Graceland, une plongée dans Lagos avec Chris Abani

Graceland_omsl_2Voici un roman d’une grande intensité qu’est celui que nous propose Chris Abani avec Graceland. Décidément la littérature nigériane est d’une incroyable richesse ; pensons au merveilleux roman de Sefi Atta, Le meilleur reste à venir. La plume de Chris Abani immerge le lecteur dans un Lagos des bidonvilles où les violences esthétique, architecturale, hygiénique et sans escamoter bien sûr celle de ses locataires d’infortune, cèdent parfois son monopole scénique à quelques oasis de chaleur humaine. Moi qui désire tant goûter une escale dans cette mégalopole, j’ai bien peur que toutes mes velléités de ballades joyeuses sifflotées ne soient vaines.

Chris Abani a ce talent rare d’un peintre des mots qui vous saisissent à la gorge ; page après page le lecteur oublie son quotidien et s’en va fouiller dans ce Lagos où foisonne une vie interlope des plus tenaces. Quelques mots sur ce grand écrivain. Né en 1966 au Nigeria, Chris Abani a écrit son premier roman à l’âge de 16 ans. En 1985, il est jeté en prison au motif que ce livre aurait inspiré un coup d’Etat (finalement manqué) contre la dictature en place. En 1987 et 1990, il est à nouveau emprisonné pour « activités subversives » contre ladite dictature. Il a publié trois romans : Masters of the Board (1985), Graceland (2004), The Virgin of Flames (2007), et deux nouvelles : Becoming Abigail (2006) et Song for Night (2007), mais également quatre recueils de poésie. Son œuvre lui a déjà valu plusieurs prix littéraires. Malheureusement seuls Graceland et Le corps rebelle d’Abigail Tansi ont été traduits en français. Espérons que son éditeur en France, Albin Michel, ait l’initiative heureuse de traduire l’ensemble de ses écrits. Actuellement, Chris Abani est professeur associé à l’Université de Californie.

Graceland relate la vie d’un gamin de seize ans, Elvis, qui dans les années quatre-vingt vivote à Maroko, ghetto de Lagos peuplé de marabouts, de 4879717129_cfd277de33_zprédicateurs et de voyous. Héros infortuné, il gagne quelques piécettes auprès des touristes en imitant son idole, Elvis Presley. Un jour viendra son tour : posséder son Graceland comme Presley détenait le sien dans le Tennessee. Cela grâce à ses talents de danseur bien sûr. Parole d’Elvis ! Mais dans l’immédiat il faut survivre au jour le jour. Que le temps était bon il n’y a pas si longtemps dans cette petite ville de province quand il était auprès de sa mère bien aimée, Béatrice, et de son aïeule, Oye, la « sorcière » protectrice. Certes il y avait son père, Sunday, qui ne cessait de le brutaliser, mais la vie y était tout de même douce. Deux malheurs ont mis un terme à cette existence paisible : la mort de sa mère et la ruine de son père après sa défaite aux élections législatives. Ce père alcoolique dont la décadence le dégoûte. Maintenant, il lui faut se battre au jour le jour, devenir un homme. A son grand désespoir, il doit mettre entre parenthèse sa « carrière » de danseur pour aider sa détestable marâtre à l’entretien du foyer. Décrocher des jobs plus sérieux et surtout plus lucratifs devient urgent. Faut-il qu’il accepte les boulots que lui propose son ami Redemption ? Il est certain que le trafic de drogue et autres commerces inavouables peuvent lui offrir un trajet direct dans une cellule des terribles geôles du pays. Mais ces petits extra sont généreux en nairas. Qui plus est, Redemption est protégé par le colonel, symbole d’un Nigeria militaire corrompu jusqu’à la racine et d’une violence assassine aveugle. Peut-être vaudrait-il mieux écouter le King roi des mendiants : ses conseils de ne pas s’écarter de la légalité ont du bon et ses discours sur la place publique à l’encontre de la dictature sont séduisants. Pendant ce temps son père n’a de cesse de lui rappeler entre deux pichets de vin de palme l’importance du clan, de la lignée propre aux Ibos auxquels le gamin appartient et doit faire honneur. Mais que reste-t-il de cette soi-disant solidarité clanique dans ces taudis où la règle serait plutôt « chacun pour soi » ? En plus, les atrocités de la guerre du Biafra ont mis à mal ce code d’honneur séculaire.

Chris Abani a écrit un formidable roman avec des thématiques multiples : nation en décadence ; citoyens meurtris à l’avenir mutilé ; jeunesse en déshérence, survivance des plaies purulentes de la guerre ; temps anciens aux traditions foulées aux pieds. L’auteur alterne dans des chapitres courts, temps heureux _ l’enfance d’Elvis _ et temps présents _ sa vie dans les taudis. Chacun d’entre eux est précédé d’une recette de cuisine ou pharmaceutique des Ibos et d’un court exposé sur les significations culturelles notamment ésotériques de la noix de cola, élément essentiel à ce peuple auquel l’écrivain appartient. Chris Abani a la générosité de celui qui invite le voyageur à connaître les coutumes de son foyer auprès de sa famille native. Lire Graceland est une aventure qui serait regrettable de bouder. C’est une œuvre qui ne peut que difficilement être oubliée. En outre, la qualité du style est récompensée par une traduction heureuse du Pidgin au français. Chapeau l’écrivain !

