU, le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) est institué pour juger les auteurs de génocide et d’autres violations du Droit international humanitaire au Rwanda entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994. Le TPIR a aussi pour ambition de « contribuer au processus de réconciliation nationale au Rwanda et au maintien de la paix dans la région ».  Pour l’heure, 65 personnes ont fait l’objet d’un jugement définitif, 10 affaires sont pendantes devant le Tribunal et un accusé est en attente de procès.

A côté du TPIR une autre « juridiction » est chargée de juger les centaines de milliers de personnes mises en cause dans l’exécution de ce génocide : les gacaca (prononcer gatchatcha), les juridictions populaires. Traditionnellement réservés aux contentieux civils, les gacaca ont un système basé sur la recherche de l’aveu et du pardon. C’est une loi de 1996 sur l'organisation et la poursuite de crimes de génocide ou crimes contre l'humanité  qui répartit la compétence entre le TPIR  et les gacaca. Au premier la charge de poursuivre les planificateurs, les organisateurs et les leaders du génocide, ceux qui ont agi en position d'autorité, les meurtriers de grand renom ainsi que ceux qui sont coupables de tortures sexuelles ou de viols (compétence partagée avec les juridictions régulières rwandaises), aux gacaca la poursuite et le jugement des auteurs, coauteurs ou complices d'homicide volontaire ou d'atteintes contre des personnes ayant entraîné la mort et de ceux qui avaient l'intention de tuer et ont infligé des blessures ou ont commis d'autres violences graves qui n'ont pas entraîné la mort et ceux qui ont commis des atteintes graves sans intention de causer la mort des victimes. Concrètement, les cerveaux des opérations au TPIR et les bras armés devant les gacaca. Les procès de ces juridictions populaires réunissent accusés et familles de victimes, les débats sont publics et quiconque a avoué ses crimes bénéficient d’une réduction voire d’une exemption de peine. Quand il y a une peine, elle est très souvent symbolique : les accusés sont trop nombreux et les prisons sont surpeuplées.

Les gacaca sont officiellement arrivés au terme de leur mandat le 18 juin 2012, deux millions de personnes ayant été jugées. Alors que les conséquences de ce génocide se sont étendues au-delà des frontières rwandaises (voir l'article de L'Afrique des idées: Rwanda – RDC: les dessous d’une guerre larvée) il est légitime de se demander si la très applaudie politique de réconciliation a tenu ses promesses. 

Tity Agbahey

Lire la deuxième partie de cet article.