Le procès Habré ne doit pas être la justice des vainqueurs

JPG_AffairePetroTim060115Le procès qui s’est ouvert le 20 juillet 2015 à Dakar contre l’ancien Président tchadien Hissène Habré, représente un moment clé dans l’histoire judiciaire du continent africain. Les Chambres africaines extraordinaires, créées dans le cadre d’un mandat de l’Union africaine à l’Etat sénégalais, ont ouvert une page inédite du droit pénal international, et vont livrer un verdict qui, quel qu’il soit, fera date dans la justice mondiale en matière de droits humains. Hissène Habré est jugé pour crimes contre l’humanité, torture, et crimes de guerres commis au Tchad entre 1982 et 1990, après de longues années de lutte des victimes, familles et ONG.

Cependant, le triomphe que représente en soi la tenue de ce procès ne doit pas occulter la nécessité de faire la part de responsabilité que d’autres ont eue dans la commission de ces crimes. En effet, il serait dommage de faire porter à Habré seul la responsabilité de tous ces crimes. Les Chambres africaines extraordinaires doivent saisir l’occasion pour rendre justice entière. Pour la première fois, un ancien chef d’État africain est jugé dans un pays africain pour des crimes qui relèvent de la justice internationale par des juges africains. Cette possibilité offerte par le principe de la compétence universelle prévue par la Convention de New York sur la Torture, doit permettre de juger tous les responsables des forfaits commis.

La première raison est qu’Hissène Habré n’a certainement pas agi seul dans ces forfaits, et qu’en matière pénale les peines ne doivent pas être partagées, a fortiori en matière de droits humains et de torture. Habré est devenu président en juin 1982 à la suite d’une longue période d’instabilité ouverte par la chute du régime de François Tombalbaye (1960-75), avec l’aide de puissances étrangères comme la France et les Etats-Unis, et gouverné avec leur soutien. Certes, son pouvoir dictatorial a fait environ 40 000 victimes sur des bases ethnico-politiques, notamment lors de l’Opération « Septembre noir » en 1984 au sud du pays. C’est exactement pourquoi il faut faire juger ceux qui y ont pris part, sachant que certains d’entre eux occupent de hautes fonctions au Tchad et ailleurs en Afrique. L’actuel Président tchadien Idriss Déby, qui était chef des Forces armées nationales de 1983 à 1985, a organisé un procès contre ceux qui étaient soupçonnés d’y avoir participé. Cet empressement montre une volonté de faire taire des voix gênantes et de protéger certains.

La deuxième raison est que la justice africaine doit garder son indépendance et sa souveraineté : la responsabilité des Etats-Unis et de la France, qui ont aidé le Tchad d’Habré dans son conflit contre la Libye de Mouammar Kadhafi, doit clairement être établie dans le cadre de ce procès. Habré a voulu libérer le Nord du Tchad, si convoité par le guide libyen. Les victimes qui ont porté l’affaire devant un tribunal belge, et obtenu du Sénégal qu’il juge Habré après l’injonction de la Cour internationale de justice de « juger ou extrader », doivent fournir les mêmes efforts pour réclamer la mise en lumière du rôle des puissances étrangères dans les actes commis par son régime, pour respecter le principe d’égalité devant la justice. L’opération Épervier déclenchée par les forces françaises au début de 1986 en réponse à l’invasion de troupes libyennes, ainsi que l’aide américaine ont été cruciales dans le maintien d’Habré au pouvoir. C’est pourquoi il faut situer toutes les responsabilités, même à l’étranger.

Si ce procès ne permet pas de faire la lumière sur toutes les responsabilités dans ces crimes, le Sénégal et l’Afrique vont perpétuer l’image d’une justice internationale partiale –  celle des vainqueurs. Une justice qui sert à faire des exemples, mais pas toute la lumière. Tous ceux qui sont passés à La Haye, Africains ou pas, restent des bouc-émissaires de violences collectives qu’une poignée d’individus n’ont pas pu commettre seuls entre eux. Les Chambres africaines extraordinaires ont l’immense occasion de démontrer que la justice internationale peut être équitable, et ne doit pas simplement être une justice symbolique, ni celle des seuls vainqueurs.

Mouhamadou Moustapha Mbengue