Assurer la sécurité alimentaire : un enjeu majeur de l’intégration régionale en Afrique

1_15a_Sousalimentes_1990-2005-01Les coups de projecteur médiatiques sur les crises alimentaires dans la bande sahélienne ou la famine dans la Corne du continent renvoient à des situations de détresse qui sont devenues des lieux communs du mal-développement africain. Une image de misérabilisme qui est malheureusement confortée par les faits : sur les 925 millions de personnes qui souffrent de la faim dans le monde, 300 millions vivent en Afrique. 3 africains sur 10. A n’en pas douter, la sécurité alimentaire sera l’un des grands enjeux du continent au XXIe siècle.

Une situation d'autant plus inacceptable que l’Afrique dispose d'un potentiel à la hauteur du défi. Elle importe jusqu'à 85 % de ses denrées, alors qu'elle dispose de plus de 700 millions d'hectares de terres arables non exploitées. Deux fois la superficie de la zone UEMOA… Elle a à sa disposition parmi les plus grands fleuves du monde (Nil, Congo), mais seulement 3 % de ses terres sont irriguées, contre plus de 20 % dans le monde. Son sous-sol regorge de très importants gisements de phosphates (Maroc, Sénégal, Togo…), mais la consommation d'engrais y est dérisoire (13 kg par hectare, contre 190 kg en Asie de l'Est selon la FAO). L'Afrique est la seule région au monde où la production agricole par habitant a baissé ces deux dernières décennies, avec des rendements à l'hectare en moyenne deux fois inférieurs à ceux des autres pays en développement. Une prise de conscience qui ne s’est cependant pas répercutée sur les budgets nationaux alloués à l’agriculture, les États d'Afrique ne consacrant en moyenne que 4 % de leurs dépenses publiques à ce secteur, contre 11 % à 14 % en Asie.

De la nécessité de renforcer l'intégration régionale

Cette situation n’est pourtant pas une fatalité. Et une approche régionale effective contribuerait à faire réussir le pari d’une révolution verte africaine. Ainsi, pour reprendre les exemples précédents, l’insécurité alimentaire dans la zone sahélienne renvoie d’abord aux déficiences de l’agriculture subsaharienne en général et aux limites des politiques agricoles nationales concernées en particulier (Mauritanie, Mali, Niger, Tchad, Soudan), tandis que les épisodes de famine en Afrique de l’Est sont d’abord le produit d’une absence de stabilité politique, si ce n’est d’un chaos institutionnel (Somalie). Deux cas de figure emblématiques mettant en jeu la sécurité alimentaire en Afrique et pour lesquels les projets d’intégration régionale, s’ils sont menés avec discernement et patience, produiront toujours plus de résultats qu’une stratégie nationale, par définition plus limitée.

Les défis à relever sont à la mesure des dimensions du continent, immenses. L’agriculture en Afrique, c’est 65 % de la population active pour 32 % du PIB (source : Banque mondiale). Mais traditionnelle, éloignée des grandes aires urbaines, très peu mécanisée et souvent coupée des principaux circuits commerciaux, elle a les plus grandes difficultés à nourrir les 400 millions de citadins du continent. Quant aux campagnes, les conditions y sont si précaires que les populations, réduites à l'autarcie, sont irrémédiablement frappées de disette en cas d’adversité climatique et de mauvaises récoltes. Pour peu que l’instabilité politique s’y ajoute, la situation alimentaire peut alors devenir extrêmement critique. 

Des solutions existent pourtant. Ainsi, pour affermir l’agriculture africaine, il conviendrait de renforcer le droit de propriété, protéger les filières locales, augmenter les barrières douanières, instaurer de nouveaux mécanismes de financement, et investir dans les infrastructures. Autant de points pour lesquels l’intégration régionale peut apporter une réponse décisive.

afrique verteS’agissant du respect du droit de la propriété, condition sine qua none pour rendre les paysans maîtres de leur sort et les intéresser à produire davantage et mieux, l’harmonisation en cours des lois et règlements (l’expérience panafricaine de l’OHADA dans le domaine du droit des affaires en est une parfaite illustration) au sein des communautés régionales africaines est déjà une réalité. En conséquence, la transparence et la prévisibilité des opérations tout autant que le cadre général des affaires tendent à progressivement s’améliorer dans les classements internationaux ( rapport annuel Doing Business de la Banque mondiale en anglais). Certes, c’est encore trop peu, et les résultats peuvent sembler encore bien modestes au regard de ce qui se fait sous d’autres latitudes. Mais il y a incontestablement un progrès depuis les débuts du processus d’intégration régional en Afrique.  

