« Il ne s’effacera jamais de la mémoire amazighe [berbère] le fait que des juges incompétents, malhonnêtes et sectaires, se sont permis d’envoyer en prison, à plusieurs reprises, des « Chleuhs » [Berbères] en détention préventive juste pour leur « donner le temps d’apprendre la langue officielle du pays, l’arabe, afin qu’ils puissent s’y exprimer devant le tribunal. » Incroyable, n’est-ce-pas ?! Et pourtant vrai ! C’était à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingts. »[i]
Le lecteur pourra être choqué par la teneur des propos tenus par l’académicien marocain et berbériste Mohamed Chafik. Il parviendra cependant à en saisir la portée si et seulement s’il retourne aux origines de la politique berbère du Protectorat français au Maroc. L’histoire officielle et la construction du pays après l’indépendance reposent en partie sur des mythes étroitement liés à l’histoire du Protectorat et aux stratégies coloniales qui ont mené à l’effacement progressif des sociétés traditionnelles, berbères mais aussi arabes, et à des jeux d’opposition des deux peuples. Analyse de trois mythes sur les berbères au Maroc.
1. Berbères et Arabes dans l’idéologie coloniale
Les Berbères, et les Marocains de manière générale, ne peuvent être considérés comme une entité homogène. Il y a entre les Rifains du Nord, les Souss du Sud et les Amazighs de l’Atlas bien des différences. Les disparités sont aussi flagrantes entre tribus d’une même région. Les Amazighs d’Azrou, pour la plupart originaires du Sud (région du Tafilalet) et souvent assimilés aux Sahrawa (habitants du Sahara) ne ressemblent que très peu aux Amazighs d’El Hajeb, ville qui se situe pourtant à une petite trentaine de kilomètres. Les poèmes et les récits précoloniaux et coloniaux – la poésie berbère étant une véritable source historique – témoignent parfois des animosités et des relations entretenues entre les deux groupes. Saisir cette complexité, c’est comprendre qu’il n’y a jamais eu dans l’histoire coloniale et précoloniale, un quelconque sentiment d’appartenance à un projet politique national commun. La logique de groupe ayant toujours été, sans connotation péjorative, tribale et donc limitée à l’échelle locale. Nous savons par ailleurs que la tribu est une structure mouvante, jamais figée, dépendante des conjonctures locales et régionales. Il n’existe donc pas d’entité berbère homogène, tout comme il n’existe pas d’entité arabe homogène. Seule la langue, explique Mohamed Chafik, distingue les deux peuples car « les Amazighs sont amazighs par la langue tout comme les Arabes marocains sont arabes par l’idiome qu’ils pratiquent.[ii]» Et il y a plusieurs parlers berbères tout comme il y a plusieurs dialectes arabes.
Or, c’est sur cette idée selon laquelle les Berbères constituent un peuple homogène à côté du peuple arabe que s’est en partie construite l’entreprise coloniale. Tracer une frontière entre les deux groupes signifiait opérer une division entre les deux ethnies. Diviser pour mieux régner. À cette opposition s’en ajoute une autre, réductrice et fausse, qui assimile le clan berbère au monde rural et le clan arabe au monde citadin. Allons plus loin comme nous y invite Robert Montagne (1893-1954), ancien officier de la marine, conseiller du général Lyautey notamment pour les questions tribales et grand lecteur d’Ernest Renan. Le Berbère est, dit-il, un paysan qui vit en zone insoumise à l’autorité centrale car obéissant à un ordre tribal. Au contraire l’Arabe, lui, est assimilé au citadin savant. Il relève pourtant du mythe ou de l’erreur historique que les Berbères étaient tous ruraux et tribaux car bien des Arabes vivaient à la campagne et obéissaient aussi à un ordre clanique. Les Berbères, poursuit-il, auraient toujours été incapables d’édifier des cités et seraient soumis à la civilisation des Arabes. Cette idée de soumission et d’assimilation de la culture berbère – constatée, à tort, ou simplement désirée – trouvera un écho chez les futurs partisans d’une arabisation de la société marocaine. Quelques années après l’indépendance, l’opposant socialiste Mehdi Ben Barka, mystérieusement disparu le 29 octobre 1965, dira qu’être berbère est « une forme provisoire d’arriération que doit bientôt résorber une politique culturelle audacieuse. »[iii]
2. Le mythe du « protectorat » français et de la pacification
Un second mythe vient justifier l’entreprise coloniale et le traité de Fès du 30 mars 1912, acte de naissance du Protectorat français dans l’Empire chérifien. Qui la France est-elle venue « protéger » ? Qui représentait une menace pour la stabilité du régime marocain ? Les observateurs français, militaires pour l’essentiel, et une certaine élite marocaine, ont plaqué sur le pays une grille de lecture qui divise le territoire en deux fractions. La première, soumise au Makhzen, l’appareil d’état chérifien, était selon eux parvenue à faire régner la paix et l’ordre. Il s’agissait du Bled Makhzen. La seconde, en revanche, insoumise au Makhzen, était sous l’emprise du désordre et des guerres civiles incessantes. Elle prit le nom de Bled Siba et fut le terrain de la « pacification ». En réalité, le Bled Siba englobait certaines cités dans lesquelles l’autorité centrale ne parvenait pas à lever l’impôt. Il fallut pourtant projeter sur ce qui n’était au départ qu’une question « économique » un discours colonial qui justifiait l’intervention militaire pour construire, sur ce territoire morcelée, dissident et barbare, un État moderne et centralisé. Le Bled Siba, désordonné et insoumis, et bien entendu majoritairement berbère, constituait un danger pour la stabilité du régime selon la propagande coloniale. La France venait donc débarrasser le Maroc d’une menace intérieure.
