La CEMAC : l’anti-modèle de zone d’intégration africaine

Siège de la CEMAC à Bangui (Centrafrique)

Portée officiellement sur les fonds baptismaux en mars 1994, la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (composée du Cameroun, de la Centrafrique, du Congo-Brazzaville, du Gabon, de la Guinée-Equatoriale et du Tchad) n’est cependant entrée en vigueur qu’en juin 1999. 5 longues années pour arriver à trouver un consensus politique a minima et mouvoir le projet d’intégration régionale voulu par les pays membres. Un démarrage laborieux qui semble avoir durablement déteint sur le fonctionnement de la CEMAC. Entre lenteurs et désaccords, querelles de clochers et projets communs mis au placard, scandales et climat de méfiance, la CEMAC doit près de 20 ans après sa création relever nombre de défis pour enfin s'imposer comme un acteur régional crédible en Afrique centrale. 

Un projet d'intégration mal en point

Après plus de 2 ans d’atermoiements, la 11e session ordinaire de la Conférence des Chefs d’Etat de la CEMAC à Brazzaville, tenue le 25 juillet 2012, était très attendue, tant les sujets de contrariété et les motifs de dissension abondent. Certes, il y a eu incontestablement quelques avancées dans la voie de l’intégration. Les institutions communautaires ont été, ou mises en place (Cour de Justice, Secrétariat exécutif, Commission interparlementaire) ou consolidées (Banque des Etats de l’Afrique centrale et Banque de développement des Etats de l’Afrique centrale). Une zone de libre-échange ainsi qu’un tarif extérieur commun ont été institués, et des règles communes ont été adoptées en matière d’investissement et de concurrence. Mais au-delà des déclarations circonstanciées des uns et des autres, restent les actes. Et ceux-ci donnent à voir une réalité moins attrayante. 

Ainsi, en dépit du cadre réglementaire mis en place, les dispositions communautaires ne sont le plus souvent que partiellement appliquées par les états membres. Derrière une façade lisse de discours fédérateurs, chaque pays défend farouchement ses prérogatives nationales et considère avec suspicion toute réglementation commune qui pourrait empiéter sur sa souveraineté. Cas emblématique entre tous, la question de la libre-circulation des biens et des personnes : bien que théoriquement garantie au sein de la zone CEMAC pour les ressortissants des pays membres, elle n'a jamais été mise en œuvre. Un blocage dû tant à un manque de volonté politique qu'à la crainte nourrie par les nations les plus favorisées (Guinée-Equatoriale et Gabon notamment) d'être "submergées" par un flot incontrôlé de migrants non désirés. Du reste, le passeport CEMAC commun à tous, ambition vieille de plus d'une décennie, n'est toujours pas opérationnel. Une illustration éclatante des limites du projet d'intégration de la CEMAC en l'état actuel des choses. 

Tableau comparatif entre organisations régionales africaines

Quant aux principaux projets communautaires, ils sont eux aussi en panne. Annoncé depuis plusieurs années, le rapprochement entre la bourse camerounaise du Douala Stock Exchange (DSX) et la Bourse des valeurs mobilières d’Afrique centrale (BVMAC, située à Libreville) est enlisé dans d'interminables contretemps. La fusion, si elle devenait effective, donnerait naissance à une Bourse régionale unique dont le siège serait à Libreville (Gabon). Une décision politique qui aura fait l'objet d'intenses tractations, et qui passe très mal auprès des intervenants financiers. Ces derniers pointant du doigt (à juste titre) la primauté du DSX (volume de transactions, taille du marché, vivier plus important de personnel qualifié) sur son homologue gabonais. Toutes les grandes institutions financières internationales (Banque africaine de développement, Fonds monétaire international et Banque mondiale) ont été sollicitées pour proposer un plan de rapprochement accepté par les deux parties. Mais pour l'heure, pas d'avancée significative. En somme, la partie est loin d'être gagnée. 

Air Cemac, le futur transporteur aérien régional, attendu là-aussi depuis longtemps, devait pour sa part démarrer ses activités avant l'été 2010. Mais la compagnie en devenir est toujours clouée au sol. La faute principalement à une absence d'accord entre toutes les parties prenantes. Tant de la part des Etats membres de la CEMAC que des partenaires privés (l'opérateur South African Airways qui devait initialement s'engager comme partenaire stratégique de la compagnie communautaire a opté pour une simple assistance technique, avant de finalement jeté l'éponge au profit d'Air France). Aux dernières nouvelles cependant, le démarrage des activités serait proche. Après tant de faux départs, un espoir raisonnable semble permis. 

