Le père de la spiritualité politique marocaine est décédé

yassineIl arborait souvent son chapeau traditionnel marocain et sa tunique de religieux. Son sourire facile et ses petits yeux brillants lui donnaient un aspect sympathique, tandis que sa longue barbe blanche lui conférait un air d’ascète contemplatif. Celui qui, pour le pouvoir établi, incarnait la menace islamiste, était aussi un amateur de violon et de poésie, un gnostique qui consacrait son temps à la lecture et à la méditation. Abdessalam Yassine, fondateur du mouvement Justice et Bienfaisance, est décédé jeudi 13 décembre. Il a été inhumé le lendemain au cimetière des Martyrs de Rabat, après une procession de deux kilomètres qui a réuni plusieurs dizaines de milliers de sympathisants. Chef de file et guide spirituel, depuis sa création en 1973, de la jamâa islamiya Al’adl wal-Ihssane, la figure de l’imam est très controversée.

Si le Parti de la Justice et du Développement, qui a remporté les législatives de novembre 2011, est le seul parti islamiste reconnu dans le pays, il ne faut pas minimiser l’importance de Justice et Bienfaisance. Le mouvement, seulement toléré et tenu à l’écart du gouvernement, dispose en effet d’un réseau très étendu (on compte plusieurs centaines de milliers de partisans et de sympathisants), d’une capacité de mobilisation très forte, et constitue une des principales forces politiques du pays. Abdessalam Yassine a durant quarante ans incarné l’opposition farouche à la monarchie, le mûrshid (guide) ayant toujours refusé de reconnaître le titre constitutionnel d’Amir al-mouminin (prince des croyants) attribué au monarque, titre honorifique que les rois Hassan II et Mohamed VI n’ont pas, selon lui, la légitimité de porter. Son projet d’établir un État démocratique islamique est un projet non-violent qui s’inscrit dans le contexte d’émergence des partis islamistes du monde arabo-(berbéro)-musulman.

Le khûbzi qui devint soufi

Né en 1928 à Marrakech, de parents analphabètes, Abdessalam Yassine a débuté son apprentissage dans une zaouïa, auprès du professeur Mohammed Mokhtar Soussi qui était à ses yeux « un érudit, un historien, un juriste, un grand poète dont la poésie est sans équivalent ». Son temps, il l’occupe à la mémorisation du Coran. Ensuite viendront l’exégèse du livre saint, l’étude de la tradition prophétique et de la langue arabe. Il poursuit son cursus à l’institut Ibn Yusuf, affilié à la prestigieuse université Al Qaraouiyine de Fès, et se présentera à l’école des enseignants de Rabat où il décroche un diplôme de professeur d’arabe avant de devenir inspecteur académique à Casablanca.

Jusqu’au milieu des années 1960, Abdessalam Yassine affirme n’avoir été qu’un « khûbzi ». Khûbz signifiant pain en arabe, il dit donc ne s’être soucié que de son pain quotidien. La politique, l’actualité et le monde arabe, notamment la création de l’État d’Israël, ne l’intéressent pas. Seule sa carrière lui importe. Rien ne le prédisposait donc à rencontrer Dieu. Le futur guide vit pourtant, en 1965, une « crise spirituelle » qu’il décrira plus tard de la façon suivante : « J'avais environ quarante ans quand Dieu, le Miséricordieux, le Compatissant, a réveillé le croyant que j'étais. Mon cœur avait soif, et la vérité de l'essence et de la destinée occupait ma pensée tout entière. (…) Ô Seigneur, comment Vous chercher ? » Cette dernière interrogation rappelle cette prière, mythique et mystique, d'un Saint-Augustin : « Dis-moi où regarder pour Te voir », confessant ainsi cette sienne inaptitude à résoudre le mystère de Dieu. Abdessalam Yassine poursuit : « Qui m'élèvera aux stations de la perfection spirituelle ? Ma douleur était exacerbée, je me suis détesté, j'ai invoqué et pleuré Dieu, le Roi, le Concédant. Et dans toute sa grâce Il m'a entouré d'un groupe de Ses « proches » ('Arif billah), en compagnie desquels j'ai passé quelques années. » Ces « proches » dont il parle, ce sont les frères de la Qadiriya Boutchichiya, une confrérie implantée au Maroc depuis des siècles. Et c’est auprès d’El-hajj al-'Abbas et de son fils Sheikh Hamza, deux maîtres spirituels très influents, qu’il s’initie au soufisme.

Abdessalam-Yassine-934Son activité spirituelle devient très intense, le dhikr – le rappel régulier de Dieu par la prière, la lecture du Coran et l'invocation – absorbe tout son temps. Les frères se réunissent régulièrement, suivent les prêches des maîtres, lisent des passages du Coran et invoquent Dieu. Conformément à l'exhortation prophétique, Abdessalam souhaite se rapprocher de l'Un par la méditation et la pratique régulière des préceptes de l'Islam. Pour le soufi, le rituel du corps est lié au rituel de l'âme car la vie n'a de sens que si elle incarne en ce monde le verbe et l'esprit du divin. Abdessalam Yassine définira le soufisme comme la voie de l’« abstinence », car le détachement du monde matériel est un premier pas vers la Proximité intime de l’Un, de la « nostalgie de l’au-delà et de la préparation à la rencontre de Dieu ». Une éducation où la science côtoie l’expérience mystique, où résonnent en choeur les voix du cœur, de la foi et de la raison.

