L’épreuve de force était attendue et redoutée. Elle a bien eu lieu, mais son issue aura créé la surprise… et des remous. Jean Ping, président sortant de la Commission de l’Union africaine (UA), et favori présumé à sa réélection, a finalement concédé sa défaite au terme du 19e sommet de l’UA à Addis-Abeba le 15 juillet dernier. Le diplomate gabonais a pourtant cru jusqu’au bout qu’il pourrait emporter la décision. En vain. C’est donc Nkosazana Dlamini-Zuma, candidate de la nation Arc-en-ciel qui a prévalu. Mais l’épisode aura laissé des traces dans la mesure où l’Afrique du Sud a délibérément piétiné certains codes jusque-là en vigueur dans l’univers diplomatique feutré de l’institution panafricaine. Il avait ainsi toujours été entendu de façon tacite que la présidence de la Commission reviendrait à une « petite » nation. Subterfuge trouvé pour neutraliser les intérêts parfois antagonistes et préjugés égoïstes des poids lourds du continent (Afrique du Sud, Nigeria, Egypte…). De même assez étrangement, ce poste était en général la chasse gardée de l’Afrique francophone.
Ces codes volent en éclat puisque c’est désormais une ressortissante anglophone du géant économique africain qui dirigera l’Union africaine. Un changement d’époque et de style qui fait dire à certains que c’est la Force qui dicte sa loi au détriment des règles de bienséance non-écrites. Et qui nourrit une appréhension quant aux intentions réelles de l’Afrique du Sud, que d’aucun voit utiliser l’UA pour servir ses propres intérêts, et non ceux de l’Afrique dans son ensemble. Un procès d’intention qui devra tôt ou tard être confronté à la réalité des faits. Cette victoire à la Pyrrhus de Nkosazana Dlamini-Zuma est néanmoins une authentique consécration quant à l’accession des femmes au pouvoir. La sud-africaine rejoint ainsi d’autres illustres représentantes (Ellen-Johnson-Sirleaf, Fatou Bensouda, Joyce Banda…) dans le cercle encore restreint des femmes africaines de pouvoir. Le passage de flambeau entre Ping et Nkosazana Dlamini-Zuma traduit en tous cas une forme de rupture, ne serait-ce qu’au niveau du style de ce que pourrait être l’exercice du pouvoir. En revanche, il y a tout lieu de penser que les faiblesses intrinsèques de l’Union africaine continueront de perdurer pendant encore longtemps.
Un changement de style
Avec l’arrivée de Nkosazana Dlamini-Zuma, il y a tout lieu de penser que la méthode va changer. Pédiatre de formation et militante active de l’ANC durant l’Apartheid, la nouvelle présidente de la Commission de l’Union africaine aura été de tous les gouvernements depuis les premières élections multiraciales de 1994 en Afrique du Sud. Ministre de la Santé sous Mandela (1994-1999), des Affaires étrangères sous Mbeki (1999-2009), avant de finalement prendre le portefeuille de l’Intérieur (2009-2012) sous la houlette de son ex-époux, l’actuel président Jacob Zuma. Elle est sans conteste une apparatchik de l’ANC. La femme probablement la plus influente du pays après la figure tutélaire qu’est Winnie Mandela, ancienne compagne de Nelson Mandela et figure de proue de la lutte anti-Apartheid. Surnommée la « Dame de Fer », Nkosazana Dlamini-Zuma est connue pour sa poigne et sa détermination… tout autant que pour son manque de tact et son refus de compromis. Un caractère qui pourrait s’avérer à double tranchant.
Elle arrive à la tête d’une Union africaine en manque de repère et qui se cherche plus que jamais. Elle a pour elle une solide expérience à la tête de ministères régaliens de la première puissance du continent, et une bonne connaissance des dossiers internationaux. Bien qu’étant un exercice périlleux et hautement incertain, il serait tentant d’extrapoler une possible gouvernance Dlamini-Zuma à la tête de l’Union africaine à l’aune de ses actes passés, de son bilan. S’agissant de sa longue période ministérielle en Afrique du Sud (depuis 1994), la plupart des observateurs s’accorde à dire qu’il s’agit d’un inventaire en demi-teinte. Au ministère de la Santé, elle aura lutté en faveur des pauvres avec des soins gratuits pour les moins de 6 ans, interdit la publicité pour le tabac, et favoriser l’importation de médicaments génériques moins chers. Sans pour autant réussir à réformer en profondeur le système de santé, qui s’est progressivement délité. Un temps attaquée par les médias suite à un scandale (avec la commande par son ministère d’une comédie musicale visant à lutter contre le sida, payée par le contribuable mais jamais montée) et très sensible à la critique, Dlamini-Zuma avait alors souvent paru sur la défensive, prête à limoger quiconque élevait la voix autour d’elle plutôt que d’admettre ses erreurs.