Autre aspect majeur de l’intégration régional, la constitution d’un marché commun élargi qui étend les possibilités d’échanges commerciaux à l’intérieur d’une communauté de pays membres tout en protégeant les filières agricoles de ces derniers par l’instauration d’un tarif extérieur commun (TEC). La différence de taxation sur des produits agricoles entre pays membres et non membres de la zone régionale peut ainsi aller jusqu’à plus de 20 points dans certains pays (Tanzanie, Kenya, Ouganda) Un moyen de lutter contre une concurrence extérieure parfois déloyale (produits agricoles subventionnés provenant de l’UE et des Etats-Unis) et de permettre à des acteurs locaux d’émerger progressivement (SIFCA, SUNEOR, SOMDIAA). Sur ce point, des recherches récentes (en anglais) effectuées sur les liens de causalité existant entre l’intégration régionale en Afrique et la sécurité alimentaire sur le continent concluent qu’un léger effet positif d’allocation (réallocation des facteurs de production, efficacité accrue, accroissement des échanges de matières premières agricoles au sein de la zone régionale et effet modérateur sur le prix des denrées alimentaires) peut être observé tandis que l’effet d’accumulation (investissements en hausse, spécialisation plus forte et intensification de l’innovation) attendu de la mise en place effective d’un bloc régional était marginal. Des résultats contrastés qui traduisent d’abord et avant tout un manque d’intégration effective plutôt qu’un effet pernicieux de celle-ci.

Enfin, une autre dimension essentielle doit être évoquée pour expliquer les difficultés persistantes rencontrées par l’agriculture subsaharienne, et partant la fragilité de la sécurité alimentaire qui en découle : le financement. Pour nourrir les 2 milliards d'Africains attendus en 2050, la FAO estime à 11 milliards de dollars (8,3 milliards d'euros) par an dès aujourd’hui le montant des investissements nécessaires (achats d'outils et de machines, mise en place de systèmes d'irrigation et de filières de transformation, augmentation des capacités de stockage et de transport, recherche agronomique…) pour assurer la sécurité alimentaire du continent. Un effort financier hors de portée pour une nation, et qui implique le plus souvent plusieurs pays en raison du caractère transversal des projets concernés (barrages, routes et canaux d’irrigation transfrontaliers).

Une considération pour laquelle il faut ajouter la nécessité de s’assurer que les investissements réalisés seront bel et bien convertis en ressources alimentaires et en revenus pour les populations locales. Le risque étant de voir quelques grands opérateurs privés (groupes agro-industriels ou financiers) accaparer de plus en plus de terres (lire ici un article Terangaweb sur ce sujet) pour des cultures d’exportations hautement rentables, et qui se ferait au détriment des petits producteurs nationaux. Un dilemme entre la nécessité d’attirer d’indispensables capitaux privés et la défense des intérêts nationaux Une position délicate pour laquelle une structure régionale est mieux armée et ce tant par ce qu’elle permet de mutualiser plus aisément les moyens disponibles (l’UEMOA disposait ainsi d’une enveloppe globale de 6 milliards de dollars pour les projets d’intégration régionaux sur la période 2006-2010, un montant supérieur au budget annuel de la Côte d’ivoire, première puissance économique de la zone) que d’élaborer une politique agricole d’ensemble, tout en ayant un rapport de force qui lui soit plus favorable face à d’éventuels partenaires externes.

Des premiers résultats contrastés mais encourageants

Au final, il existe peu de travaux académiques qui étudient spécifiquement la structure des échanges agricoles et leurs retombées au sein des communautés régionales africaines en matière de sécurité alimentaire. Il est vrai aussi que les projets d’intégration régionale en Afrique sont le plus souvent des créations récentes, ce qui rend malaisé la constitution empirique de preuves sur une échelle longue de temps. Une fois ces précautions énoncées, il reste cependant à constater que l’ensemble des études portant sur la question en arrive à la même conclusion : l’intégration régionale en Afrique a généré des effets bénéfiques, bien que limités en matière d’échanges intra-régionaux de produits agricoles et de renforcement de la sécurité alimentaire. A l’échelle de l’Afrique subsaharienne, la part des échanges intra-régionaux (CEDEAO, EAC, SADC…) s’agissant des produits agricoles est ainsi passée de 15 à 19 % entre 1990 et 2009. Une progression modeste et souvent inégale (la COMESA et la SADC étant considérés comme les bons élèves en la matière, alors que la CEDEAO est à la peine), mais qui traduit une amélioration des fondamentaux agricoles et des échanges intra-régionaux correspondants depuis la mise en place des principales communautés régionales. En ce sens, l’intégration régionale est plus que jamais indispensable pour relever le pari de la sécurité alimentaire en Afrique au XXIe siècle.

Jacques Leroueil
 

Entretien avec Pierre Célestin Rwabukumba, coordinateur du Rwanda Stock Exchange

PCRFormé aux Etats-Unis à la New York State University de Buffalo (Bachelor of Economics), Pierre Célestin Rwabukumba a démarré sa carrière dans le monde de la Finance comme courtier en bourse à Wall Street. Il revient en 2004 à Kigali et rejoint la Banque nationale du Rwanda qui lui confie la mission de créer de toutes pièces un marché des capitaux. Une tâche ardue et ambitieuse, mais 9 ans plus tard l’objectif a été pleinement atteint. Coordinateur du Rwanda Stock Exchange, et à ce titre directeur opérationnel de l’institution, Pierre Célestin Rwabukumba évoque pour Terangaweb les défis et perspectives de la jeune place boursière rwandaise. A 39 ans, il sait que l’aventure ne fait que commencer. 

Terangaweb : Bonjour M. Rwabukumba. Pourriez-vous nous décrire brièvement la genèse du Rwanda Stock Exchange. 