Abani Chris, Graceland, (2004), Albin Michel, 2008, 420 p.

Hervé Ferrand

L'Afrique des idées est partenaire du Festival Nollywood Weeks qui aura lieu à Paris du 4 au 7 juin 2015

Jamal Mahjoub ou une quête identitaire dans le désert

 

Jamal-MahjoubD’emblée Jamal Mahjoub pose le décor: aucun compromis, aucune nuance, le Soudan est et sera toujours un pays de violence. Nulle commisération à espérer de ces terres burinées pétries dans la douleur d’un soleil implacable. Seulement survivre pour les hommes et les femmes qui ont le courage ou le malheur résigné de s’y débattre et à de rares moments à s’y exalter. Ici, se sont déroulées des guerres séculaires qui se poursuivent et n’auront de cesse de continuer entre un Nord, lieu de pouvoir, abandonné au désert, et un Sud guère plus charitable mais riche en minerais de valeur – un commerce qui a remplacé celui, séculaire, du bois d’ébène. Khartoum, capitale d’une nation soi-disant unifiée est le lieu d’oubli d’une élite prédatrice. Peu importe à celle-ci les files ininterrompues des nomades du désert qui fuient la sécheresse et la famine et s’entassent aux abords de la ville avec leurs dromadaires efflanqués, ultimes richesses. Peu leur importe les légions de pauvres hères qui par dizaines de milliers peuplent les ruines d’une cité à l’abandon. 

Dans ce décor de fin de règne, Tanner, un Anglais de vingt-cinq ans d’origine soudanaise, erre dans les rues et s’abandonne dans la lecture de vieux romans de gare, des jours et des nuits durant, dans une chambre exiguë à la touffeur infernale. Episodiquement, il se rend au bureau de son entreprise qui organise des missions dans le désert pour y trouver des richesses minérales enfouies. Venir se perdre dans ce pays de violences, oublié de tous, n’est pas l’aboutissement d’une quelconque ambition professionnelle mais la volonté de satisfaire ce besoin qui le hante depuis si longtemps, connaître ses racines, mettre des mots sur son métissage et pouvoir espérer enfin s’intégrer et renaître. Possédé par la langueur de Khartoum et sa pusillanimité, Tanneur hésite, se perd, recule, s’abandonne. Mais la venue de Gilmour, un noir américain quinquagénaire bien énigmatique, va mettre en branle ce désir d’identité et bien plus loin qu’il ne l’aurait jamais souhaité. Car Gilmour qui désire rejoindre une équipe de chercheurs explorant un sous-sol dans une partie perdue du sud du pays, va le mener aux confins de la raison, à l’endroit et au moment où le désir de violence et son acte naissent. Là où la vie, selon Gilmour, prend un sens. Dans le dénuement désertique, s’aventurant au plus près du centre sismique apocalyptique, les deux hommes vont faire l’expérience ultime sur le pourquoi de la vie, la raison de leur existence. Difficile à la lecture du cheminement de Tanner le conduisant à un paroxysme vital paradoxalement mortifère de ne pas penser au chef-d’œuvre cinématographique de Coppola, Apocalypse Now. Tant dans la forme que dans le suspens et dans la folie exacerbée qui page après page dans la deuxième partie du roman s’installe, le lecteur est emmené à un point de rupture qu’il pressent inéluctable.

     « Vois-tu, recommença t-il, toi et moi sommes semblables en ce sens que nous sommes issus d’origines opposées, de la fusion de la diversité. Nous sommes tous nés de l’intégration. C’est la seule solution. L’autre voie n’aboutit qu’à la destruction. J’étais là (…) lorsqu’au nom de la liberté ils décapitèrent Gordon. Cela a conduit aux pires famines qu’on puissent imaginer. Mais pis encore, j’ai vu à Verdun des hommes si saouls qu’il fallait les porter à leurs postes de combat. J’ai vu les enfants brûlés jusqu’à devenir des ombres à Hiroshima. Seul l’homme est assez cruel pour employer de telles méthodes. Dieu n’a rien à voir avec cela, il y a longtemps qu’Il a perdu le contrôle de la situation. » 239-240 p.

 

La navigation du faiseur de pluie est un roman magnifique et d’une fantastique intensité servi qui plus est par une prose d’une grande beauté. C’est un livre à s’y abandonner, peu importe les blessures inéluctables à la plongée abyssale dans l’âme humaine.                 

Hervé Ferrand

Jamal Mahjoub, La navigation du faiseur de pluie, Actes Sud, Collection Babel, 2006.