À la mort de son maître spirituel, l'imam constate au sein de la târiqa (voie) Boutchichiya des pratiques qui s'éloignent, selon lui, du message originel d'El-hajj al-‘Abbas et de la tradition prophétique (sûnna). Peut-être constatait-il que l'âme de la confrérie soufie s'était éteinte lorsque celle d'al-'Abbas était entrée dans l'éternité.

L'Islam ou le déluge, lettre ouverte au roi Hassan II

Abdessalam Yassine s'écarte de la voie sans jamais en délaisser l'esprit et s'engage dans le jihad, une lutte sans merci contre le pouvoir qu'il juge corrompu et illégitime. Après le jihad du nafss (âme) – la lutte ou la quête intérieure de l'âme vers la proximité de Dieu – Abdessalam Yassine souhaite lutter auprès des hommes contre un pouvoir de plomb. Le devoir du musulman, pense-t-il, est d'exhorter son dirigeant à maintenir son pouvoir et son peuple sur le chemin de l'Islam. Une période de jihad politique de plusieurs décennies s'ouvre alors. Ses deux premiers ouvrages, publiés en 1971 et 1972, L'Islam entre l'appel à Dieu et l'État et L'Islam demain posent les jalons de son engagement politique.

Mais c'est en septembre 1974, avec sa lettre ouverte au roi, au titre provocateur, L'Islam ou le déluge, que l'imam s'attaque frontalement à Hassan II. Deux années seulement après le putsch manqué du général Oufkir, dans un contexte de suspicion voire de paranoïa gouvernementale et de pouvoir arbitraire, le roi reçoit cette missive violente d'une centaine de pages. Avec l'éloquence d'un Sayyid Qotb, cet intellectuel qu’il admirait et qui avait en Égypte rejoint les rangs des Frères Musulmans, l'auteur dénonce la fitna, le désordre, et la corruption, et exhorte le roi à appliquer la shûra, principe de démocratie directe, et à mettre ainsi fin à son pouvoir arbitraire. Plus tard Abdessalam Yassine s'inspirera de la révolution iranienne de l'imam Khomeiny, fondateur de la république islamique, et du principe de Welayat al-Faqih, système politique fondé sur le pouvoir légitime d'un juriste-théologien, guide suprême issu du clergé. Pour l'heure, il est emprisonné pendant presque quatre ans sans jugement. À sa libération, il retourne à Marrakech, sa ville natale, mais les autorités, redoutant la portée de ses prêches, lui retire l'autorisation d'officier dans sa mosquée. Le mûrshid retournera en prison en raison de ses discours tenus contre le roi avant d'être assigné à résidence surveillée.

« Il s'agit d'islamiser la modernité, non de moderniser l'Islam »

Le mouvement d’Al'Adl wal-Ihssane est connu en français sous le nom de Justice et Bienfaisance. Le terme Ihssane a un sens religieux, mystique et social puisqu'il désigne à la fois la station spirituelle la plus élevée chez les gnostiques musulmans, chiites comme sunnites, et l'engagement sincère et véritable dans la société. Le parti opère depuis 1973 à la fois sur le terrain de l'action sociale (santé, éducation, formation), d'où une popularité grandissante au Maroc, que sur le terrain religieux par la da'wa, l'enseignement de la religion par le prêche et l'organisation de cercles religieux à travers le pays. La lutte est donc spirituelle et temporelle. Le but est d'éduquer le musulman pour changer la société. Le changement doit venir du bas, du peuple. Il s'agit de purifier, à la racine, la société, touchée par les maux de la corruption et de la fitna et défiée par les problèmes sociétaux contemporains : les effets du capitalisme libéral, l’absence de perspective pour la jeunesse marocaine, l’individualisme, la place de la femme dans la société, la corruption, etc. Il faut « islamiser la modernité » par l’établissement d’un califat islamique et l’union des pays musulmans, car Abdessalam Yassine est nostalgique d’un âge d’or islamique.

moroccan-islamist-opposition-chiefjpgLa réforme, Abdessalam Yassine l’engage d’abord par la formation de ses disciples car il est le guide spirituel de milliers de fidèles qui suivent ses enseignements. Le rapport du disciple à son maître est, chez les soufis, un rapport sacré, fondé sur la confiance et l’obéissance. Ainsi le mûrshid ne cessera jamais d'écrire, sur la théologie, l'histoire, l'économie et l'actualité, tentant de prendre part à tous les débats de la société marocaine. Une série d'ouvrages vise à définir les fondements de la pensée théologique et politique de l'imam et la méthode de son mouvement. Parmi eux : La Méthode prophétique (1982), considérée comme la charte de son parti, Les considérations sur la jurisprudence et l'histoire islamiques (1990), exposition des fondements et de la construction de la législation musulmane, et Al-Ihssane (l'excellence spirituelle, 1998). D'autres ouvrages viennent quant à eux répondre à des questions de société, notamment sur l'intégration des femmes dans le mouvement de réforme islamique, en témoigne son Guide pour les femmes croyantes paru en 1996. Toute une réflexion est aussi menée sur la modernité et son rapport à l'Islam, ainsi paraissent Dialogue du passé et de l'avenir en 1997 et Islamiser la modernité en 1998, ouvrage fondamental, l'un des seuls traduits en français que la communauté marocaine expatriée en Europe se procurera en masse.

