Les coups de projecteur médiatiques sur les crises alimentaires dans la bande sahélienne ou la famine dans la Corne du continent renvoient à des situations de détresse qui sont devenues des lieux communs du mal-développement africain. Une image de misérabilisme qui est malheureusement confortée par les faits : sur les 925 millions de personnes qui souffrent de la faim dans le monde, 300 millions vivent en Afrique. 3 africains sur 10. A n’en pas douter, la sécurité alimentaire sera l’un des grands enjeux du continent au XXIe siècle.
Une situation d'autant plus inacceptable que l’Afrique dispose d'un potentiel à la hauteur du défi. Elle importe jusqu'à 85 % de ses denrées, alors qu'elle dispose de plus de 700 millions d'hectares de terres arables non exploitées. Deux fois la superficie de la zone UEMOA… Elle a à sa disposition parmi les plus grands fleuves du monde (Nil, Congo), mais seulement 3 % de ses terres sont irriguées, contre plus de 20 % dans le monde. Son sous-sol regorge de très importants gisements de phosphates (Maroc, Sénégal, Togo…), mais la consommation d'engrais y est dérisoire (13 kg par hectare, contre 190 kg en Asie de l'Est selon la FAO). L'Afrique est la seule région au monde où la production agricole par habitant a baissé ces deux dernières décennies, avec des rendements à l'hectare en moyenne deux fois inférieurs à ceux des autres pays en développement. Une prise de conscience qui ne s’est cependant pas répercutée sur les budgets nationaux alloués à l’agriculture, les États d'Afrique ne consacrant en moyenne que 4 % de leurs dépenses publiques à ce secteur, contre 11 % à 14 % en Asie.
De la nécessité de renforcer l'intégration régionale
Cette situation n’est pourtant pas une fatalité. Et une approche régionale effective contribuerait à faire réussir le pari d’une révolution verte africaine. Ainsi, pour reprendre les exemples précédents, l’insécurité alimentaire dans la zone sahélienne renvoie d’abord aux déficiences de l’agriculture subsaharienne en général et aux limites des politiques agricoles nationales concernées en particulier (Mauritanie, Mali, Niger, Tchad, Soudan), tandis que les épisodes de famine en Afrique de l’Est sont d’abord le produit d’une absence de stabilité politique, si ce n’est d’un chaos institutionnel (Somalie). Deux cas de figure emblématiques mettant en jeu la sécurité alimentaire en Afrique et pour lesquels les projets d’intégration régionale, s’ils sont menés avec discernement et patience, produiront toujours plus de résultats qu’une stratégie nationale, par définition plus limitée.
Les défis à relever sont à la mesure des dimensions du continent, immenses. L’agriculture en Afrique, c’est 65 % de la population active pour 32 % du PIB (source : Banque mondiale). Mais traditionnelle, éloignée des grandes aires urbaines, très peu mécanisée et souvent coupée des principaux circuits commerciaux, elle a les plus grandes difficultés à nourrir les 400 millions de citadins du continent. Quant aux campagnes, les conditions y sont si précaires que les populations, réduites à l'autarcie, sont irrémédiablement frappées de disette en cas d’adversité climatique et de mauvaises récoltes. Pour peu que l’instabilité politique s’y ajoute, la situation alimentaire peut alors devenir extrêmement critique.
Des solutions existent pourtant. Ainsi, pour affermir l’agriculture africaine, il conviendrait de renforcer le droit de propriété, protéger les filières locales, augmenter les barrières douanières, instaurer de nouveaux mécanismes de financement, et investir dans les infrastructures. Autant de points pour lesquels l’intégration régionale peut apporter une réponse décisive.
S’agissant du respect du droit de la propriété, condition sine qua none pour rendre les paysans maîtres de leur sort et les intéresser à produire davantage et mieux, l’harmonisation en cours des lois et règlements (l’expérience panafricaine de l’OHADA dans le domaine du droit des affaires en est une parfaite illustration) au sein des communautés régionales africaines est déjà une réalité. En conséquence, la transparence et la prévisibilité des opérations tout autant que le cadre général des affaires tendent à progressivement s’améliorer dans les classements internationaux ( rapport annuel Doing Business de la Banque mondiale en anglais). Certes, c’est encore trop peu, et les résultats peuvent sembler encore bien modestes au regard de ce qui se fait sous d’autres latitudes. Mais il y a incontestablement un progrès depuis les débuts du processus d’intégration régional en Afrique.