 

Nouvelles chroniques de Madagascar

Les Editions Sépia ont une nouvelle fois eu la bonne initiative de publier des nouvelles – ici quatre – d’écrivains de la grande île, auteurs qui pour la plupart sont très peu connus du lectorat ; pour certains il s’agit de leur première publication. Quelle excellente manière de pénétrer la multitude des facettes de Madagascar – si tant est que cela soit possible -, et de leur donner corps en accordant voix au chapitre à ses nouvellistes de talent ; car, il s’agit bien d’auteurs de qualité dont il est question ici avec une préférence avouée pour Hery Mahavanora et sa nouvelle, Au Nom du Père, et Johary Ravaloson, Antananarivo, ainsi durant les jours pluvieux. Chroniques de vies ordinaires. Sépia permet à ces auteurs francophones de se faire entendre dans une nation où écrire dans notre langue est l’exception : aucune institution locale favorisant l’expression française n’y est encouragée pour des raisons à la fois culturelle et historique. A noter l’excellente préface de Dominique Ranaivoson, un modèle d’introduction pressant le lecteur à se perdre dans des réalités insulaires certes parfois dramatiques mais toujours d’une grande richesse.

Pour la première nouvelle, celle de Hery Mahavanora, l’introspection douloureuse d’un homme d’âge mur qui par hasard dans les rubriques nécrologiques de son quotidien apprend enfin l’identité de son géniteur ; lui dont la bâtardise et l’ignorance de son père l’a tant fait souffrir dans une société puritaine ; une plaie douloureuse qui l’a amené sans cesse à se surpasser – exigence de la réussite dans les études – et fuir cette île, aller loin, très loin, en France, et y trouver l’anonymat, la paix.

« Mais la véritable libération est venue avec ma rencontre de Krouri, plusieurs années plus tard, quand toutes ces humiliations et ces états d’âme n’étaient plus que de mauvais souvenirs, et que ma rage de réussir m’avait permis d’accéder à une position sociale enviable. Sacré Krouri ! Bâtard comme moi, mais fier de l’être et transcendant son état comme un don du ciel. Je le revois me dire que les bâtards étaient meilleurs que les autres car confrontés aux difficultés qu’ils devaient surmonter. (…) Merci à Krouri ! Je lui dois ma sérénité et ma fierté retrouvées. Gloire aux bâtards ! Ceux qui ont souffert le martyr pour remplir des fiches de renseignements dans leur enfance et qui ont essuyés les sarcasmes et humiliation de la part de leurs compagnons de jeu à cause de cette anomalie. Ceux qui ont cherché en vain un réconfort paternel dans les moments difficiles. Ceux qui ont sombré, à court d’arguments et de ressources morales, et n’ont pas résisté. Ceux qui ont transcendé cette humiliation, transmutation à la manière de la pierre philosophale. Gloire à vous… mes frères et sœurs dans l’adversité. Je mesure aujourd’hui seulement le chemin parcouru. », pp. 18 et 19.

Dans la seconde nouvelle – excellente ! -, Antananarivo, ainsi durant les jours pluvieux (…), l’auteur déroule le fil narratif à partir d’un taxi de la capitale et va de client en client (putes, vahazas et autres) pris dans les méandres de leurs réflexions et de leur solitude ; il en va ainsi du conducteur, faim au ventre, se devant absolument de rentrer avec quelques monnaies pour payer la location du taxi et attendant nuitamment sur une des collines cerclant la ville avec le vague à l’âme dans sa contemplation.

« Une nuit d’avance. Je me réveillai tenaillé par la faim. Les étoiles d’Antananarivo luisaient dans la pleine endormie. Je cherchais à deviner ses aspérités qui la caractérisaient en me repérant aux artères de lumières. Elle s’étendait maintenant sur des kilomètres et, si on confondait par temps clair ses lumières avec celles des astres à l’horizon, on discernait aussi des trous noirs qui pouvaient tout aussi bien correspondre à des terrains boisés, marécageux ou ésidus de rizières échappant encore aux tentacules de la construction qu’à des uartiers cachés par une butte ou tout simplement subissant un délestage de la JIRAMA, la compagnie nationale d’électricité. », p. 41.

La nouvelle de Désiré RazaFinjato, Tahiry, De Madagascar au Djebel algérien, nous emmène loin : un autre continent, une autre époque, la guerre d’Algérie. Appelé sous le drapeau français à combattre le FLN, Tahiry le malgache, personnage torturé, a en mémoire les événements révolutionnaires malgaches de 1947 – environ 80 000 des siens sont tués sur ordre de l’Etat Français. Impossible de déshonorer les morts ; unique chemin de recours, jouer double jeu, guerroyer de facto pour l’indépendance de l’Algérie. Mais à son retour, comment faire comprendre à sa famille honteuse d’avoir un fils venant de l’armée impérialiste qu’il était bien au contraire un résistant, un combattant des indépendances ! Impossible… le départ solitaire et infortuné du village vers la ville.

La solitude est un des fils conducteurs des trois précédents récits, triste fatalité que rompt la dernière nouvelle, Doublement un, de Cyprienne Toazara. A la tonalité résolument optimiste de ce conte naît l’union maritale d’un Malgache, le colonisé, revenant de France après la guerre à une vazaha (Blanche) française : surprise de la famille et des villageois d’autant plus que le
couple a décidé de s’installer au village. Une seule ombre au tableau, mais de taille, aucun enfant après des mois d’union. Dès lors, aux arts religieux et autres pratiques magiques pour réparer ce tort qui ne peut venir que de la femme (!) ; le fruit de la réconciliation des peuples, la naissance de l’enfant métisse, ne semble cependant rien devoir aux ancêtres bien aimés….
Vous avez dit conte ?!

