Ike Oguine, le conte du squatter

« Nous savons que tout le monde ne peut pas être riche, autrement sur la tête de qui les riches pisseraient-ils ? », p.272

Ike Oguine est de cette nouvelle génération d’écrivains nigérians qui renouvelle l’héritage de leurs glorieux aînés, Soyinka et Achebe. Le conte du squatter est son premier roman. Il y met en scène un jeune « golden boy », Obi, qui après l’éclatement de la bulle financière nigériane (années 90), immigre au pays de l’Oncle Sam où il tente de se faire une place au soleil ; rêve américain qui se révèle être bien difficile à réaliser. Et pourtant dix-huit années plus tôt, à Lagos, alors qu’il n’était qu’un môme naïf, il avait cru les histoires merveilleuses de l’oncle Happyness, nouvellement citoyen des Etats-Unis. Comment en aurait-il pu être autrement ? Sûr que l’oncle vivait dans un palace et roulait dans un bolide digne des stars ! Les Etats-Unis ? Une terre promise où il suffisait de se baisser pour collectionner les billets de banque ! Aucun doute que les rodomontades de son père à propos des soit disant mensonges de Happyness n’étaient que le dépit d’un vieux bougon jaloux.

Mais une fois atterri sur la terre promise que de désenchantements : le palace est un immonde taudis puant, antre miteuse de paumés plus ou moins honnêtes, alors que l’oncle Happyness n’est qu’un escroc raté. Le seul à lui ouvrir les portes de son appartement situé dans un ghetto noir oublié de tous sauf des « camés », le minable et ringard Andrews, ancien voisin de la cité universitaire. Cet évangéliste fanatique qui ne vit que pour Dieu est d’une compagnie insupportable. Pour échapper à cet enfer et financer ses études supérieures toujours remises à plus tard car excessivement coûteuses Obi met la main sur un job minable, du gardiennage de nuit pour quelques malheureux dollars. Il ne fallait pas s’attendre à mieux sans la belle carte verte ! Ce boulot lui donne à peine les moyens de louer une sinistre chambre qui ignore l’existence de la lumière. Les doutes l’assaillent ; et si en dépit de tous ses efforts et quelques soient les résultats – pauvreté ou richesse – , son exil aux USA ne justifiait pas le sacrifice de sa terre natale ?

 « Est-ce que le plus gros des succès matériels pouvait justifier la solitude et la frustration qui règnent dans ce pays, et les dégâts psychologiques inévitablement causés par cette frustration, cette solitude gigantesque ? Mais n’était-ce pas pire chez nous ? Est-ce que le manque d’opportunités ne produisait pas aussi son lot d’instabilités psychologiques, de frustrations mortelles ? Comment pouvait-on faire un choix rationnel ? », pp. 220 et 221.

Des interrogations qui assaillent tout autant son ancienne copine de Lagos, Ego, qui a eu la chance d’épouser le fortuné nigérian Ezendu, ambitieux et réputé chirurgien d’Oakland. En dépit de ses safaris quotidiens dans les luxueux magasins des riches banlieues, elle ne supporte plus ni sa terre d’accueil ni ses nouveaux concitoyens au racisme latent. Son opinion est scellée, le rêve américain est une illusion pour les africains ; le melting pot, une vaste escroquerie !

« Quand je lui demandais où elle travaillait, son visage s’assombrit.

 _ J’ai arrêté de travailler il y a plus de six mois, et je ne veux plus retravailler dans ce pays, me dit-elle en colère. ussitôt que j’avais quitté le bureau, les gens se mettaient tous à parler de moi. Dès que je rentrais, ils se taisaient et me regardaient. Je passais pour une folle. Quand je m’adressais à quelqu’un, la personne faisait semblant de ne pas avoir entendu. Moi, je sais bien qu’ils entendaient tout ce que je disais. Tout ce qu’ils voulaient, c’était me mettre mal à l’aise. Une fois, lors d’une réunion, quelqu’un m’a demandé d’où je venais. Je lui dis que j’étais nigériane, et il dit «  c’est où ce bled ? ». Il faisait comme s’il n’avait jamais entendu parler du Nigeria. Un autre a dit que, vu le nom, ça devait être quelque part au Mexique, et ils se sont tous mis à rire. », pp. 170 et 171.

Un jugement bien sombre que n’est pas loin de faire sien Obi. Toutefois il lui est impossible de faire marche-arrière. Et peut-être est-ce dans l’acceptation de cette impasse et de cette fatalité que se trouve le secret de l’intégration. Il lui faut exclure de son champ mental, de son imaginaire le Nigeria ou du moins l’apprécier différemment. Il ne doit plus vivre en marge de l’Amérique mais l’intégrer pleinement.

 

« Même si je vivais à l’intérieur de ce pays, j’étais jusqu’à ces jours resté sur les bords ; cette année qui venait de passer, je ne l’avais pas vraiment vécue en Amérique mais dans une sorte de pays à mi-chemin ; j’avais mené comme une existence satellite autour de la réalité, fortement reliée au mode de vie américain par le travail, la monnaie, les magasins et la télévision. Maintenant, même si dans un sens je serais toujours coupé de cette existence, même si je me sentirais toujours plus nigérian qu’américain, il fallait que je me batte pour me faire une place à l’intérieur ; il fallait que je trouve un moyen d’être à la fois détaché de ce grand pays, et une partie de lui. », p. 268

Le conte du squatter est un brillant tableau des déboires, des frustrations, des peurs et des espoirs qui assaillent les migrants dont le cœur balance entre le pays natal et la terre d’accueil. Servi par une écriture limpide qui traduit à merveille le regard fataliste, désabusé et ironique d’Obi, le narrateur, le roman est une réussite que le lecteur s’accapare et lit d’une seule traite. Certes il y a quelques incohérences dans la construction chronologique probablement à mettre sur le compte d’une première œuvre, mais cela n’entache en rien sa qualité intrinsèque.

Hervé Ferrand, article initialement paru sur son blog

 

oguineike.jpg Ike Oguine, Le conte du squatter, 2000, Actes Sud, 2005, 274 p.