 Pierre Célestin Rwabukumba : Le RSE a été officiellement lancé en janvier 2011, au moment de l’introduction en bourse de la Bralirwa (brasserie), la première société nationale à faire appel à l’épargne publique sur le marché des actions. Auparavant, il existait une structure de transactions de gré à gré appelé le Rwanda Over the Counter Exchange qui avait pour sa part été mise en place dès janvier 2008. Les échanges portaient principalement sur des titres de NMG et KCB, deux sociétés étrangères faisant l’objet d’un cross-listing, ainsi que sur quelques émissions obligataires. Une période initiale qui nous aura permis de nous rôder et de monter progressivement en puissance jusqu’à proposer aux investisseurs une structure boursière complète, l’actuel Rwanda Stock Exchange

Terangaweb : Justement, où en est aujourd’hui le RSE ?

Pierre Célestin Rwabukumba : C’est une jeune bourse en pleine ascension qui bénéficie de la dynamique positive actuelle du Rwanda, tout en devant bien entendu relever les défis qui sont propres aux nouvelles institutions. Depuis le 1er janvier 2012, le tout nouveau RSE share index a ainsi enregistré une progression de plus de 60 %. Quant au volume global de transactions l’année dernière, il a quasiment été égal à celui enregistré en 2011, année pourtant faste avec deux introductions en bourse (Bralirwa et BK). Et 2013 devrait confirmer cette tendance. Au niveau des introductions en bourse, plusieurs sociétés tant rwandaises que provenant de la sous-région (Kenya, Ouganda, Tanzanie) ont d’ores et déjà prévu d’ouvrir leur capital prochainement, ce qui accroîtra mécaniquement la profondeur du marché. La cotation des titres sera de plus entièrement automatisée et électronique d’ici juin 2013 et avec l’intégration régionale en cours dans le cadre de la Communauté de l’Afrique de l’Est, nous travaillons à la mise en place d’un système commun de bouclement des opérations qui permettra à tout investisseur d’acquérir des titres dans toute la sous-région avec la même facilité et la même rapidité que sur son propre marché domestique. 

Rwanda-Stock-ExchangeTerangaweb : Vous évoquez les défis auxquels doit faire face une jeune institution telle que le RSE. Quels sont-ils ?

Pierre Célestin Rwabukumba : Les challenges sont sans conteste nombreux et prendront du temps avant d’être pleinement relevés. A court terme, l’activité de marché reste peu étoffée ; le volume quotidien moyen de transactions passées demeure relativement faible (environ 115.000 dollars par jour en 2012) même s’il progresse. De même, peu de valeurs sont encore cotées, ce qui limite pour l’heure les possibilités d’investissement. Le grand public qui dispose encore d’un taux d’épargne faible, reste peu éduqué en matière boursière et les entreprises restent le plus souvent prisonnières de schémas de financement traditionnel (autofinancement et emprunt bancaire). Une situation qui explique pourquoi il nous faut accroître encore nos efforts en matière de communication et de pédagogie. De même, le vivier des compétences locales dans le domaine de la finance de marché reste encore étroit. Pour combler en partie ce déficit, le RSE offre ainsi régulièrement des stages qui permettent à de jeunes diplômés de se familiariser avec la bourse et il existe depuis peu un institut de formation à l’échelon régional (Securities Industry Training Institute ou SITI) basé à Kampala (Ouganda). Dans l’ensemble, il s’agit là de défis qui correspondent à une phase de croissance initiale et le RSE a d’ores et déjà démontré depuis son lancement en 2011 qu’il progressait rapidement. Des défis qui sont d’abord et avant tout des opportunités de croissance pour l’avenir. Plus que jamais, il s’agit de faire de la place de Kigali un centre financier au rayonnement régional. 

Terangaweb : Place à la prospective. Comment envisagez-vous les perspectives du RSE à moyen terme ?

Pierre Célestin Rwabukumba : Nous venons de loin. Beaucoup a déjà été fait et beaucoup reste encore à faire. Les efforts actuels convergent néanmoins vers une direction unique : faire du RSE une place financière respectée à l’échelle de la sous-région, et pourquoi pas au-delà. A moyen terme, le RSE sera devenu une place boursière régionale aux cotations entièrement automatisées et qui comptera alors un éventail fourni de sociétés venant de tous les horizons. Un marché alternatif réservé aux PME aura été mis en place et la hausse du volume d’activité permettra un meilleur développement de l’intermédiation financière et partant un intérêt renforcé du grand public. Un optimisme qui se justifie tant par l’évolution jusqu’à présent favorable du RSE que par les perspectives à long terme du Rwanda. La stabilité, la croissance, une planification judicieuse et un environnement juridique favorable continueront encore de porter leurs fruits au cours des années à venir. Un cocktail gagnant sur lequel le RSE pourra pleinement capitaliser. 