Ce recueil de nouvelles ne tombe pas dans les clichés miséreux que pourrait colporter une certaine littérature de compassion : la tristesse, la solitude et le sentiment de fatalité n’empêchent pas l’ensemble des acteurs à se battre et vivre dignement. Autre point à souligner, la permanence du jugement familial – voire du village : toute action individuelle est pesée et soupesée à la lumière des intérêts et de la réputation de la famille, entité indivisible ; une autorité communautaire à laquelle il n’est possible d’échapper qu’en partant pour la ville, Antanarivo, la Babylone malgache, ou pour les plus « chanceux » à l’étranger. Que dire de plus pour encourager le lecteur à s’embarquer pour la grande île de l’océan Indien si ce n’est de se munir de chacun des recueils de cette collection qui a le grand mérite d’embrasser au plus près de son corps Madagascar. Et tant pis si quelques maladresses d’écriture s’y glissent.

Nouvelles Chroniques de Madagascar, Sélectionnées et présentées par
Dominique Ranaivoson
, Editions Sepia, 2009, 146 p.

Hervé Ferrand, article initialement paru sur son blog

Petina Gappah, Les racines déchirées

De manière assez surprenante, quand on oppose le Zimbabwé à l'Afrique du Sud, on découvre un pays avec de très nombreux romanciers de qualité. En attendant la prochaine chronique d'un auteur charismatique de ce pays, à savoir Dambudzo Marechera, Terangaweb vous invite à découvrir Petina Gappah avec son recueil de nouvelles "Les racines déchirées"…

Quelle magnifique et délicate plume que celle de cette jeune écrivaine zimbabwéenne, Petina Gappah, considérée par Coetzee comme l’un des grands auteurs de ce pays à la dérive. Que de contrastes entre cette délicatesse fragile et la violence des portraits dépeints dans ce recueil de treize superbes nouvelles aux blessures à jamais béantes. La guerre de libération était promesse de jours nouveaux : une nation, le Zimbabwe, naissait des décombres de cette purulence historique, la Rhodésie du Sud. Peu importaient dorénavant sa couleur de peau, ses origines raciales : Noirs ( Shonas, Ndebele ou autres tribus), Indiens, Blancs étaient censés constituer un peuple unique de citoyens égaux. Y compris cet indien, patron acariâtre et pingre d’une quincaillerie où est employée Julia qui vit dans les Townships. Avant la révolution, le Blanc y était reçu avec déférence et le Noir au mieux avec condescendance.

Mais avec la nouvelle ère et en dépit de la fuite de ses proches en Afrique du Sud par peur de l’esprit revanchard apocalyptique des noirs, l’Indien boutiquier sut se faire humaniste et cela sans roublardise : il est vrai qu’il aura fallu un salutaire coup de poing dans son visage de la part de son employée, Juliana, pour lui remettre les idées au clair. D’incongru potentat il devient l’ami fidèle de son agresseur. Lui aussi a cru aux jours meilleurs promis par ce glorieux révolutionnaire, Mugabe (« L’indien de tante Juliana », nouvelle p. 141). Et maintenant quand est-il des horizons fraternels après ces embellies ? La guerre de libération et les espoirs qui en étaient nés sont bien loin ; et avec les promesses du président et de la ZANU devenue sérail à privilèges d’une clique d’opportunistes. Des temps glorieux ne subsistent que les apparences et l’hypocrisie : il en est de la mort de ce soi-disant héros qui a passé les temps révolutionnaires à Londres et accompagné le vieil autocrate jusqu’à sa mort, son unique fait d’arme. Est présente à ses funérailles ce qui se fait de mieux dans la hiérarchie cleptomane du Politburo sous les yeux de la veuve désabusée par cette mascarade.

« Tout est noir, vert, marron et blanc. Noir, le marbre poli des pierres tombales, et noires, les tenues de deuil. Verte, l’écharpe présidentielle, vert olive, les bérets sur la tête des soldats, et vert, l’éclat artificiel du tombeau. Noire, la masse sombre de la foule réunie qui écoute le chœur des jeunes gens parés au combat en treillis vert bouteille leurs voix rauques dans la chaleur du mois d’août, chantant les chants d’une guerre qu’ils n’ont pas le droit d’oublier. Noires et brunes, les Warren Hills alentour, ces collines dénudées, les souches qui subsistent où se dressaient les arbres, ces arbres sont devenus le bois brun qui remplace l’électricité qu’il n’y a pas dans les maisons », p. 14.

Quelle ironie pour l’épouse de voir cette engeance cauteleuse être abusée à son tour, le cercueil ne contenant aucun cadavre (« La sonnerie aux morts », p. 11).

Et pendant ces temps de crise abjecte où une vie coûte moins cher qu’un pain, les familles se détruisent, soit dans l’exil – les migrants oubliant les leurs restés au pays, eux qui pourtant ont acheté le passeport salvateur – ( « Ma sœur-cousine Rambanai », p. 165 ), soit dans la rapine et le règlement hypocrite de vieux contentieux. Gare aux plus fragiles, en particulier les femmes aux biens enviés par les parents des défunts époux ( « Un joli souvenir de Londres », p. 63).