Chaque ouvrage s’appuie sur la tradition prophétique et sur le livre saint, en dégage l’esprit, et tente d’exposer les défis de la société contemporaine et d’y répondre. Ainsi, le projet est complet, il est d’abord spirituel car il vise une éducation profonde des citoyens, politique car il pose comme but ultime l’établissement d’un califat islamique et d’un État démocratique, et social étant donnée la place importante attribuée depuis quarante ans à l’éducation, la santé et les oeuvres caritatives en tout genre.

Justice et Bienfaisance fait partie de ces mouvements islamistes qui ont très tôt fait le pari de la démocratie. Dès sa création son leader a posé la shûra, système de délibération et d’élection libre, comme principe fondamental du parti. Même s’il n’est toujours pas reconnu, le mouvement dispose de son siège, de ses bureaux, d’un site internet et de réseaux très étendus. Son influence au sein du pays est très forte. L’historien Pierre Vermeren et le politologue François Burgat ont affirmé que si des élections libres avaient lieu, la jamâa les remporterait sans aucun doute. Au Maroc, lorsqu’elle n’est pas tenue loin du pouvoir, par méfiance, l’opposition est intégrée et contrôlée au sein du jeu politique. Il en est ainsi du PJD, seul parti islamiste reconnu par le gouvernement.

Souvent les questions médiatiques sur l’islamisme sont mal posées et les termes utilisés mal choisis. Ainsi, l’on se demande trop souvent si l’Islam est soluble dans la modernité, si la religion s’oppose à l’État et à la laïcité, si la femme musulmane est libre en Islam, si le mouvement n’est pas une menace pour la société marocaine, ou s’il ne va pas avilir le peuple sous le poids de la shari’a, ou encore s’il interdira l’alcool et imposera le voile aux femmes. Or, ce ne sont pas les débats qui ont cours ni dans la société marocaine ni au sein du mouvement. Les priorités sont sociales (éducation, logement, santé) et politiques. Les islamistes sont ancrés dans la société marocaine, et s’ils veulent la transformer, c’est de l’intérieur. La religion est une source d’inspiration, comme le marxisme ou le socialisme l’est pour les mouvements de l’opposition de gauche. Les réponses apportées par la jamâa aux défis contemporains ne sont pas strictement religieuses. Ainsi le discours du mouvement a évolué, il s’est continuellement adapté aux défis nouveaux (et profondément séculiers!) du peuple marocain. L’islamisme n’est pas une nébuleuse conspirationniste qui voudrait ramener le monde dix siècles en arrière. Il puise dans la tradition prophétique, selon Abdessalam Yassine, l’inspiration qui permettra de résoudre les problèmes contemporains. Islamiser la modernité, c’est observer le monde à la lumière de l’Islam. Aux Marocains d’approuver ou de désavouer ce projet de « spiritualité politique », nom que Michel Foucault avait donné à la révolution iranienne, mais pour cela, il sera indispensable de faire le « pari de la démocratie ».

Younes Baassou

Les citations sont issues d'une interview ou Abdessalam fait son autobiographie http://yassine.net/en/document/5266.shtml

Autre article de Terangaweb sur la thématique de l'islamisme  : http://terangaweb.com/refonder-la-politique-par-lislam-les-experiences-de-la-mahdia-et-du-jihad-dousman-dan-fodio/

L’opportunisme islamiste en Tunisie : vers le hijack d’une révolution ?

Islamistes. Voilà un mot qui en effraie plus d’un aujourd’hui, à tort ou à raison. Se revendiquant terre de tolérance depuis des millénaires, la Tunisie ne pensait pas un jour avoir à composer avec cette entité qu’on peine souvent à définir. Mais l’expérience démocratique suppose que la voie doive aujourd’hui être ouverte à tous les Tunisiens, quel que soit leur bord politique. Dès lors, le parti Ennahda s’est attelé à une lourde tâche, celle de se modeler une nouvelle réputation, et de chasser les fantômes des expériences précédentes, algérienne pour n’en citer qu’une. Seulement a-t-il réellement fait son mea culpa ?

Quand, le 30 Janvier 2011, Rached Ghannouchi (photo) – leader historique du mouvement islamiste Ennahda en exil à Londres depuis 22ans – annonçait son retour à Tunis, d’aucuns ont tiré la sonnette d’alarme. Entre fascination et répulsion, les journaux se sont emparés du personnage afin d’en percer le mystère, en en faisant de la sorte l’homme politique tunisien le plus interviewé (loin devant le président provisoire Fouad Mbazaa, invisible médiatiquement). A cette époque, celui-ci niait farouchement toute accusation d’opportunisme, se présentant comme un simple citoyen heureux de fouler sa terre patrie après vingt ans d’exil, sans ambition politique. Six mois plus tard, c’est un tout autre visage qu’il nous livre, remplissant des stades entiers et présentant un discours pour le moins lissé et édulcoré, destiné au public le plus modéré et à un Occident inquiet de voir un islamisme radical prendre racines à ses frontières. Se faisant, il nous entraine dans les coulisses d’une lutte acharnée pour la conquête du pouvoir, dont l’arène est aussi bien la rue que la mosquée…Comme l’affirme l’universitaire Raja Ben Slama, « Les islamistes font de la politique dans les mosquées et prient dans la rue ».

La mosquée, nouvelle chaire de campagne politique ?