Autre cheval de bataille de l'intégration : le plan de développement régional qui passe par des programmes économiques communautaires. Sur ce point, on ne pourra que constater également le retard de l’Afrique centrale. Notamment lorsque la CEMAC est comparée à son homologue ouest-africaine, l'UEMOA. Ainsi, sur la période 2006-2010, l'UEMOA a financé pour près de 6 milliards de $ de projets d'intégration régionale, alors que la Cemac n’a adopté son premier programme économique régional qu’en 2010, et en est toujours à lever des fonds pour financer ce plan qui vise à faire des pays de la zone des économies émergentes à l’horizon 2025. Il est parfois des comparaisons qui s'avèrent cruelles. 

Des affaires qui font tâche

En plus de son immobilisme, la CEMAC se distingue tristement par un certain nombre de scandales. Responsable de la politique monétaire de la zone CEMAC, la Banque des États de l'Afrique Centrale (BEAC) a ainsi été éclaboussée par un retentissant scandale de détournement de fonds, dévoilé pour la première fois par l'hebdomadaire Jeune Afrique en septembre 2009. Un vol à grande échelle portant sur plus de 31 millions d'euros et qui aura impliqué de près ou de loin la plupart des hauts dirigeants de l'institution. Depuis, le ménage a été fait, de nombreuses têtes sont tombées (notamment celle de l'ancien président de la BEAC, Philibert Andzembé) et les procédures de contrôle ont été renforcées. Mais le grand procès rêvé par certains n'aura probablement jamais lieu. Sans parler de l'argent public volatilisé, définitivement perdu. Une regrettable histoire qui vient jeter encore un peu plus le doute sur la BEAC, déjà fréquemment décriée pour les récurrents problèmes de pénurie de monnaie dans la zone CEMAC.

Dernière affaire en date, "l'affaire Ntsimi", du nom du président camerounais de la Commission de la CEMAC. Déclaré persona non grata par les autorités centrafricaines qui refusaient depuis mars 2012 de le voir à Bangui, pourtant siège de la CEMAC, Antoine Ntsimi a finalement été débarqué. En vertu du principe de la rotation alphabétique qui permet à chaque pays membre de la CEMAC de pouvoir placer à tour de rôle ses ressortissants à la tête des principales institutions, la présidence de la Commission devait échoir à un ressortissant centrafricain à la fin du mandat de Ntsimi. C'est à dire cette année. Mais faisant fi de son précédent engagement de ne pas se représenter, Antoine Ntsimi a fait campagne pour pouvoir obtenir un second mandat. C'était trop en demander pour nombre de Chefs d'Etats, à commencer par le centrafricain François Bozizé. Et c'est finalement la candidature de compromis du congolais Pierre Moussa qui a été choisie. Une arrivée à la tête de la CEMAC qui se fait dans une atmosphère délétère. 

Pierre Moussa, le nouveau président de la Commission de la  CEMAC

La nouvelle équipe dirigeante aura assurément fort à faire. Près de deux décennies après son instauration, la CEMAC connaît une crise profonde et se cherche toujours. Non pas que le modèle d'intégration régionale soit devenu inadéquat et anachronique. Bien au contraire, dans un contexte mondialisé et concurrentiel, cette logique d'intégration est plus que jamais indispensable. Mais aussi longtemps que la CEMAC subira un mode de fonctionnement qui la dessert plus qu'il ne la sert, les meilleures intentions seront vaines. C'est la méthode qui est à revoir de fond en comble.

Une méthode où les intérêts individuels doivent s'effacer devant le bien commun, et les considérations managériales prévaloir sur les agendas politiques des uns et des autres. C'est l'efficacité d'ensemble qui est recherchée et non l'obtention d'avantages personnels. Un sacrifice consenti qui ne va cependant pas de soi. Le cas de la CEMAC est là pour nous le rappeler. En Afrique centrale, derrière les communiquées officiels lénifiants et les effets d'annonce, c'est encore le règne du chacun pour soi. Les vieux crocodiles (ou leur progéniture) qui occupaient les premières places dans le marigot politique au moment de la création de la CEMAC sont toujours là (Biya, Obiang Nguema Mbasogo, Sassou Nguesso, Deby Itno, Bongo fils). Des chefs qui s'observent et se jaugent, défendant jalousement leur pré carré. Et pour qui le maintien du statut quo sera toujours préférable à tout changement impromptu.  

Les potentialités de la région sont pourtant évidentes : abondance des ressources naturelles, cours des matières premières structurellement bien orientés, vaste territoire, pression démographique faible…. Sur la simple comparaison du PIB par habitant, les ressortissants de la CEMAC sont ainsi plus riches (environ 1500 $) que ceux de la zone UEMOA (environ 800 $) ou de la Communauté d'Afrique de l'Est (500 $). Mais les chiffres ne sont pas tout. On l'aura bien compris, la volonté de coopérer et de faire résolument avancer les chantiers communautaires importe plus que toute autre considération. Aussi longtemps que les dirigeants actuels de la CEMAC douteront du bien-fondé de cette démarche "solidaire", il y a tout lieu de craindre que la CEMAC reste à la traîne. Puisse l'avenir infirmer cette prédiction.

Jacques Leroueil