Gilbert Gatoré : le passé devant soi

Il y a des textes comme cela. Des ouvrages dont vous ne savez par quel bout les prendre. Parce que comme la peinture d’un grand maître, vous avez le sentiment que quelque soit l’angle d’observation, l’opportunité de saisir un élément nouveau, édifiant, décapant vous sera offerte. J’étais curieux ces deux dernières années de découvrir le texte de Gilbert Gatoré. Jusqu’à présent je n’avais lu le drame rwandais que par le prisme d’auteurs étrangers comme Véronique Tadjo ou Tierno Monemembo. Une curiosité due à la jeunesse de l’auteur et au bouche à oreille extrêmement positif qui entoure cet ouvrage depuis sa parution.

Dans « Le passé devant soi », Gilbert Gatoré nous propose la narration de deux histoires apparemment distinctes, mais qui sont en fait liées par la folie du génocide de 1994. D’une part, celle de Niko « Le singe », jeune homme qui s’est exilé sur une île légendaire protégée par des interdits, loin de la communauté des hommes. D’autre part, celle d’Isaro, une jeune fille, belle et brillante, en France, adoptée très jeune au Rwanda par un couple français suite à l’épuration ethnique. Pendant que le lecteur ignore complètement les raisons des errances de Niko, lui aussi adopté mais par une tribu de singes au cœur de la grotte de l’île qui lui sert de refuge, Isaro se pose soudainement la question trop longtemps enfouie du Rwanda.

Alors commence la trame complexe de ce roman. Une voix off supplémentaire vient s’ajouter aux deux discours pour mettre en garde le lecteur face aux dangers du cheminement qui lui est proposé. Ce sont deux parcours de vie qui nous sont présentés, ici. Deux itinéraires singuliers. Entre le personnage de Niko qu’il nous est donné de voir grandir, marqué par une naissance peu orthodoxe et un mutisme complet, ce personnage muet, au physique d’Apollon tant qu’il n’offre pas un sourire malencontreux révélant l’horreur. Niko est un anonyme. C’est d’ailleurs ce que signifie son nom. Il vit enfermé dans sa solitude et son imagination fertile, se liant d’amitié avec une chèvre faute d’humain disposé à l’extraire de sa bastille…

« Son visage et le reste incarnaient l’harmonie et la grâce. Mais lorsque, pour sourire, il dévoilait les dents aussi immenses que miteuses et désordonnées, il paraissait un singe à certains, un démon à d’autres. Il fallait être habitué ou averti pour soutenir ce sourire sans manifester aucun signe de répulsion. » Chap. 7, 120.

Tout bascule quand la recommandation du père distant n’est pas respectée.

« Je t’avais pourtant dit de ne jamais céder à ceux qui ont les réponses. » Chap.10, 185.

J’ai encore les tripes nouées quant à la tournure que prennent les événements pour ce jeune homme. C’est d’ailleurs l’une des postures de Gilbert Gatoré, de ne pas donner de réponse aux nombreuses questions qu’il pose, de ne pas se poser en juge. Il n’affirme rien, il interroge ; les certitudes semblent trop engagentes, trop destructrices pour lui ou pour ses personnages. C'est une posture délicate que j'avais déjà ressenti en lisant le chef d'oeuvre de Toni Morrison, Beloved. Une mère tue son enfant. Un homme laisse exploser sa violence intérieure longtemps tue, il massacre et il coordonne des tueries.

Isaro prend le chemin inverse. Du moins la narration proposée à son sujet est plutôt un travail de reconstitution, un travail de mémoire. Alors que dans son exil doré, surprotégée par ses parents adoptifs, elle semble avoir étouffée son passé, un flash info à la radio va tout faire remonter à la surface. Comme un tsunami, tout son univers policé va être ravagé, révélant de vieilles blessures purulentes.

« Elle est contente de constater que ce monde, qui ne doit avoir changé en rien, lui est devenu totalement étranger aujourd’hui. Ce n’est qu’en songe qu’elle y retourne et s’entend poser la question qu’elle avait formulée, après l’obligatoire ronde de bises :
– Vous avez écouté les informations ce matin ?
Personne ne releva son intervention, alors elle recommença :
– Vous avez entendu ce sujet incroyable sur les prisons ?
– Oui, tu veux dire là où ils se sont massacrés il y a quelques années ? Qu’est-ceque tu veux, une horreur pareille implique beaucoup de coupables donc beaucoup de prisonniers. C’est normal.
– Que veux-tu ?…
– C’est terrible, mais bon… ajouta une voix sur un ton compatissant, en levant ses deux mains et en les lâchant sur ses deux cuisses, comme pour conclure. »
 page 28, collection 10-18.

Isaro monte un projet dont la finalité est de constituer un recueil de témoignages sur cette folie meurtrière auprès des prisonniers de ces fameuses prisons rwandaises et elle embarque pour ce pays. Le reste, il faut le lire. La structure narrative est parfaitement élaborée. On passe d’un personnage à l’autre sans difficulté. Seul notre regard évolue. Le lecteur est tenaillé. Parce que les interrogations des personnages quand ils doutent, l’interpellent. Quand les sables mouvants les absorbent, on a dû mal à se différencier de cela, de ça. Car la lumière comme la part de ténèbres est en nous. Et c’est là toute la force, toute l’intelligence de ce magnifique roman. Les avertissements de l’auteur ont donc du sens.

Bonne lecture,
 

Lareus Gangoueus, chronique initialement parue sur son blog

Gilbert Gatoré, Le passé devant soi
Edition Phébus, collection 10-18, 184 pages, 1ère parution en 2008
Prix Ouest France /Etonnants voyageurs, 2008