Il est évident qu’Ennahda part avec une considérable avance sur ses adversaires, même les plus compétents, car elle dispose d’un atout de taille : la mosquée. Malgré les mises en garde du Ministre des affaires religieuses, M. Laroussi Mizouri, contre l’instrumentalisation de ces lieux de culte à des fins politiques, la réalité sur le terrain est bien différente. En effet, bien que n’incitant pas directement les fidèles à voter pour leur parti, les islamistes sapent les chances de leur antagonistes par le biais des imams qui, au nom de l’Islam, légitiment le programme d’Ennahda et critiquent avec virulence les idées des autres partis- les laïcs en particulier.

En milieu rural, cette stratégie est d’autant plus efficace que la mosquée joue un rôle pivot dans la vie sociale. Loin de rassurer, Rached Ghannouchi nourrit l’ambiguïté en affirmant que la chose politique fait partie intégrante du discours religieux. Peut-on dès lors affirmer que la campagne électorale en vue des élections en Octobre se fait à armes égales ? En incitant tout bon musulman à voter pour lui, le parti s’assure une victoire dans les urnes, sans avoir besoin de peaufiner un quelconque programme. Dans le monde de l’après 14 Janvier, peut-on réellement gagner des élections en ayant pour seul message « L’islam est la solution » ? Le passé obscur des membres d’Ennahda (agression au vitriol, complot contre l’Etat) sera-t-il mis de côté par les électeurs, partisans de la théorie de la seconde chance ? Réponse le 23 Octobre prochain.

Docteur Jekyll & Mister Hyde

Aujourd’hui, nous pouvons affirmer qu’Ennahda jouit d’une assise populaire considérable et a pris un poids conséquent au sein de la vie politique. Enchainant les meetings et les actions sociales, se présentant comme la première victime de l’ère Ben Ali et Bourguiba, il apparaît clairement que sa campagne électorale est bien lancée. Sous l’égide de son chef pour le moins charismatique, elle entame une parade de séduction au pas militaire et à un rythme soutenu. Stratégie payante et pour le moins efficace.
Cependant, ce parti est loin d’être une entité homogène, et oscille sans cesse entre deux positions antagoniques afin de satisfaire ses branches modérées et extrêmes. Cette attitude lui confère une position schizophrène, présentant un double visage, un double discours qui lasse ses détracteurs et déroute les observateurs. Ainsi, le parti nourrit l’ambiguïté en adoptant des positions mesurées (acceptation des valeurs républicaines, du Code du Statut Personnel), mais ne condamne pas fermement les actions de ses militants les plus virulents.

L’attaque contre l’AfricArt lors de la projection du film de Nadia Al Fani, Ni maitre ni Allah, n’a fait l’objet d’aucune condamnation, provoquant des remous au sein d’une majorité de la population, consternée. Dans son communiqué de presse, R. Ghannouchi a simplement « regretté l’usage de la violence » tout en qualifiant de « provocation » le film de la réalisatrice tunisienne qui avait revendiqué sur le plateau de la chaine Hannibal TV son athéisme. Comment interpréter ce contraste saisissant entre un discours lissé, peaufiné dans les moindres détails afin de satisfaire un Occident qui a les yeux rivés sur eux, et des positions pour le moins contestables dès qu’il s’agit d’évènements concrets ? Peut-on en déduire que son aile dure domine et dicte sa ligne de conduite aux plus modérés ?

Le duel Mourou vs Ghannouchi, symptôme des dissensions au sein du parti

Quiconque se fie à l’apparente cohésion qui semble caractériser le parti islamiste se trompe lourdement. Dans les colonnes de l’hebdomadaire tunisien Réalités, Zyed Krichen établit déjà ce constat en revenant sur les années d’animosité entre les « frères ennemis » Abdelfattah Mourou et Rached Ghannouchi [1]. En effet, le premier reprochait au second son manque de fermeté envers les membres d’Ennahda à l’origine des attaques de Bab Souika perpétrées en 1991 et des exactions commises durant la même période (attaque d’un hôtel, vitriol contre l’imam Brahim Ouerghi)[2]. De la sorte, si la réputation de Ghannouchi a été entachée par ces évènements, Mourou s’en sort les mains propres et est devenu une figure centrale de l’islamisme modéré, véritable fierté tunisienne. La tension est vive entre les deux hommes, chacun tentant de gagner la bataille de l’image, par chaires interposées, à l’occasion de prêches et d’interventions à la télévision pour le cheikh Mourou, et par le biais des médias pour R. Ghannouchi. Mais Ennahda, plus que n’importe quel autre parti politique, ne peut souffrir l’image d’une formation divisée, l’Umma des croyants se devant d’être unifiée sous une même bannière, sans lutte déclarée pour le pouvoir. Le combat qui oppose ces deux géants est donc une bataille discrète, que ni l’un ni l’autre n’admet ouvertement, mais dont les effets sont néanmoins visibles.

Des accusations de mauvaise foi de plus en plus nombreuses

Depuis son retrait le 30 Mai 2011 de la Haute Instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique présidée par Yadh Ben Achour, Ennahda fait couler beaucoup d’encre à son sujet. Plusieurs accusations lui sont adressées- toutes démenties par son bureau exécutif. Tout d’abord, le financement des partis. Le décret-loi prévoit l’interdiction de financement des partis politiques par des pays étrangers. Les détracteurs affirment que les pays du Golfe auraient largement contribué à remplir les caisses d’Ennahda, qui a surpris par une organisation très minutieuse de ses meetings et par les moyens qu’elle a pu déployer. Des coûts trop onéreux pour un parti resté très longtemps clandestin, selon certains.
Par ailleurs, le parti est accusé de ne pas vouloir signer le Pacte républicain– sorte de minimum vital, qui servira de base pour la future Constitution. Ce pacte réaffirme, entre autres, la séparation des champs religieux et politique, les droits de la femme, et l’identité de la Tunisie dont la langue est l’arabe et la religion est l’islam. D’autre part, les agissements des salafistes de Menzel Bourguiba- ville du gouvernorat de Bizerte à moins de cent kilomètres de Tunis- et d’ailleurs suscitent une levée de boucliers dans un climat de tension palpable en Tunisie.