Alors que la dilapidation des richesses nationales se fait par une petite élite médisante ( « Au cœur du triangle doré », p. 83), les autres n’ont que la débrouillardise qui bien souvent les mène dans l’interlope, le marché noir se faisant chemin royal :

« C’est contraire à la loi, bien sûr, ces activités de marché noir, mais autant passer les menottes à toutes les personnes vivantes entre le Limpolo et le Zambèze et en finir une bonne fois. Tel est le nouveau Zimbabwe, où chaque citoyen est un criminel. Un de mes meilleurs client,  Monsieur le juge, Mr Mafa, est magistrat régional pour Harare, et un autre, Mgr Malema, est un pilier de la Sainte Eglise de l’Agneau Sacré. La dernière fois que j’ai vendu du gasoil à Monsieur le Juge, il m’en a réglé une partie en tomates – son bureau de Rotten Row regorge de légumes… », ( « Minuit à l’hôtel California » p. 205 ).

Ces catastrophes ne suffisant pas, un autre fléau, le sida, s’abat sur le peuple, flatté qu’il est par la ruine des infrastructures sanitaires. La « maladie sans nom » déploie ses longues ailes assassines et remplit le long cortège des tombeaux de cadavres qui se rassemblent bien au-delà des différences sociales et raciales. L’union est enfin retrouvée (« Les lèvres roses et gercées du fiancé de Rosie », p. 159). Dans cette désolation sans fin, il ne semble rester comme lot de consolation que le rire cynique ou encore la folie à l’image de cette jeune étudiante en Droit à la grande sensibilité qui voit l’université s’éloigner et l’hôpital psychiatrique lui ouvrir grandes ses portes (« Le chant de l’Annexe », p. 49). Et pourquoi ne pas tournoyer sans fin à l’image de ce vieil homme nostalgique qui enchaîne les pas de danse enfiévrés les plus ingénieux sur une piste cerclée de spectateurs aux sifflets admiratifs et cela jusqu’à ce que mort s’ensuive (« Le champion de danse de Mupandawana », p. 91) ?

Les Racines déchirées est un merveilleux recueil de nouvelles d’une justesse littéraire bienheureuse à l’acuité rare, qui plonge le lecteur dans un pays qui en dépit des espoirs a sombré dans la folie à l’image de cette inflation délirante. Un livre hautement conseillé.

Hervé Ferrand

 

petinagappah.jpg Petina Gappah, Les racines déchirées, Histoires, 2009, éd. française, Plon, 2010, 221 p.

Ike Oguine, le conte du squatter

« Nous savons que tout le monde ne peut pas être riche, autrement sur la tête de qui les riches pisseraient-ils ? », p.272

Ike Oguine est de cette nouvelle génération d’écrivains nigérians qui renouvelle l’héritage de leurs glorieux aînés, Soyinka et Achebe. Le conte du squatter est son premier roman. Il y met en scène un jeune « golden boy », Obi, qui après l’éclatement de la bulle financière nigériane (années 90), immigre au pays de l’Oncle Sam où il tente de se faire une place au soleil ; rêve américain qui se révèle être bien difficile à réaliser. Et pourtant dix-huit années plus tôt, à Lagos, alors qu’il n’était qu’un môme naïf, il avait cru les histoires merveilleuses de l’oncle Happyness, nouvellement citoyen des Etats-Unis. Comment en aurait-il pu être autrement ? Sûr que l’oncle vivait dans un palace et roulait dans un bolide digne des stars ! Les Etats-Unis ? Une terre promise où il suffisait de se baisser pour collectionner les billets de banque ! Aucun doute que les rodomontades de son père à propos des soit disant mensonges de Happyness n’étaient que le dépit d’un vieux bougon jaloux.

Mais une fois atterri sur la terre promise que de désenchantements : le palace est un immonde taudis puant, antre miteuse de paumés plus ou moins honnêtes, alors que l’oncle Happyness n’est qu’un escroc raté. Le seul à lui ouvrir les portes de son appartement situé dans un ghetto noir oublié de tous sauf des « camés », le minable et ringard Andrews, ancien voisin de la cité universitaire. Cet évangéliste fanatique qui ne vit que pour Dieu est d’une compagnie insupportable. Pour échapper à cet enfer et financer ses études supérieures toujours remises à plus tard car excessivement coûteuses Obi met la main sur un job minable, du gardiennage de nuit pour quelques malheureux dollars. Il ne fallait pas s’attendre à mieux sans la belle carte verte ! Ce boulot lui donne à peine les moyens de louer une sinistre chambre qui ignore l’existence de la lumière. Les doutes l’assaillent ; et si en dépit de tous ses efforts et quelques soient les résultats – pauvreté ou richesse – , son exil aux USA ne justifiait pas le sacrifice de sa terre natale ?

 « Est-ce que le plus gros des succès matériels pouvait justifier la solitude et la frustration qui règnent dans ce pays, et les dégâts psychologiques inévitablement causés par cette frustration, cette solitude gigantesque ? Mais n’était-ce pas pire chez nous ? Est-ce que le manque d’opportunités ne produisait pas aussi son lot d’instabilités psychologiques, de frustrations mortelles ? Comment pouvait-on faire un choix rationnel ? », pp. 220 et 221.