Entretien réalisé pour Terangaweb – l'Afrique des idées par Jacques Leroueil

 

Pour aller plus loin : http://terangaweb.com/bilan-detape-sur-la-place-boursiere-de-kigali/

La trajectoire de croissance de l’Afrique depuis les indépendances

La couverture médiatique consacrée ces dernières années à l’Afrique marque sans conteste un changement de paradigme à l’égard du continent : Africa is back, Le temps de l’Afrique, Africa rising, l’Afrique n’est pas celle que vous croyez, l’Afrique rêvée… Autant de titres qui dénotent un optimisme retrouvé. A l’égard de l’Afrique, c’est pourtant la compassion et la condescendance qui ont longtemps prévalu. Des experts s’interrogeaient à voix haute sur la possible existence d’une fatalité africaine en matière de sous-développement et étayaient leur démonstration en évoquant de possibles facteurs explicatifs : climat, mœurs et culture, passif colonial, diktat des organisations internationales, institutions nationales défaillantes et instabilité chronique…Comment alors expliquer ce mouvement de balancier, cette cyclothymie des opinions ? Principalement par la conjoncture irrégulière, faite de booms et de crises, qu’a connu le continent au cours des dernières décennies et qui aura souvent alimenté tant le pessimisme le plus excessif que l’euphorie la plus naïve. 

Il est aisé de l’oublier aujourd’hui, mais les premières années des indépendances ont été une période faste. Portées par de bonnes récoltes et les cours favorables de leurs principales exportations, les économies africaines connaissent une croissance forte au cours des décennies 1950-1960, et ce jusqu’au premier choc pétrolier. Pour l’ensemble du continent, la progression économique atteint ainsi 4,6 % en moyenne annuelle entre 1960 et 1973. Les principaux indicateurs sociaux sont encourageants (hausse de l’espérance de vie, du taux de scolarisation) et tous les espoirs semblent permis. Mais la structure économique des pays africains porte déjà les germes des difficultés à venir : économie de rente entièrement tournée vers l’exportation et portant sur des produits primaires à faible valeur ajoutée, corruption et clientélisme, faiblesse des infrastructures, main d’œuvre souvent peu qualifiée, surévaluation des taux de change lorsque la monnaie était liée à la devise de l’ancienne métropole (franc CFA), exiguité du marché intérieur solvable, faiblesse de l’intégration entre pays…

Le choc pétrolier de 1973 bouleverse la donne. Les exportateurs d’hydrocarbures (Lybie, Algérie, Nigeria, Gabon) se transforment en émirats africains et dépensent sans compter dans des projets somptuaires, le plus souvent à l’utilité contestée et sans lendemains. Quant aux autres, dépourvus d’or noir, ils empruntent à tour de bras pour tenir leur rang et conserver leur rythme de croisière antérieur, à l’image de leurs confrères latino-américains. La fin de l’histoire est invariablement la même : pénible. 

La chute brutale et durable des cours des matières premières exportées ainsi que l’explosion des taux d’intérêt du service de la dette au début des années 80 ont pour effet de faire plonger le continent. Appelées en renfort, les institutions de Bretton Woods (FMI et Banque mondiale) imposent un régime drastique et sans concessions. C’est l’ère des ajustements structurels, de la décroissance et de la déliquescence des Etats, qui durera jusqu'à la fin des années 90 et qui pèsera si lourdement sur les populations. En Afrique subsaharienne, le ratio des individus vivant sous le seuil de pauvreté passe ainsi de 51.5% en 1981 à 58 % en 1990 (47.5% en 2008), soit une augmentation absolue de près de 100 millions de personnes en moins d’une décennie (de 198 millions à 295 millions). Des peuples par ailleurs soumis aussi parfois, au gré des aléas de l’Histoire, à d’autres drames : guerre, famine… C’est de cette conjonction temporelle malheureuse que s’est nourrie l’afro-pessimisme des années 80 et 90.

 

Les premières années du nouveau millénaire marquent cependant un tournant. Apres vingt ans de sacrifices, la situation économique s’améliore enfin sensiblement. La dette a été jugulée, les finances publiques ont été assainies et l’infation est maîtrisée. Les faiblesses d’hier se transforment en forces : la degringolade du cours des matieres premieres qui avait causé tant de torts à des économies vulnérables peu préparées aux retournements de conjoncture est stoppée, et une reprise significative est amorcée. Autant de facteurs favorables qui ont permis au continent de renouer avec la croissance (4,3% en moyenne annuelle sur la période 2001-2010). Enfin, au-delà des fluctuations de court terme, une structure favorable lourde se dessine progressivement : celle d’une population jeune (40 % de la population d’Afrique subsaharienne a moins de 15 ans), en croissance rapide (2,6 % de croissance démographique continentale annuelle sur la période 1982-2009), de mieux en mieux éduquée (taux d’alphabétisation global passé de 52 % à 63 % entre 1990 et 2008), de plus en plus exigeante vis-à-vis de ses dirigeants, qui demain entrera sur le marché du travail et consommera. Un « dividende démographique » tel que l’a connu l’Asie de l’Est à la veille de son décollage et qui constitue une fenêtre de tir historique. En somme, la possibilité d’un nouveau départ pour l’Afrique. Même si le chemin à accomplir s’annonce long et sinueux. Avec un septième de la population du globe, le continent ne représente encore que 3 % de son PIB et 2.3 % du commerce mondial. Une image de « parent pauvre » qui mettra du temps à changer. 