Aux Affaires étrangères pendant une décennie (1999-2009), elle aura privilégiée une diplomatie tranquille, fondée sur la stabilité et le bon voisinage avec ses voisins, notamment le Zimbabwe de Mugabe qui se voyait progressivement mis au ban de la communauté internationale. Et dont les habitants émigraient par millions vers le grand voisin du Sud. A son actif doivent être citées la négociation d’un accord de paix en RDC (signé à Sun City en 2002), et la nomination de nombreuses femmes à des postes d’ambassadeur. En revanche, elle a confirmé sa réputation de ministre intraitable et autoritaire, usant jusqu’à la corde directeur de cabinet après directeur de cabinet. Adepte aussi de la politique du fait accompli, prenant souvent des décisions sans consulter ses différents partenaires. Enfin, avec l’accession de Jacob Zuma à la présidence en 2009, elle a héritée du ministère de l’Intérieur, chargée à ce titre de remettre de l’ordre dans l’une des administrations les plus inefficaces et corrompues du pays. Un poste qu’elle quitte après seulement 3 ans pour la présidence de la Commission de l’Union africaine. Avec là aussi des résultats en demi-teinte (le taux de criminalité sud-africain reste parmi les plus élevés de la planète).
De grands défis à relever
Nul ne pourra dire que le nouveau poste de Dlamini-Zuma est une sinécure. A la mesure des besoins du continent, les défis à relever sont immenses. Et la marge de manœuvre très faible. Portée sur les fonts baptismaux en juillet 2002 à Lusaka (Zambie) à l’initiative des anciens présidents du Nigeria Olusegun Obasanjo, d’Afrique du Sud Thabo Mbeki et du guide libyen Mouammar Kadhafi, l’Union africaine était censée faire oublier son aînée agonisante, l’Organisation de l’unité africaine (OUA). La nouvelle institution panafricaine s’était fixé des objectifs très ambitieux: promotion de la démocratie et des droits de l’homme, stratégie ambitieuse de développement à travers le continent (notamment au travers du programme NEPAD).
Une décennie a passé et les chefs d’Etat initiateurs de l’UA ont depuis disparu de la scène politique. Mais les difficultés précédemment rencontrées par l’OUA ont elle perduré. En dépit de l’élan initial et de la bonne volonté affichée par les principaux dirigeants africains, la nouvelle mouture de l’organisation continentale n’a guère convaincu jusqu’à présent. Et le pouvoir du président de sa Commission est en l’état actuel des plus réduits. Contrairement à la Commission européenne dont la fonction principale est de proposer et mettre en œuvre les politiques communautaires, son homologue africaine n’a aucun pouvoir. La dénomination de Secrétariat exécutif lui conviendrait sans doute mieux. Ce recadrage sémantique peut sans doute paraître cruel, mais c’est malheureusement la façon dont la plupart des chefs d’Etat du continent perçoivent la Commission de l’UA. Et la force de caractère ainsi que l’opiniâtreté de Dlamini-Zuma ne seront sans doute pas de trop pour tirer de l’inertie l’institution panafricaine. Son dynamique prédécesseur Alpha Oumar Konaré, premier président de la Commission de l’UA, paré de son statut d’ancien chef d’Etat et chantre d’une Afrique forte et unie, s’y était en son temps déjà essayé. Sans succès. Jean Ping aura eu le bon goût de ne pas jouer les troubles-fête et de se contenter de jouer le rôle de caisse-enregistreuse des décisions prises par d’autres. On a le bilan qu’on peut.
A cette faiblesse patente de pouvoir de la Commission de l’UA, on ajoutera le fréquent immobilisme des chefs d’Etat et le manque criant de moyens de l’institution (le budget prévu de l’UA, qui représente un continent d’un milliard d’habitants, est de 280 millions $ pour l’exercice 2013, financé en grande partie par les partenaires étrangers. A titre de comparaison, la Commission européenne dispose d’une enveloppe de 147.2 milliards € en 2012 pour gérer les intérêts d’une communauté regroupant 500 millions d’individus, intégralement financée par ses états membres). Le siège flambant neuf de l’UA, inauguré fin janvier 2012 à Addis-Abeba et d’un coût de 200 millions $, a ainsi été intégralement financé et construit par la Chine. On reconnaîtra là certainement la générosité (pas forcément désintéressée) de l’Empire du Milieu. Mais on s’étonnera surtout de constater qu’aucun des 54 pays du continent n’est jugé bon de contribuer, si modestement soit-il, à ce projet censé représenter une Afrique fière et souveraine. Cette combinaison de facteurs (pouvoir réduit de la Commission, immobilisme et influence centrifuge des dirigeants du continent sur les grandes questions, faiblesse des moyens) aboutit à une difficulté structurelle réelle lorsqu’il s’agit de se positionner et d’agir de façon décisive sur les événements impactant certaines régions (Mali, RDC, Soudan, Zimbabwe, Madagascar, Printemps arabe…).
On l’aura bien compris, les dossiers brûlants ne manquent pas pour les débuts de Nkosazana Dlamini-Zuma à Addis-Abeba. A 63 ans, elle a certes l’expérience et la poigne que nécessite son nouveau poste. Mais sa véritable réussite résidera dans sa capacité à pouvoir donner (enfin) un vrai pouvoir effectif à la Commission qu’elle dirige. Et sans se mettre à dos les chefs d’Etat, habitués à être traités en seigneur et attachés à conserver leurs prérogatives. Une vraie gageure, aux difficultés évidentes, mais qui si elle était relevée, permettrait à la nouvelle présidente de la Commission de définitivement faire entrer son institution dans le grand jeu géopolitique continental. Et d’inscrire son nom dans l’Histoire. Le vœu d’une « Afrique dotée institutions fortes et non plus d’hommes forts », cher au président Obama (discours d’Accra en 2009) aurait alors été réalisé.
Jacques Leroueil