Les recherches en anthropologie berbère – nous consulterons à cet effet les travaux du britannique Edward Evan Evans-Prichard – ont montré que les institutions fondamentales de la société marocaine ont longtemps fonctionné sur un mode d’opposition des forces. En d’autres termes, le maintien de l’équilibre politique était assuré par l’organisation segmentaire de la société. Familles, clans, villages, tribus constituaient des segments emboîtés et intégrés, hiérarchisés et solidement structurés. L’opposition entre les différentes composantes, les rivalités entre les groupes, établissaient un équilibre des forces et maintenaient donc un ordre politique. Cette cohésion tribale, loin d’être un facteur de tensions, était un gage d’interrelations constantes – entre des segments inférieurs ou supérieurs ou des segments de même niveau – et de régulation des conflits. Il faut pour comprendre ce mode d’organisation se défaire de l’idée selon laquelle seul un État central permet la cohésion et l’unité de la société. Là où les colons français ont vu siba, désordre et mutineries régulières, l’anthropologue observe une structure complexe qui se définit par un équilibre pérenne des forces. Toute la réflexion porte en réalité sur l’ordre et la violence qui, lorsqu’ils ne sont pas légitimes, c’est-à-dire ici détenus par l’autorité centrale – le Makhzen et la Résidence – sont considérés comme éléments de déstabilisation.
3. Le mythe du nationalisme arabe
L’arrivée des forces coloniales, marquée par plusieurs attaques sur le territoire marocain bien avant le traité de Fès donna naissance à un mouvement de résistance et à un réseau de groupes indépendantistes. C’est sur le mont Saghro, dans le sud du pays, que les derniers résistants, berbères de la tribu des Aït Atta de la région du Bougafer, déposeront en 1934, après une lutte obstinée, les dernières armes. Les commentaires des généraux français notent tous l’acharnement avec lequel les soldats berbères, jeunes et moins jeunes, hommes et femmes, ont résisté. Or le mouvement indépendantiste arabe sera le seul retenu dans l’histoire officielle et la construction du Maroc indépendant.
La création de l’Istiqlal (mouvement pour l’indépendance) en 1943 par Ahmed Belafrej, indépendantiste formé au Caire et à Paris, soutenu par celui qui deviendra l’idéologue du parti, le religieux Allal Al Fassi, aura un double effet. Celui de créer une cohésion politique dans le mouvement indépendantiste d’une part, effet positif pour l’organisation des militants, et celui de donner forme à un discours légitime et exclusif de la lutte anticolonialiste. Disposant d’un journal, de soutiens étrangers, d’une élite politique formée en métropole et, dans une moindre mesure, d’interlocuteurs français, le mouvement prend l’aspect d’une organisation politique moderne. La lutte pour l’indépendance trouve alors un cadre officiel, légitime (arabe), qui exclut de fait toute autre lutte informelle (notamment berbère). Le discours repose sur un axe essentiel, la revendication de l’indépendance, et se déploie sur le terrain sous la forme d’une arabisation programmée de la société.
L’historiographie contemporaine et l’histoire officielle du Maroc ne retiendra de la lutte indépendantiste que les grands noms (Belafrej, Fassi, Mohamed V) qui occultent les anonymes de la lutte. L’arabisation a effacé le caractère berbère de la résistance. L’identité de l’indépendance est pourtant multiple, elle ne porte pas le seul nom d’Istiqlal et n’a pas pour seul père Belafrej. La légitimité du régime monarchique reposant sur la centralité de l’autorité royale et l’arabisation de la société, il s’est avéré nécessaire de dissimuler le caractère tribal et berbère de la lutte en vue de la construction d’un État moderne.
Sous prétexte de lutter contre l’hégémonie de la langue française, le Maroc indépendant procédera à une arabisation programmée et forcée du pays. Avec la collaboration de professeurs orientaux et la mise en place de nouveaux programmes scolaires « arabisés », l’histoire officielle façonne une mémoire du pays. Une mémoire sélective. En témoigne ce manuel de neuvième année de secondaire, édition de 2003, qui fit l’objet d’une plainte portée par les militants berbéristes[iiii]. Celui-ci assimilait les résistants berbères à des dissidents ou, au mieux, les occultait, et élevait au rang de héros nationaux les militants arabistes orientaux tels que Chakib Arsalan. Les militants berbères sont alors en droit de vouloir redorer l’histoire de leurs aïeuls dont on a occulté l’héroïsme et la langue, et détruit l’organisation tribale qui continue de fasciner bien des anthropologues parisiens, loin des montagnes du Saghro.
Younes Baassou
[i] CHAFIK Mohamed, « Ce que les Amazighs veulent », TelQuel, 2 au 8 avril 2011.