Comparaison de la trajectoire de croissance de l'Afrique avec celle de l'Amérique latine et l'Asie

Asie, Amérique latine, Afrique : trois parcours économiques distincts dans trois contextes différents, et qui démontrent la complexité de la gestion économique à l’échelle de nations et de vastes ensembles géopolitiques. Il y a bien entendu des différences évidentes entre eux : structure socio-économique, histoire respective, niveau de développement…Pourtant, tout en gardant à l’esprit ces éléments de différenciation, on ne pourra que constater des points de convergence : à l’image de la marée, montante ou descendante, la conjoncture impacte simultanément et indifférement tous les acteurs mondiaux. Que celle-ci soit favorable ou défavorable. Une constatation qui est particulièrement manifeste dans les cas de l’Amérique latine et de l’Afrique (progression jusqu’aux années 70, suivie de deux décennies de crise, avant un retour à la croissance depuis le début des années 2000). De même, des choix hasardeux analogues (endettement élevé, forte dépendance à quelques ressources volatiles) aboutissent à des résulats identiques en cas de retournement : crises à répétitions, vulnérabilité aux pressions financières internationales, paupérisation , mécontentement populaire. Une remarque qui est aussi vraie en sens inverse. Des décisions judicieuses en matière de politique économique épargneront bien des difficultés prévisibles en période délicate et permettront de pleinement capitaliser sur les opportunités offertes par une conjoncture plus favorable : orthodoxie budgétaire, investissement dans l’éducation, la santé et les infrastructures, cadre juridique favorable à l’initiative individuelle tout en pilotant intelligement du haut les différentes parties prenantes…

De ce point de vue, l’exemple asiatique est éloquent puisqu’il est le seul des trois à être globalement parvenu à lisser les variations erratiques de la conjoncture à son profit. Non que les ressacs de la vague économique n’aient pas été ressentis sur les bords du Pacifique. Mais à la différence de l’Amérique latine et de l’Afrique, les pays d’Asie de l’Est ont toujours veillé à assurer un filet de sécurité à leurs populations en période de vache maigre. Un filet de sécurité qui passait souvent par des politiques protectionnistes et par des plans de relance généreux lorsque cela s’avérait nécessaire. Un pilotage économique à mille lieux de celui qui était alors proposé par les bailleurs internationaux aux patients africains et latino-américains. Et qui est aujourd’hui progressivement remis en cause un peu partout.

Au final, on retiendra que l’économie, loin d’être une science exacte, est d’abord un art subtil, fait de bon sens et de maîtrise des contraintes. De la réponse apportée à ces dernières découle les trajectoires respectives de l’Asie, l’Amérique latine et l’Afrique. Des trajectoires toujours susceptibles d’être infléchies. Aucune fatalité n’existe. Et les acquis ne sont jamais définitifs.

 

Jacques Leroueil 

 

Crédit photo : http://www.economist.com/node/21541015

La CEMAC : l’anti-modèle de zone d’intégration africaine

Siège de la CEMAC à Bangui (Centrafrique)

Portée officiellement sur les fonds baptismaux en mars 1994, la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (composée du Cameroun, de la Centrafrique, du Congo-Brazzaville, du Gabon, de la Guinée-Equatoriale et du Tchad) n’est cependant entrée en vigueur qu’en juin 1999. 5 longues années pour arriver à trouver un consensus politique a minima et mouvoir le projet d’intégration régionale voulu par les pays membres. Un démarrage laborieux qui semble avoir durablement déteint sur le fonctionnement de la CEMAC. Entre lenteurs et désaccords, querelles de clochers et projets communs mis au placard, scandales et climat de méfiance, la CEMAC doit près de 20 ans après sa création relever nombre de défis pour enfin s'imposer comme un acteur régional crédible en Afrique centrale. 

Un projet d'intégration mal en point

Après plus de 2 ans d’atermoiements, la 11e session ordinaire de la Conférence des Chefs d’Etat de la CEMAC à Brazzaville, tenue le 25 juillet 2012, était très attendue, tant les sujets de contrariété et les motifs de dissension abondent. Certes, il y a eu incontestablement quelques avancées dans la voie de l’intégration. Les institutions communautaires ont été, ou mises en place (Cour de Justice, Secrétariat exécutif, Commission interparlementaire) ou consolidées (Banque des Etats de l’Afrique centrale et Banque de développement des Etats de l’Afrique centrale). Une zone de libre-échange ainsi qu’un tarif extérieur commun ont été institués, et des règles communes ont été adoptées en matière d’investissement et de concurrence. Mais au-delà des déclarations circonstanciées des uns et des autres, restent les actes. Et ceux-ci donnent à voir une réalité moins attrayante. 

Ainsi, en dépit du cadre réglementaire mis en place, les dispositions communautaires ne sont le plus souvent que partiellement appliquées par les états membres. Derrière une façade lisse de discours fédérateurs, chaque pays défend farouchement ses prérogatives nationales et considère avec suspicion toute réglementation commune qui pourrait empiéter sur sa souveraineté. Cas emblématique entre tous, la question de la libre-circulation des biens et des personnes : bien que théoriquement garantie au sein de la zone CEMAC pour les ressortissants des pays membres, elle n'a jamais été mise en œuvre. Un blocage dû tant à un manque de volonté politique qu'à la crainte nourrie par les nations les plus favorisées (Guinée-Equatoriale et Gabon notamment) d'être "submergées" par un flot incontrôlé de migrants non désirés. Du reste, le passeport CEMAC commun à tous, ambition vieille de plus d'une décennie, n'est toujours pas opérationnel. Une illustration éclatante des limites du projet d'intégration de la CEMAC en l'état actuel des choses. 