Des interrogations qui assaillent tout autant son ancienne copine de Lagos, Ego, qui a eu la chance d’épouser le fortuné nigérian Ezendu, ambitieux et réputé chirurgien d’Oakland. En dépit de ses safaris quotidiens dans les luxueux magasins des riches banlieues, elle ne supporte plus ni sa terre d’accueil ni ses nouveaux concitoyens au racisme latent. Son opinion est scellée, le rêve américain est une illusion pour les africains ; le melting pot, une vaste escroquerie !

« Quand je lui demandais où elle travaillait, son visage s’assombrit.

 _ J’ai arrêté de travailler il y a plus de six mois, et je ne veux plus retravailler dans ce pays, me dit-elle en colère. ussitôt que j’avais quitté le bureau, les gens se mettaient tous à parler de moi. Dès que je rentrais, ils se taisaient et me regardaient. Je passais pour une folle. Quand je m’adressais à quelqu’un, la personne faisait semblant de ne pas avoir entendu. Moi, je sais bien qu’ils entendaient tout ce que je disais. Tout ce qu’ils voulaient, c’était me mettre mal à l’aise. Une fois, lors d’une réunion, quelqu’un m’a demandé d’où je venais. Je lui dis que j’étais nigériane, et il dit «  c’est où ce bled ? ». Il faisait comme s’il n’avait jamais entendu parler du Nigeria. Un autre a dit que, vu le nom, ça devait être quelque part au Mexique, et ils se sont tous mis à rire. », pp. 170 et 171.

Un jugement bien sombre que n’est pas loin de faire sien Obi. Toutefois il lui est impossible de faire marche-arrière. Et peut-être est-ce dans l’acceptation de cette impasse et de cette fatalité que se trouve le secret de l’intégration. Il lui faut exclure de son champ mental, de son imaginaire le Nigeria ou du moins l’apprécier différemment. Il ne doit plus vivre en marge de l’Amérique mais l’intégrer pleinement.

 

« Même si je vivais à l’intérieur de ce pays, j’étais jusqu’à ces jours resté sur les bords ; cette année qui venait de passer, je ne l’avais pas vraiment vécue en Amérique mais dans une sorte de pays à mi-chemin ; j’avais mené comme une existence satellite autour de la réalité, fortement reliée au mode de vie américain par le travail, la monnaie, les magasins et la télévision. Maintenant, même si dans un sens je serais toujours coupé de cette existence, même si je me sentirais toujours plus nigérian qu’américain, il fallait que je me batte pour me faire une place à l’intérieur ; il fallait que je trouve un moyen d’être à la fois détaché de ce grand pays, et une partie de lui. », p. 268

Le conte du squatter est un brillant tableau des déboires, des frustrations, des peurs et des espoirs qui assaillent les migrants dont le cœur balance entre le pays natal et la terre d’accueil. Servi par une écriture limpide qui traduit à merveille le regard fataliste, désabusé et ironique d’Obi, le narrateur, le roman est une réussite que le lecteur s’accapare et lit d’une seule traite. Certes il y a quelques incohérences dans la construction chronologique probablement à mettre sur le compte d’une première œuvre, mais cela n’entache en rien sa qualité intrinsèque.

Hervé Ferrand, article initialement paru sur son blog

 

oguineike.jpg Ike Oguine, Le conte du squatter, 2000, Actes Sud, 2005, 274 p.

Boubacar Boris Diop, Kaveena

« Pleurer les morts est presque un luxe. », p. 51.

« L’histoire des nations n’est pas un récit plein de fantaisies et d’ornements gracieux. Elle ne s’écrit pas à reculons. Elle ne commence pas par la fin. », p. 228.

Boubacar Boris Diop se penche à nouveau sur les fausses indépendances, une Afrique sous la férule d’une France prédatrice, jalouse de son omniprésence sur son pré carré africain ; hégémonie paranoïaque sanctionnant violemment toute critique, tout désir à l’autonomie. Encore un énième roman sur un sujet maintes fois traité diront certains, alors même qu’il est indispensable de plonger toujours plus loin dans les méandres de l’Histoire : analyser le marécage, en exhumer chacun des tréfonds et transmettre les tenants et aboutissants d’un passé commun au présent vivace et dont l’avenir ne peut s’accorder le luxe de l’ignorance. Telle est assurément la démarche de l’auteur. Ici, plus qu’un roman à qui est empruntée la prose, Kaveena se présente telle une tragédie grecque (la forme théâtrale aurait pu tout aussi bien être choisie) ne pouvant finir que par le glaive et dans le sang : au sacrifice répond la vengeance meurtrière, occire l’hydre.