Entre l’organisation de défilés de jeunes filles vêtues du niqab, les fermetures forcées de maisons closes (jusque là légales et gérées par l’Etat), la diminution de postes de vente d’alcool, les tunisiens découvrent de nouveaux interdits et tabous. Eux qui se targuent d’être les citoyens du pays arabe le plus libéral font l’expérience -douloureuse- du fanatisme religieux. Certains redoutent déjà la période du Ramadan qui approche à grands pas et, avec elle, une recrudescence de la virulence de ses partisans et de ceux du Hizb Ettahrir[3]. Jusque là, il était d’usage de voir des restaurants ouverts durant la journée pour les « dé-jeûneurs » et des femmes non voilées déambuler dans les rues de Tunis et d’ailleurs. Face à ce parti – en apparence seulement – uni et solidaire sous la bannière d’un Rached Ghannouchi imperturbable et inflexible, le Parti Démocrate Progressiste de Maya Jribi, Ettakattol de Mustapha Ben Jaafar ainsi que d’autres partis ont redoublé d’efforts et accompli un travail de fond considérable pour éviter le raz-de-marée islamiste prédit par les sondages.

 

Aïcha Gaaya, article initialement paru sur ArabsThink

 

 

Somalie : autopsie d’un Etat failli

Responsable du bureau de l'Afrique de l'Est pour le New York Times et auteur de nombreux articles sur la Somalie, le journaliste américain Jeffrey Gettleman avait en 2009 qualifié cette nation de la Corne africaine de "pays le plus dangereux du monde". Deux ans plus tard, dans son dernier rapport "Global Risks Atlas 2011", la société britannique de conseil et d'analyse Maplecroft enfonce le clou en confirmant la Somalie comme destination la plus dangereuse de la planète.  Chaos, extrême pauvreté, luttes claniques entre chefs de guerres, islamisme rampant et rétrograde, piraterie… Les mots de l'actualité le plus souvent associés à la Somalie ces dernières années traduisent avec une évidence implacable la descente aux enfers qu'a connu le pays depuis la chute du régime de Syad Barre.

Un bref retour en arrière s'impose pour bien comprendre la situation et les enjeux d'aujourd'hui. Au lendemain de la guerre froide en 1991, la Somalie assiste perplexe à la chute de l'autocrate Mohammed Syad Barre et au début de la guerre civile entre différentes factions de seigneurs de guerre. Nul ne peut alors imaginer les conséquences à long terme qui découleront de ce vide. Tant pour des raisons humanitaires que pour contrôler cette zone stratégique dominant l'accès à la Mer Rouge et à son canal de Suez, les Etats-Unis lancent en 1992 l'opération "Restore Hope". Un déploiement rapide de 25.000 soldats américains suit alors. Mais au lieu d'apporter l'espoir et la paix tant attendus, l'échec patent de cette opération ne fera qu'accentuer la situation de détresse du pays. Celui-ci se voit dès lors abandonné par la communauté internationale et laissé seul face à ses propres démons.

Deux décennies plus tard, le pays en est toujours là. Plus grand que la France et peuplé d'environ 9.5 millions d'habitants, la Somalie est un rare exemple dans l'histoire moderne d'un pays sans Etat. Ce qui en fait office, le gouvernement fédéral de transition, est soutenu à bout de bras par les quelques 7000 soldats de l'Union africaine (AMISOM). Intervention militaire panafricaine qui, en dépit des meilleures intentions du monde, ne parvient même pas à assurer un semblant d'ordre dans les rues dévastées de la capitale Mogadiscio, toujours aux mains de puissantes factions claniques et de milices islamistes. L'actuel chef d'Etat, Sharif Ahmed, est assurément un homme à plaindre, non à envier. Vivant sous perfusion de la communauté internationale, ne disposant d'une autorité effective que sur les quelques pâtés de maison entourant son palais bunkerisé, il fait face à la sécession de facto des deux-tiers du territoire national (Somaliland et Puntland). Une conscience aiguë de sa position lui ferait cruellement goûter l'ironie de son titre : Président de la république de Somalie. Maire de palais eut paru plus approprié…

Rue de Mogadiscio

Les commentateurs politiques anglophones ont popularisé la notion de "Failed State" pour décrire l'incapacité plus ou moins étendue d'un Etat à assurer ses fonctions régaliennes (sécurité intérieure, défense, justice, souveraineté financière nationale par le biais de la monnaie…). Dans les milieux francophones, la traduction française du terme « Failed State » par « État failli » (on parle aussi d'Etat "faible" ou "fragile", voire en "déliquescence") ne fait pas l’unanimité, mais rend bien compte de l’idée en vogue depuis quelques années selon laquelle les sources d’instabilité internationale se trouvent dans l’impotence d’un grand nombre d’États. Dans l'exemple somalien, cette incapacité à maintenir une structure étatique effective s'est traduite par la constitution d'un terreau fertile aux trois grands maux que connaît le pays : les guerres de clans, l'islamisme et la piraterie.