Tableau comparatif entre organisations régionales africaines

Quant aux principaux projets communautaires, ils sont eux aussi en panne. Annoncé depuis plusieurs années, le rapprochement entre la bourse camerounaise du Douala Stock Exchange (DSX) et la Bourse des valeurs mobilières d’Afrique centrale (BVMAC, située à Libreville) est enlisé dans d'interminables contretemps. La fusion, si elle devenait effective, donnerait naissance à une Bourse régionale unique dont le siège serait à Libreville (Gabon). Une décision politique qui aura fait l'objet d'intenses tractations, et qui passe très mal auprès des intervenants financiers. Ces derniers pointant du doigt (à juste titre) la primauté du DSX (volume de transactions, taille du marché, vivier plus important de personnel qualifié) sur son homologue gabonais. Toutes les grandes institutions financières internationales (Banque africaine de développement, Fonds monétaire international et Banque mondiale) ont été sollicitées pour proposer un plan de rapprochement accepté par les deux parties. Mais pour l'heure, pas d'avancée significative. En somme, la partie est loin d'être gagnée. 

Air Cemac, le futur transporteur aérien régional, attendu là-aussi depuis longtemps, devait pour sa part démarrer ses activités avant l'été 2010. Mais la compagnie en devenir est toujours clouée au sol. La faute principalement à une absence d'accord entre toutes les parties prenantes. Tant de la part des Etats membres de la CEMAC que des partenaires privés (l'opérateur South African Airways qui devait initialement s'engager comme partenaire stratégique de la compagnie communautaire a opté pour une simple assistance technique, avant de finalement jeté l'éponge au profit d'Air France). Aux dernières nouvelles cependant, le démarrage des activités serait proche. Après tant de faux départs, un espoir raisonnable semble permis. 

Autre cheval de bataille de l'intégration : le plan de développement régional qui passe par des programmes économiques communautaires. Sur ce point, on ne pourra que constater également le retard de l’Afrique centrale. Notamment lorsque la CEMAC est comparée à son homologue ouest-africaine, l'UEMOA. Ainsi, sur la période 2006-2010, l'UEMOA a financé pour près de 6 milliards de $ de projets d'intégration régionale, alors que la Cemac n’a adopté son premier programme économique régional qu’en 2010, et en est toujours à lever des fonds pour financer ce plan qui vise à faire des pays de la zone des économies émergentes à l’horizon 2025. Il est parfois des comparaisons qui s'avèrent cruelles. 

Des affaires qui font tâche

En plus de son immobilisme, la CEMAC se distingue tristement par un certain nombre de scandales. Responsable de la politique monétaire de la zone CEMAC, la Banque des États de l'Afrique Centrale (BEAC) a ainsi été éclaboussée par un retentissant scandale de détournement de fonds, dévoilé pour la première fois par l'hebdomadaire Jeune Afrique en septembre 2009. Un vol à grande échelle portant sur plus de 31 millions d'euros et qui aura impliqué de près ou de loin la plupart des hauts dirigeants de l'institution. Depuis, le ménage a été fait, de nombreuses têtes sont tombées (notamment celle de l'ancien président de la BEAC, Philibert Andzembé) et les procédures de contrôle ont été renforcées. Mais le grand procès rêvé par certains n'aura probablement jamais lieu. Sans parler de l'argent public volatilisé, définitivement perdu. Une regrettable histoire qui vient jeter encore un peu plus le doute sur la BEAC, déjà fréquemment décriée pour les récurrents problèmes de pénurie de monnaie dans la zone CEMAC.

Dernière affaire en date, "l'affaire Ntsimi", du nom du président camerounais de la Commission de la CEMAC. Déclaré persona non grata par les autorités centrafricaines qui refusaient depuis mars 2012 de le voir à Bangui, pourtant siège de la CEMAC, Antoine Ntsimi a finalement été débarqué. En vertu du principe de la rotation alphabétique qui permet à chaque pays membre de la CEMAC de pouvoir placer à tour de rôle ses ressortissants à la tête des principales institutions, la présidence de la Commission devait échoir à un ressortissant centrafricain à la fin du mandat de Ntsimi. C'est à dire cette année. Mais faisant fi de son précédent engagement de ne pas se représenter, Antoine Ntsimi a fait campagne pour pouvoir obtenir un second mandat. C'était trop en demander pour nombre de Chefs d'Etats, à commencer par le centrafricain François Bozizé. Et c'est finalement la candidature de compromis du congolais Pierre Moussa qui a été choisie. Une arrivée à la tête de la CEMAC qui se fait dans une atmosphère délétère. 

Pierre Moussa, le nouveau président de la Commission de la  CEMAC

La nouvelle équipe dirigeante aura assurément fort à faire. Près de deux décennies après son instauration, la CEMAC connaît une crise profonde et se cherche toujours. Non pas que le modèle d'intégration régionale soit devenu inadéquat et anachronique. Bien au contraire, dans un contexte mondialisé et concurrentiel, cette logique d'intégration est plus que jamais indispensable. Mais aussi longtemps que la CEMAC subira un mode de fonctionnement qui la dessert plus qu'il ne la sert, les meilleures intentions seront vaines. C'est la méthode qui est à revoir de fond en comble.