 

Le cœur de la tragédie, le sacrifice d’une enfant de six ans, Kaveena, Afrique vierge et innocente – la génération nouvelle -, violée, tuée et démembrée ; pratique sacrificielle d’un temps sinistre que l’on croyait révolu à jamais. Un holocauste à la gloire de quelque divinité corrompue afin qu’un homme, le Français Castaneda, puisse s’octroyer des pouvoirs et conforter son autorité sanguinaire sur une nation d’Afrique. Archétype du tyran, Castaneda est l’hydre « France-Afrique » qui de ses crocs tue sa proie, le continent noir, pour se nourrir de sa sève vitale : à lui la toute puissance politique et économique. Quand bien-même l’exigence de se grimer « d’africanité » se fait-elle, il se peinturlure couleur locale, se surprenant même à se prendre à son propre jeux : pourquoi ne pas troquer les habits de l’autorité dissimulée à ceux du chef officiel ? Le vertige, l’apothéose finale, avoir son propre royaume et ses citoyens-esclaves. A ses côtés, son fils tutélaire Nikiema, l’enfant du pays, l’indigène de peau indispensable à Castaneda pour continuer son trafic : Il est sa caution, son alibi national.

« En vérité, il (Pierre Castaneda) a fait un raisonnement fort simple. Patron de la Cogemin, il savait bien ce que signifiait l’exploitation des mines d’or de Ndunga et du marbre de Masella. Les fils du pays travaillaient là-dedans comme des esclaves. On les obligeait à extraire les richesses de leur sous-sol au prix de mille souffrances. C’était ensuite chargé dans des bateaux et cela ne les regardait plus. Quand on y pense, c’est hallucinant et même un peu comique, cette façon de venir de l’autre bout du monde pour s’approprier les richesses d’autrui. Pierre a compris qu’il faudrait un jour où l’autre assouplir le système. Cela signifiait : préparer la relève. Ca a été avec moi (Nikiema). Il n’y a là rien d’extraordinaire. J’ai presque envie de dire que nous, les politiques, notre unique vérité est dans notre survie », p.115.

 Elevé sur l’étalon occidental et formé par le tyran, Nikiema est ce fils qui à un moment où un autre, à l’instar des tragédies grecques, se doit de tuer le père devenu un obstacle à la grandeur de son destin : asseoir sa tyrannie sur la nation ; peu importe si cette fin doit passer par une guerre des milices des plus meurtrières dans laquelle le peuple, moindre denrée sacrifiée, sera le grand oublié. Dans le cheminement de pensée de l’auteur, les dignitaires africains durant les pseudo-indépendances ne sont en rien de simples marionnettes mais des acteurs pleinement et volontairement complices des tyrannies et du pillage de l’Afrique : impossible pour eux de se parer du voile vertueux du « prisonnier malgré lui » ou encore du « vieux sage » protecteur de l’unité nationale. Tout comme Castaneda, Nikiema est un assassin.

« Puis Pierre Castaneda aurait malgré lui un pincement au cœur, quel gâchis, mon petit, quel gâchis, on faisait un si beau tandem, pourquoi t’es-tu soudain imaginé que tu pouvais devenir le vrai président d’un putain de vrai pays africain, juste comme ça ? Tous deux se rappelaient le temps où ils étaient des frères, ils liquidaient à l’unisson leurs ennemis (…) dans une joyeuse complicité. Il n’était pas si costaud d’ailleurs, à l’époque N’Zo Nikiema. Il faisait des cauchemars la nuit en pensant aux enfants des types qu’il avait égorgés ou étranglés ; au lieu de pleurer, les gamins sautillaient autour de lui en riant comme des anges célestes et il ne comprenait rien à leur jubilation et il avait le cœur brisé, ça lui retournait l’estomac, il vomissait parfois et Castaneda, un dur parmi les durs, se moquait de lui, il lui disait songe donc mon petit aux étoiles au-dessus de nos têtes (…) », p.47.         

Enfin se produit ce moment tant espéré, la révolte régicide d’une mère contre l’assassin de sa fille : l’altière Afrique, déesse blessée et bafouée, parturiente des générations sacrifiées, se lève dans toute sa dignité de femme violée au fruit innocent assassiné (Kaveena), glaive à la main, la vengeance sanguinaire sur l’assassin étranger. Mumbe Awale, jeune artiste anonyme, femme libre, est l’avatar ce cette Afrique qui par hospitalité naturelle puis forcée s’était glissée dans les draps et de Castanéda et de Nikiema se faisant leur maîtresse respective sans que les deux monstres ne sussent qu’ils se la partageaient. Témoin privilégié de leurs confidences sur leurs crimes orgiaques, le temps est venu de la réelle indépendance qui ne peut se faire que dans l’épuration salvatrice.

Spectateur diabolique de la vengeance matricielle à venir, le colonel Assante (anciennement directeur de la police politique des deux tyrans et tortionnaire de son état) conte l’histoire de la tyrannie en faisant appel à ses souvenirs et aux mémoires écrites de Nikiema trouvées dans l’appartement de Mumbe Awale où il se dissimule des jours et des nuits quand bien même les odeurs méphitiques exhalées par le cadavre d’un chef d’état soi-disant indigène. Récit intense, écriture déliée permettant au lecteur de se faire le confident privilégié du colonel Assante et de pénétrer les arcades terrifiants d’un tête à tête despotique et meurtrier, Kaveena fait partie de ces romans « coup de poing » dont nous ne saurions sortir indemnes ; une impression de malaise que ne fait que conforter le détachement d’un narrateur à l’occasion narquois.

