Les BRICS ont-ils réellement réussi à réduire la pauvreté ?

4brics2234Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) sont aujourd’hui cités en exemple comme des pays ayant réussi à réaliser des performances économiques impressionnantes et les maintenir durant la crise financière de 2008, et sont à ce titre  considérés comme des modèles de développement. Un postulat qu’il convient de vérifier, surtout si les pays africains veulent s’inspirer de leur expérience, et ce d’autant plus que le Brésil et l’Afrique du sud ont été secoués récemment par des manifestations de population réclamant de meilleurs conditions de vie. Cet article se propose donc de faire un point sur la situation socio-économique des BRICS tout en portant un regard sur les politiques économiques de ces pays.

L’économie indienne a fortement cru depuis les années 80, avec un taux de croissance annuel moyen de 5%. Néanmoins, selon les travaux de Deaton et Drèze (2008), cette accélération de la croissance n’a pas généré suffisamment d’emplois – canal principal de diffusion de la richesse créée. Le taux de croissance de la population active occupée pour un taux de croissance de 1% est passé de 0.4 entre 1983-1993 à 0.29 entre 1993-2004. Conséquence de cette situation, la pauvreté n’a reculé que très faiblement entre 1983-2004, s’accompagnant d’un accroissement des inégalités entre milieu urbain et milieu rural. Il y persiste d’ailleurs des poches de pauvreté au sein des populations exclues. Si ces performances économiques de l’Inde n’ont été que partiellement inclusives, elle tient à la politique des autorités, qui a favorisé le développement de secteurs intensifs en capital.

En effet, dès le début des années 70 (Sen, 2007, 2009), les autorités indiennes ont mis en place des mesures visant d’une part à renforcer et assurer l’expansion du secteur financier et son rôle dans l’économie : (i) nationalisation des banques, (ii) promotion de nouveaux produits bancaires pour la mobilisation de ressources et pour financer les investissements productifs dans le secteur agricole et industriel ; et d’autre part, ont procédé à une ouverture graduelle de leur économie au secteur des équipements pour booster la compétitivité des entreprises locales (qui bénéficient désormais de financement) et faire baisser les prix de ces équipements nécessaires à la mécanisation de l’agriculture. Ces mesures étaient accompagnées d’investissement public dans les infrastructures routières, ferroviaires, énergétiques et technologiques pour créer un environnement des affaires propices au développement du secteur privé.

Malheureusement, ces bonnes intentions ont plutôt favorisé le développement des secteurs nécessitant une main d’œuvre qualifiée ou beaucoup d’investissement en capital. La transformation structurelle ne s’est pas opérée en raison d’un système de protection de la main d’œuvre très contraignant, obligeant ainsi les entreprises à s’orienter vers des secteurs intensifs en capital ou en main d’œuvre qualifiée. Comme corrolaire, on assiste à un maintien des emplois dans les secteurs à faible valeur ajoutée et dans le secteur informel où les conditions d’emplois sont précaires.

A contrario, la Chine dont la stratégie de développement est décrite dans cet article d’Emmanuel Leroueil est l’une des économies les plus dynamiques du monde et dont les performances déterminent celles du monde, depuis près de trois décennies. Selon les travaux de Ravallion et Chen (2007), cette performance a permis au pays de réduire considérablement la pauvreté mais a renforcé les inégalités aussi bien en milieu rural qu’urbain, traduisant ainsi une distribution effective mais inégalitaire de la richesse.

Selon différents analystes, la situation socio-économique actuelle de la Chine résulterait d’une part des réformes introduites par le gouvernement chinois sous l'impulsion de Deng Xiaoping à partir des années 70 dans les domaines du foncier de la santé et de l'éducation. D'autre part, ces réformes ont été combinées avec une politique d’industrialisation par substitution aux importations, avant 1978 et par une stratégie de promotion des exportations et d’attraction des investissements directs étrangers à partir des années 80.

Le Brésil ne fait pas partie des économies les plus performantes des BRICS. Son PIB réel a cru en moyenne de 4% entre 2004 et 2010, après avoir stagné autour de 2% entre 1981 et 2003, une période d’essoufflement après les performances vigoureuses (7% de croissance en moyenne) entre 1945 et 1980. Malgré ces performances moindres (relativement aux pays du groupe), le Brésil a réussi à réduire considérablement la pauvreté et les inégalités. Selon les travaux de Neri (2011), les revenus des brésiliens ont connu une augmentation moyenne de 2 points de pourcentage par rapport aux taux de croissance du PIB alors qu’en Chine, l’évolution des revenus des ménages était moindre (inférieur à 2 pp) par rapport au taux de croissance.