Les guerres de clans : La Somalie n'est pas à un paradoxe près. C’est un pays uni en surface, mais profondément divisé en profondeur. La population y est homogène, et les habitants parlent quasiment tous la même langue (le somali), ont tous la même religion (l’islam sunnite), la même culture et la même appartenance ethnique. Mais tout ici repose sur les clans (Marehan, Ogadeen, Dulbahante,Hawije…). Ces groupes, fondés sur les liens de parenté, doivent être appréhendés à la lumière du contexte historique de la Somalie (vaste territoire sec, caractérisé par la rareté des ressources naturelles et par une multitude de tribus nomades se faisant concurrence pour les obtenir). Ces clans s'appuient sur un strict code social, seul à même de leur fournir un ensemble commun de valeurs et d'intérêts, tout en leur assurant une protection collective. Les rivalités entre clans ont toujours existé, mais le système traditionnel, basé sur un ensemble complexe de diplomatie, échanges, responsabilités et compensations, faisait que l'ordre et la paix sociale étaient maintenus.

La nouveauté, apportée par les forces coloniales, et plus tard encore renforcée sous la férule du régime de Syad Barre, fut d'introduire l'Etat centralisé. Innovation indubitablement funeste au regard du bilan spécifique de la Somalie jusqu'à nos jours. Cet Etat centralisé devenait de facto la seule instance souveraine s'imposant à tous, et le plus souvent au mépris des précédentes conventions sociales qui liaient les différents acteurs. Mais plus que tout, le tort majeur de Syad Barre aura été de se servir du levier qu'était le pouvoir central pour détourner au profit de sa propre parentèle clanique les fruits du bien collectif. Délaissés mais perspicaces, les autres clans comprirent dès lors que qui possédait le pouvoir central détenait les "clés du coffre". La chute de Barre est un moment décisif dans l’évolution du pays. Avec lui, la seule entité capable d'imposer son autorité disparaît et les clans eux-mêmes, pour les raisons invoquées plus haut, vont se mettre à lutter avec acharnement pour l'obtention du pouvoir, source de prébendes et autres avantages. (lire à ce sujet l'excellent article "Le rôle des clans somaliens dans le conflit et la construction de la paix" de Anne Marouze et Antje Mengel ). Circonstance aggravante, les différentes factions en présence en sont arrivées à un point où elles s’accommodent volontiers de l'absence d'Etat, aussi longtemps que celui-ci ne tombe pas entre les mains d'un adversaire. L'usage pernicieux du pouvoir central a contribué a dévoyé durablement la notion de "bien commun". Mais aussi longtemps que la situation actuelle perdurera, détestable état sans vainqueur et aux innombrables perdants, la Somalie continuera à être ballottée par les vents contraires de l'Histoire. Et Mogadiscio à ressembler à un champs de bataille.

L'islamisme : C'est la seconde variable de l'équation somalienne, et pour des raisons liées à l'actualité contemporaine, elle est devenue la principale préoccupation des états-majors étrangers. Cette progression de l'islamisme en Somalie doit cependant être restituée dans le temps plus long de l'histoire du pays et non simplement au gré d’évènements récents qui pourraient parfois faire perdre le sens de la perspective. Contrairement à la logique de clans, facteur de division où chacun se retranche à l'abri de sa communauté, la religion est ici un agent unificateur qui fait le lien entre toutes les parties. Musulmane dans sa quasi-totalité, la population somalienne a vu dans sa religion un élément de stabilité et d'ordre. Point de référence ultime dans un univers où tout semble s'écrouler. Et lorsqu'au début des années 90, le monde abandonna à son sort la Somalie dans le sillage des derniers Hummers de l'armée américaine, les organisations religieuses (souvent financées par des fonds saoudiens, aux généreux bienfaiteurs adeptes d'un rigoriste wahhabisme) furent parmi les seules à ne pas quitter le navire en perdition. Outre la construction de mosquées et l'implantation d'écoles coraniques, elles mirent en place un système rudimentaire mais tangible d'action sociale, au profit d'une population désemparée et démunie de tout.

Ces organisations islamistes ont alors progressivement occupé un terrain depuis longtemps abandonné par l'Etat, créant un réseau informel de tribunaux de quartiers, instaurant un minimum d'ordre là où régnait le chaos. La charia, appliquée strictement et suivie à la lettre sous peine de sévères châtiments, fut acceptée par les différents clans. Ces derniers reconnurent alors graduellement ce réseau d'autorités religieuses (plus tard baptisé Union des tribunaux islamiques) comme une influence tutélaire devant être respectée en conséquence. Quant aux récalcitrants, ils furent chassés sans ménagement de Mogadiscio. De même, en contribuant à réinstaurer la sécurité et la stabilité, mais sans exiger d'impôts et autres taxes, en surveillant étroitement les comportements déviants des particuliers mais sans s'immiscer dans leurs affaires d'argent, l'Union des tribunaux islamiques s'assura le soutien constant des opérateurs économiques.