Une méthode où les intérêts individuels doivent s'effacer devant le bien commun, et les considérations managériales prévaloir sur les agendas politiques des uns et des autres. C'est l'efficacité d'ensemble qui est recherchée et non l'obtention d'avantages personnels. Un sacrifice consenti qui ne va cependant pas de soi. Le cas de la CEMAC est là pour nous le rappeler. En Afrique centrale, derrière les communiquées officiels lénifiants et les effets d'annonce, c'est encore le règne du chacun pour soi. Les vieux crocodiles (ou leur progéniture) qui occupaient les premières places dans le marigot politique au moment de la création de la CEMAC sont toujours là (Biya, Obiang Nguema Mbasogo, Sassou Nguesso, Deby Itno, Bongo fils). Des chefs qui s'observent et se jaugent, défendant jalousement leur pré carré. Et pour qui le maintien du statut quo sera toujours préférable à tout changement impromptu.  

Les potentialités de la région sont pourtant évidentes : abondance des ressources naturelles, cours des matières premières structurellement bien orientés, vaste territoire, pression démographique faible…. Sur la simple comparaison du PIB par habitant, les ressortissants de la CEMAC sont ainsi plus riches (environ 1500 $) que ceux de la zone UEMOA (environ 800 $) ou de la Communauté d'Afrique de l'Est (500 $). Mais les chiffres ne sont pas tout. On l'aura bien compris, la volonté de coopérer et de faire résolument avancer les chantiers communautaires importe plus que toute autre considération. Aussi longtemps que les dirigeants actuels de la CEMAC douteront du bien-fondé de cette démarche "solidaire", il y a tout lieu de craindre que la CEMAC reste à la traîne. Puisse l'avenir infirmer cette prédiction.

Jacques Leroueil 

Le bilan de l’UEMOA

 

Pays membres de l'UEMOA.
 
Le 10 janvier 1994 à Dakar, les Chefs d’Etat et de Gouvernement des pays de l’Afrique de l’Ouest ayant en commun l’usage du franc CFA (Bénin, Burkina Faso, Côte d'Ivoire, Mali, Niger, Sénégal et Togo, auxquels viendra s’ajouter la Guinée-Bissau à partir de 1997) signaient un traité de portée historique : l’instauration de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA), prolongement de l’Union monétaire ouest-africaine (UMOA). Le lendemain, le franc CFA était dévalué, prenant totalement de court des consommateurs qui virent les prix passer du simple au double du jour au lendemain. Un choc terrible, politiquement mal géré (bien qu’économiquement nécessaire) et dont la mémoire populaire a gardé des traces vivaces. Entachée de ce « pêché originel », l’UEMOA n’aurait pu commencer sous de plus mauvais auspices. Sur ce point, nul doute que la concomitance des deux événements aura joué en défaveur de la jeune institution ouest-africaine. Le caractère malencontreux du timing initial ne saurait cependant faire oublier la pertinence évidente de la création de l’UEMOA. Bien plus encore que le bien-fondé du projet, son caractère de nécessité. 
 
Une union indispensable
 
Ce besoin d’union économique et monétaire à l’échelle ouest-africaine repose sur un constat simple : jusqu’en 1994, il n’existe qu’une union monétaire (UMOA) regroupant les pays de la zone ayant pour devise le franc CFA, dont la gestion est pilotée par la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO). Mais la dimension uniquement monétaire de l’union limite de facto les ambitions et le champ de compétence de l’UMOA.  Surtout, elle néglige l’importance cruciale d’une intégration économique élargie et effective au sein de la zone. Un préalable indispensable à une dynamique durable de croissance et à une convergence économique structurelle des pays membres de l’Union à long terme. A la différence par exemple de l’Union européenne qui a opté pour une approche gradualiste visant dans un premier temps à assurer une intégration économique avancée avant de mettre en place une union monétaire (avec l’euro), l’instauration d’une union monétaire ouest-africaine a d’abord acté un fait historique (l’existence d’une monnaie commune, le franc CFA pour les anciennes colonies françaises) avant de consolider ce socle commun par une approche globale d’intégration économique : l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA).   Le traité instituant l’UEMOA en 1994 complète ainsi celui de l’UMOA (qui date de 1962) et fait de la BCEAO et de la BOAD (Banque ouest-africaine de développement) des institutions spécialisées autonomes.
 
Avec près de deux décennies de recul et une approche nuancée des évolutions économiques  qui ont depuis pris place, l’heure du bilan est désormais venue. Confronter de façon objective et balancée les réalisations de l’UEMOA à l’aune des intentions initiales affichées : un exercice que se propose ce présent article. Tant pour mesurer le chemin accompli que pour percevoir les insuffisances et blocages rencontrés.
 
Un bilan en demi-teinte
 
Evoquant son mandat de près de 8 ans à la tête de la Commission de l’UEMOA au cours d’une conférence de presse tenue à Bamako en juin 2011, Soumaïla Cissé (remplacé depuis par le sénégalais Cheikh Adjibou Soumaré. Voir ici son interview-bilan) remarquait en guise de préambule que « l’UEMOA revenait de loin », faisant directement allusion au contexte économique tendu consécutif à la dévaluation du franc CFA au moment de la création de l’union en 1994. Il fallait trouver dans cette situation délicate les mécanismes les plus appropriés (système de compensations financières notamment pour les pays touchés par cette dévaluation)  pour faire face à la nouvelle donne. Passé ce premier cap difficile, restait à mettre en place les différents nouveaux organes de l’UEMOA : la Cour de Justice, la Cour des Comptes, le Comite interparlementaire (amené à devenir le parlement de l’Union), la Chambre consulaire régionale (lieu privilégié de dialogue entre l’UEMOA et les operateurs économiques privés). Enfin, jeter les bases d’une intégration économique effective. Dix huit ans plus tard, l’UEMOA peut à bon droit se targuer d’un certain nombre de réalisations.  Même si il reste encore nombre de chantiers en suspens.