Par ailleurs, l’évolution des revenus était plus marquée chez les plus pauvres, contribuant ainsi à réduire les inégalités, traduisant ainsi le caractère inclusif de la croissance brésilienne. Si l'Inde a pu réussir un tel exploit, c’est parce qu’il s’est appuyé sur des mesures visant à stabiliser le pays et à créer des canaux de diffusion de la richesse. Concrètement, la banque centrale a orienté sa politique monétaire sur la maîtrise de l’inflation. En plus du programme très célèbre de transfert de revenus aux plus pauvres (Bolsa Família), le Brésil dispose d’un programme de protection sociale et d’accès aux services de santé très performants mais aussi d’une réglementation du travail à la fois souple et protecteur. Les autorités ont par ailleurs introduit différentes réformes visant à garantir une gouvernance plus saine avec notamment un mécanisme fonctionnel de décentralisation et un système de suivi et d’évaluation du système éducatif  (Alston et Mueller, 2001).

Si l’Afrique du sud a longtemps été considéré comme l’économie la plus robuste d’Afrique subsaharienne (affichant des taux de croissance positive, atteignant parfois 5%) sur les deux dernières décennies, les travaux  de Bernstein en 2004 portant sur l’impact de cette croissance sur la situation socio-économique indiquent que cette performance n’a pas été pro-pauvre et qu’elle a en plus approfondi les inégalités. Cette situation ne serait pas le simple fruit de la ségrégation et de l’apartheid. Elle résulterait davantage des politiques mises en place par les autorités pour mécaniser le secteur agricole et intensifier le processus d’industrialisation. La période de ségrégation et d’apartheid a été marquée par une confiscation de terres au profit de la minorité blanche, qui a introduit des méthodes modernes pour la production, contraignant cette main d’œuvre – constituée essentiellement d’autochtones et pas toujours qualifiées – à s’orienter vers le secteur minier  ou industriel, détenus par les plus riches ou à émigrer.

Il faut préciser à ce niveau que ce sont ces deux secteurs, très intensifs en capital, qui ont surtout bénéficié de la politique d’industrialisation de l’époque de l'arpatheid.  Par voie de conséquence, les populations (essentiellement noirs), exclues de leur terre, ne pouvaient être absorbée par ces deux secteurs et ce d’autant plus qu’elles n’avaient aucune qualification professionnelle. Le peu de travailleurs absorbés par ces secteurs ne percevait pas un revenu capable de favoriser leur sortie de la précarité (Moris, 1980). Plus généralement, cette période fut marquée par une inégalité dans la distribution des ressources, y compris dans la répartition spatial : les blancs, concentrés dans les zones géographiques les plus prolifiques alors que les noirs étaient concentrés dans des zones éloignées du centre des affaires et de l’activité économique en général.

La politique du gouvernement après l’abolition de l’apartheid n'a guère rétabli l'égalité des chances. La stratégie ne consistait pas en une destruction du mécanisme de discrimination dans la distribution des richesses ; l'Etat a considéré qu’en mettant en place un cadre propice pour une croissance inclusive, cela devrait permettre aux populations les plus pauvres de sortir de la pauvreté (Nattrass, 2001 ; McCord, 2005). Il n’a pas tenu compte du clivage créé par la période d’apartheid, qui a laissé ses derniers sans ressources, sans qualification professionnelle, les rendant incapable d’entreprendre ou de s’insérer sur le marché du travail. Conséquence de cette stratégie, les plus riches se sont davantage enrichis et des barrières encore plus importantes – économiques cette fois-ci– ont complètement obérés l’insertion des plus marginales sur le marché, contribuant ainsi à exacerber leur situation.

Somme toute, les BRICS considérés comme des exemples en matière d’émergence économique et d’amélioration des conditions de vie, ne sont pas des champions en matière de réduction de la pauvreté et des inégalités. Si certains d’entre eux ont pu contenir la pauvreté (Chine, Inde, Brésil), leurs performances économiques ont été accompagnées d’un approfondissement des inégalités (Inde, Chine). L’Afrique du sud quant à elle fait face à un niveau de pauvreté et d’inégalité encore très importants. Toutefois, leurs expériences constituent pour les pays d’Afrique subsaharienne, dont une majeure partie aspire à l’émergence, un repère pouvant contribuer à la définition de leur stratégie de développement. Un prochain article s’attachera donc à exposer un ensemble de mesures, inspirées de la trajectoire actuelle des BRICS.

Foly Ananou

férences

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Deaton A. et Dreèze J. (2008). Food and nutrition in India : facts and interpretations. Princeton, NJ: Center for health and wellbeing, Princeton University

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Neri M (2011). Os emergentes dos emergentes : reflexoes globais e açoes locais para a nova classe media Brasileira. Rio de Janeiro : CPS/FGV.

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