Miliciens de la mouvance Al-Shabab

Cette union de circonstance ne doit cependant pas faire oublier ce qu'elle a toujours été. Un rassemblement hétéroclite d'organisations religieuses ayant leur propre interprétation de l'Islam et leur propre agenda politique. Des vieux leaders modérés aux jeunes milices fanatisées et surarmées des Al-Shabab, il y a plus qu'un fossé. Tout un monde. Et ce qui avait auparavant permis son ascension collective (l'Islam comme porte-étendard commun) est finalement devenu la cause de sa chute en 2006 (la crainte de voir le pays devenir un no man's land aux mains d'une internationale islamiste). Année qui vit les troupes éthiopiennes rentrer dans Mogadiscio et metttre fin à cette courte expérience de régime islamique. Addis-Abeba n'était il est vrai que le faire-valoir d'une administration Bush à la logique manichéenne et ne s'encombrant pas des subtilités du marigot politique somalien. La nuit, tous les chats sont gris. C'est bien connu. Les troupes de l'occupant sont depuis reparties, sans rien résoudre. Et les islamistes radicaux (milices Al-Shabab en tête, ces dernières s'étant depuis jurées de rendre gorge aux mécréants, en Somalie comme à l'étranger) qui ont souvent payé le prix fort de la résistance à l'envahisseur font plus que jamais figure aux yeux d'une frange importante de la population de nationalistes déterminés à rétablir l'ordre et la cohésion sociale. Leur précédent bilan est le meilleur des arguments. Et l'embarras moral lié à la pratique de la lapidation, du sectionnement des mains pour menus larcins, la soumission de la femme au diktat masculin et autres moeurs moyenâgeuses n'a que peu de poids face à la hantise du vide et de l'anarchie. Pendant ce temps, les combats entre différentes factions ont repris de plus belle…

La piraterie : La piraterie en Somalie a défrayé la chronique au cours des dernières années, rejetant presque en arrière-plan aux yeux du grand public les autres fléaux touchant le pays (chaos, luttes claniques et islamisme, déjà évoqués plus haut). Il est vrai aussi que ces flibustiers des temps modernes s'attaquent principalement aux navires marchands internationaux qui croisent au large des côtes somaliennes. Autrement dit aux intérêts économiques et stratégiques bien compris des grandes puissances ; ce qui explique la large couverture médiatique du phénomène. La plupart des téléspectateurs a plus ou moins encore vaguement en mémoire ces images de pirates audacieux s'approchant en haute mer et à vive allure de gigantesques vaisseaux, lançant des cordes sur les ponts, grimpant à bord lourdement armés et menaçants, prenant des équipages entiers en otage et ne les libérant qu'une fois la lourde rançon versée en liquide. Ce genre d'équipée fantastique captive toujours l'imagination populaire et des forban somaliens tels que Abshir Boyah, Abdul Hassan ou Garaad Mohammed ont aujourd'hui acquis une réputation qui les rapprochent de leurs "illustres" prédécesseurs qu'étaient les Jean Bart et autres frères Barberousse.

Mais sauf exception, on ne devient jamais pirate par simple goût du défi à l'autorité. Nécessité fait loi et les anciens pêcheurs devenus bandits de haute mer le diront mieux que quiconque. L'économiste Samir Amin, dans un article intitulé "Y a-t-il une solution aux problèmes de la Somalie ?" résume fort bien cette délicate situation : "Sans doute la piraterie dans l’Océan Indien fait-elle désormais problème. Encore doit-on rappeler ici – ce qui n’est jamais dit dans les médias dominants – que cette piraterie vient en réponse à une autre qui l’a précédé. Le pillage des ressources halieutiques et leur destruction par la pollution de l’Océan Indien désormais sans restriction faute d’Etat somalien pour faire respecter les lois internationales. Les populations somaliennes de pêcheurs, qui en sont les victimes, n’avaient alors guère d’autre alternative que de se livrer à leur tour à la piraterie".

Aire de la menace pirate somalienne

Le journaliste Jeffrey Gettleman (précédemment cité), correspondant fréquent en Somalie, ne dit pas autre chose dans son article "The Pirates Are Winning!". Il est bon de rappeler que la piraterie somalienne a prospéré d'autant plus aisément que trois conditions idéales étaient réunies : l'anarchie, une profusion d'armes (héritage de la guerre froide) et une côte de 3000 km débouchant dans le Golfe d'Aden, fréquenté par plus de 20.000 navires annuellement. Enfin, contrairement à d'autres Etats également touchés par la piraterie tels que le Nigeria et l'Indonésie, les pirates de la Corne africaine disposent d'un immense hinterland où ils peuvent se replier sans difficulté, à l'abri de toutes représailles et avec le total soutien d'une population qui profite de leurs largesses. La partie est cependant devenue plus ardue, armateurs et grandes nations coordonnant désormais leurs efforts (l'opération Atalante de l'Union Européenne est la principale réponse militaire et diplomatique à ce jour) pour lutter contre la piraterie. Avec un succès tout relatif : selon des informations récentes fournies par le International Maritime Bureau, le taux de "succès" dans la prise de contrôle de vaisseaux par des pirates somaliens est passé de 12.1% à 11.6% entre 2009 et 2010. Mais la même étude constate également que les attaques de pirates ont progressé de 8.4% sur la même période. Et aussi longtemps que l'obtention de juteuses rançons sera infiniment plus lucrative que les chiches revenus dégagés par une capricieuse pêche, il est raisonnable de penser que les pirates somaliens continueront à prendre tous les risques pour décrocher le jackpot.