Autre aspect majeur de l’intégration régional, la constitution d’un marché commun élargi qui étend les possibilités d’échanges commerciaux à l’intérieur d’une communauté de pays membres tout en protégeant les filières agricoles de ces derniers par l’instauration d’un tarif extérieur commun (TEC). La différence de taxation sur des produits agricoles entre pays membres et non membres de la zone régionale peut ainsi aller jusqu’à plus de 20 points dans certains pays (Tanzanie, Kenya, Ouganda) Un moyen de lutter contre une concurrence extérieure parfois déloyale (produits agricoles subventionnés provenant de l’UE et des Etats-Unis) et de permettre à des acteurs locaux d’émerger progressivement (SIFCA, SUNEOR, SOMDIAA). Sur ce point, des recherches récentes (en anglais) effectuées sur les liens de causalité existant entre l’intégration régionale en Afrique et la sécurité alimentaire sur le continent concluent qu’un léger effet positif d’allocation (réallocation des facteurs de production, efficacité accrue, accroissement des échanges de matières premières agricoles au sein de la zone régionale et effet modérateur sur le prix des denrées alimentaires) peut être observé tandis que l’effet d’accumulation (investissements en hausse, spécialisation plus forte et intensification de l’innovation) attendu de la mise en place effective d’un bloc régional était marginal. Des résultats contrastés qui traduisent d’abord et avant tout un manque d’intégration effective plutôt qu’un effet pernicieux de celle-ci.
Enfin, une autre dimension essentielle doit être évoquée pour expliquer les difficultés persistantes rencontrées par l’agriculture subsaharienne, et partant la fragilité de la sécurité alimentaire qui en découle : le financement. Pour nourrir les 2 milliards d'Africains attendus en 2050, la FAO estime à 11 milliards de dollars (8,3 milliards d'euros) par an dès aujourd’hui le montant des investissements nécessaires (achats d'outils et de machines, mise en place de systèmes d'irrigation et de filières de transformation, augmentation des capacités de stockage et de transport, recherche agronomique…) pour assurer la sécurité alimentaire du continent. Un effort financier hors de portée pour une nation, et qui implique le plus souvent plusieurs pays en raison du caractère transversal des projets concernés (barrages, routes et canaux d’irrigation transfrontaliers).
Une considération pour laquelle il faut ajouter la nécessité de s’assurer que les investissements réalisés seront bel et bien convertis en ressources alimentaires et en revenus pour les populations locales. Le risque étant de voir quelques grands opérateurs privés (groupes agro-industriels ou financiers) accaparer de plus en plus de terres (lire ici un article Terangaweb sur ce sujet) pour des cultures d’exportations hautement rentables, et qui se ferait au détriment des petits producteurs nationaux. Un dilemme entre la nécessité d’attirer d’indispensables capitaux privés et la défense des intérêts nationaux Une position délicate pour laquelle une structure régionale est mieux armée et ce tant par ce qu’elle permet de mutualiser plus aisément les moyens disponibles (l’UEMOA disposait ainsi d’une enveloppe globale de 6 milliards de dollars pour les projets d’intégration régionaux sur la période 2006-2010, un montant supérieur au budget annuel de la Côte d’ivoire, première puissance économique de la zone) que d’élaborer une politique agricole d’ensemble, tout en ayant un rapport de force qui lui soit plus favorable face à d’éventuels partenaires externes.
Des premiers résultats contrastés mais encourageants
Au final, il existe peu de travaux académiques qui étudient spécifiquement la structure des échanges agricoles et leurs retombées au sein des communautés régionales africaines en matière de sécurité alimentaire. Il est vrai aussi que les projets d’intégration régionale en Afrique sont le plus souvent des créations récentes, ce qui rend malaisé la constitution empirique de preuves sur une échelle longue de temps. Une fois ces précautions énoncées, il reste cependant à constater que l’ensemble des études portant sur la question en arrive à la même conclusion : l’intégration régionale en Afrique a généré des effets bénéfiques, bien que limités en matière d’échanges intra-régionaux de produits agricoles et de renforcement de la sécurité alimentaire. A l’échelle de l’Afrique subsaharienne, la part des échanges intra-régionaux (CEDEAO, EAC, SADC…) s’agissant des produits agricoles est ainsi passée de 15 à 19 % entre 1990 et 2009. Une progression modeste et souvent inégale (la COMESA et la SADC étant considérés comme les bons élèves en la matière, alors que la CEDEAO est à la peine), mais qui traduit une amélioration des fondamentaux agricoles et des échanges intra-régionaux correspondants depuis la mise en place des principales communautés régionales. En ce sens, l’intégration régionale est plus que jamais indispensable pour relever le pari de la sécurité alimentaire en Afrique au XXIe siècle.
Jacques Leroueil