Hervé Ferrand, article initialement paru sur son blog

Boubacar Boris Diop, Kaveena, Philippe Rey, 2006, 304 p.

 

 

Cheikh Hamidou Kane, L’aventure ambiguë

Cheikh Hamidou Kane s'est de suite imposé comme un des écrivains africains incontournables avec la parution en 1961 de L'aventure ambiguë. Dans cette œuvre majeure de la littérature du XXe siècle, l'auteur pose une problématique consubstantielle à l'Africain, à savoir la nature de son identité face aux nouveaux défis qui lui sont imposés par l'enseignement dit moderne et assurément matérialiste de la puissance occidentale ; civilisation colonisatrice dotée de particularismes organisationnels qui lui sont propres et constitutifs de son être. Une interrogation qui se pose avec une acuité déterminante lorsque cet homme est un fervent croyant en Dieu et fait de cette spiritualité sa raison d'être.

Cette question majeure et incontournable de l'identité – sa construction dans deux univers différents à savoir la société traditionnelle et le modernisme occidental – habite le personnage principal, le jeune Peul Samba Diallo, façonné à la fois par l'enseignement coranique et par les préceptes de ses études supérieures en philosophie faites à la métropole. Dans le village, le maître coranique qui est aussi gardien des traditions des Diallobé, voit en Samba Diallo l'élève prodige. A la manière du patient artisan qui laborieusement fait sortir l'or précieux de sa cosse, le professeur travaille à ce que Samba se débarrasse de son ignorance crasse et embrasse Dieu l'Incommensurable.

A cette fin, le maître emploie une éducation forgée dans le stoïcisme le plus rigoureux qui en dépit de sa sévérité la plus extrême conduit le jeune impétrant à un état de ravissement extatique dans sa communion avec la Divinité. Les longues et épuisantes récitations coraniques deviennent très vite un bonheur infini. Mais avec la venue des Français arrive leur école. En qualité de fils de dignitaire et d'étudiant brillant, il se doit de la fréquenter pour discerner au mieux les défis des temps nouveaux et les meilleurs moyens sinon de les contrer du moins de les assimiler à la tradition pour que le peuple des Diallobé ne sorte pas vaincu mais renforcé de la confrontation des deux civilisations.

Élève des plus doués dès le premier cycle scolaire, il fait part à son père de son embarras sur les contradictions de la perception du monde existant entre l'enseignement prodigué par le maître coranique et celui reçu à l'école. Le second ne l'éloignerait-il pas de Dieu ? A Paris, dans le cadre de ses études supérieures où il se frotte aux principes mis en avant par les philosophes de la vieille Europe, son désarrois ne fait qu'empirer et devient insoutenable. Samba Diallo, jeune intellectuel africain en France, ne réussit pas à réaliser cette union constitutive d'une nouvelle identité prenant en compte le matérialisme occidental et les vertus d'une société traditionnelle où Dieu est le grand architecte. Mais une telle union de deux conceptions du monde qui serait constitutive d'une identité nouvelle, originale, n'est-elle pas impossible ?

De ce conflit intérieur d'une violence inouïe, Samba Diallo se noie dans une ambiguïté qu'il n'est pas à même de dépasser. Son père auquel il confit ses peurs le rapatrie au village, cela pour le faire revenir dans la maison de Dieu. Mais il est trop tard. Samba Diallo périt dans la confusion, l'indécision, le doute. L'insupportable étrangeté le condamne. Ou bien devrions-nous dire pour être plus exact que Samba Diallo se condamne à la mort.

Au regard du parcours de Cheikh Hamidou Kane, nous ne pouvons pas ne pas penser que l'itinéraire de Samba Diallo ait été, du moins en partie, inspiré par celui de l'écrivain. Il est plus que probable que celui-ci ait souffert des angoisses issues des même interrogations. Peul, né en en 1939, façonné par les traditions et par l'enseignement coranique, il fut lui aussi amené à faire de longues études dans l'école de la puissance colonisatrice qui lui fournit des Connaissances qu'il mit en pratique tout au long de sa vie – il décède en mai 2009 – dans ses fonctions publiques tant nationales que internationales. L'aventure ambiguë va plus loin que les interrogations concernant la négritude et les réponses que celle-ci propose sur la problématique identitaire. D'ailleurs il dira de la négritude : « J'avoue que je n'aime pas ce mot et que je ne comprends pas toujours ce qu'il recouvre ».

La réflexion identitaire posée par Cheikh Hamidou Kan dépasse le continent africain. Elle s'adresse à toutes ces personnes qu'elles soient ou non africaines vivant dans des sociétés traditionnelles organisées par et dans Dieu et qui par la colonisation ont été soumises à une acculturation violence source de traumatismes ressentis dans la plus grande douleur. Il en est né une remise en cause qui a fait fondre leur identité originelle dans un maelström. La parole de Cheikh Hamidou Kane est toujours d'un grande actualité. Il est vrai que les indépendances telles qu'elles se sont faites pouvaient difficilement apporter des réponses idoines à cette quête identitaire.

Hervé Ferrand

Article initiallement paru dans Ballades et escales en littérature africaine