Les motifs d'espoir 
Alors la Somalie, terre damnée ? Dans les circonstances actuelles et après énumération des calamités touchant le pays, cela y ressemble fort. Et pourtant, s'arrêter à cela constituerait une erreur. Plus encore, une faute. Car les motifs d'espoir existent. Dans les zones rurales, loin du fracas des armes et des querelles de pouvoir des seigneurs de guerre, les populations se sont réorganisées, réactivant leurs précédentes lois coutumières et vivant tant bien que mal, mais dignement et en paix. La diaspora somalienne, constituée par les vagues successives d'exilés ayant souvent tout perdu, est aujourd'hui une puissante et entreprenante communauté forte d'environ 1.5 millions de personnes. Connaissant parfois de brillants succès économiques dans ses nouvelles contrées d'accueil (Afrique de l'Est, Europe, Amérique du Nord), elle contribue par ses transferts d'argent aux parents restés sur place et par ses investissements à maintenir debout, envers et contre tout, une nation qui à l'image du roseau de la fable "plie mais ne rompt pas". Et aussi incroyable que cela puisse paraître, dans un pays où tout semble s'être effondré, certains secteurs économiques sont florissants. Les télécoms en sont le meilleur exemple. Il n'en faut pas plus pour que certains commentateurs qualifient la Somalie de "relatif succès économique". A voir quand même ; tout est dans la mesure et l'appréciation.

En revanche, et sans faire abstraction de l'épineuse question liée à la partition de fait du pays, le jugement porté à l'égard de l'expérience du Somaliland depuis l’auto-proclamation de son indépendance en 1991 est quant à lui assurément positif. Ayant eu à faire face aux mêmes maux que le reste du pays, le Somaliland a réussi en grande partie grâce à sa faculté à faire habilement jouer les structures de concertation claniques pour parvenir à une solution globale, satisfaisant toutes les parties. Ces organes coutumiers sont dès lors devenus la solution plutôt que le problème, travaillant main dans la main avec l'Etat. Une leçon majeure pour le futur, à l'heure de réfléchir à de possibles solutions.

Prospective

Les solutions justement. Autant tout le monde s'accorde sur le diagnostic et les symptômes du mal somalien, autant le traitement à prescrire au patient fait l'objet de recommandations et d'avis divers. A l'image de la médecine, la politique est un art, non une science exacte. Samir Amin, dans son article évoqué plus haut, considère les parties somaliennes en présence (islamistes et seigneurs de guerre) comme impuissantes dans leur capacité à proposer une solution constructive sur le long terme. Il estime en revanche que les pays de la sous-région auront un rôle majeur à jouer dans le devenir de la Somalie, à commencer par le plus grand d'entre eux : l'Ethiopie. Autre analyse, autre préconisation, celle de Bronwyn Brutton. Ce spécialiste américain des questions africaines au Council on Foreign Relations est l'auteur d'un rapport intitulé "Somalia, a new approach" dans lequel il préconise le "désengagement constructif" (constructive disengagement) à l'égard de la Somalie. En clair, observer attentivement la situation du pays mais sans y prendre part, la seule exception ne pouvant être qu'une menace terroriste réelle. Ce qui n'est pas le cas présentement, les craintes des Etats-unis sur les supposées liens entre les islamistes somaliens et Al-Qaïda étant selon lui excessives, voire injustifiées. En revanche, en cas de menace avérée, frapper vite et fort. On l'aura bien compris : voilà une approche de pure realpolitik, centrée exclusivement sur les intérêts américains et que l'on traduira lapidairement par un "débrouillez-vous, je m'en lave les mains". Cette recommandation ne saurait donc être considérée comme satisfaisante.

Aucune solution digne de ce nom ne doit reposer aussi largement sur la contingence extérieure (Samir Amin), ni tomber dans un cynisme aussi étroit de grande puissance (Bronwyn Brutton). L'expérimentation réussie du Somaliland, basée sur la reconnaissance des structures claniques traditionnelles et sur la nécessité absolue de les inclure dans la recherche d'une entente globale, est à mon sens la plus belle démonstration qu'une solution nationale peut être obtenue. Solution qui s'obtiendra probablement avec une aide étrangère, mais uniquement en complément à une dynamique autochtone qui doit rester maîtresse chez elle. Et si la résolution du problème doit passer par l'inclusion au sein du gouvernement d'éléments islamistes modérés (c'est déjà le cas dans l'actuel gouvernement) et de seigneurs de guerre jouant le jeu, qu'il en soit ainsi. C'est une solution très imparfaite mais qui a l'avantage d'être immédiatement praticable. L'heure est à la reconstruction sommaire d'un Etat tant soit peu effectif, pas à la recherche d'un énième raffinement politique au sein d'une république idéale. Une approche pragmatique du cas somalien, expurgée de tout idéalisme et de bons sentiments, mais qui n’empêche pas de regarder vers l'avenir.

Une fois l'Etat définitivement consolidé et normalisé, les querelles du passé devenues caduques et la nation enfin remise en ordre de marche, les somaliens pourront regarder dans le rétroviseur de leur passé et s'interroger, interloqués, sur cette période sombre de leur histoire. A ce moment précis de l'Histoire, dans le pire exemple de désordre et de violence que le continent ait autrefois connu, l'exhortation à l'adresse de l'Afrique de se doter de "fortes institutions et non d'hommes forts" chère à Barack Obama sera devenue réalité. Le chemin est encore long, mais du moins l'horizon est-il fixé.
 

Jacques Leroueil