 
Siége de l’UEMOA à Ouagadougou (Burkina-Faso)
 
Les principaux organes (Commission, Cour de justice, Cour des Comptes, Comité interparlementaire, Chambre consulaire) et institutions autonomes (BCEAO et BOAD) de l’UEMOA fonctionnent de façon satisfaisante et la plupart des observateurs s’accorde à reconnaitre la relative efficacité des politiques et mesures mises en œuvre.  L’UEMOA dispose en outre d’un budget de fonctionnement convenable, gage d’une certaine marge de manœuvre.  Ses ressources pour 2011 s’élevaient ainsi à 140 milliards de francs CFA (environ 280 millions de $), moyens budgétaires équivalents à ceux de l’Union africaine (UA) et à comparer avec les 67 milliards de francs CFA (environ 130 millions de $) de la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (CEMAC). L’UEMOA a cependant les défauts de sa jeunesse : son potentiel d’actions n’est pas encore pleinement exploité et sa communication institutionnelle est perfectible. La Cour de Justice traite ainsi peu d’affaires (malgré les avantages évidents d’avoir un juge en dernier ressort capable d’arbitrer les conflits à l’échelle de toute la zone UEMOA) et les travaux de la Cour des Comptes tout autant que du Comité interparlementaire restent relativement confidentiels.
 
La coordination des politiques sectorielles nationales a fortement progressé et est devenue une réalité dans nombre de projets à vocation régionale, qui se présentent sous la forme de programmes d’investissements portant sur les infrastructures, les télécoms, l’exploitation énergétique…Ainsi, sur la période 2006-2010, leprogramme économique de l’UEMOA a financé 63 projets d’intégration régionale pour un montant total de près de 3.000 milliards de francs CFA (environ 6 milliards de $). Et le prochain plan sur 2011-2015 promet d’être en hausse sensible, tant en raison de la reprise économique que du grand retour de la Côte d'Ivoire sur la scène économiques ouest-africaine après plus de dix ans de blocage interne. Nul ne contestera cependant que les besoins en la matière sont immenses et que les efforts communautaire de l’UEMOA, combinés aux programmes individuels de chaque pays, ne comblent pour l’heure que très partiellement les attentes des populations.
 
Entré en vigueur le 1er janvier 2000, le tarif extérieur commun (TEC) a pour sa part permis une meilleure protection de la production communautaire et un accroissement incontestable des échanges commerciaux au sein de la zone UEMOA, même si la part du commerce intra-communautaire reste faible (environ 15 %). De ce point de vue, il y a bel et bien eu un renforcement de la compétitivité des pays membres à l’intérieur de l’UEMOA, ces derniers étant partiellement protégés de la concurrence étrangère grâce au tarif extérieur commun. En revanche, sur les marchés internationaux, on ne peut encore parler d’une progression significative de la compétitivité ; les données empiriques ne validant pas en l’état actuel des choses une amélioration significative de celle-ci. Le TEC constitue en tous les cas les prémices inédites d’une politique commerciale extérieure commune qui permet à l’UEMOA de disposer d’une compétence quasi-exclusive dans la conclusion d’accords internationaux et de défendre ainsi au mieux les intérêts de l’ensemble de la zone.
 
Enfin, axe majeur de l’ambition de l’UMEOA, le marché commun basé sur la libre circulation des personnes, biens et capitaux est quant à lui un succès partiel. Certes, l’UEMOA a pris l’ensemble des dispositions permettant aux ressortissants d’un Etat membre de bénéficier sur le territoire de l’Union de la liberté de circulation, de résidence et de droit d’établissement. Le principe est globalement appliqué et la circulation est de facto plus fluide qu’avant la création de l’UEMOA. Mais dans la pratique, tracasseries administratives et barrières en tous genres sont encore fréquentes aux frontières. Tant pour les personnes que pour les marchandises. La situation est comparativement bien meilleure pour les flux de capitaux. La mise en place de la Bourse régionale des valeurs mobilières (BRVM) à partir de 1996, a de plus permis de disposer d’un marche financier structuré (actions et obligations) au sein de la zone. 
 
Une union qui reste à affermir
 
Près de 20 ans après sa création, l’UEMOA a incontestablement fait du chemin. La liberté de circulation des personnes, des biens et des capitaux, en dépit de quelques contrariétés, est dans l’ensemble effective. Les institutions communautaires fonctionnent convenablement. Les cadres juridiques, fiscaux, commerciaux et douaniers ont été harmonisés. Et la coopération communautaire, sur bien des aspects essentiels (commerce, programmes d’investissements sectoriels), est une réalité. Sans parler de ce qui semble depuis fort longtemps une évidence dans la zone UEMOA, mais qui reste pour beaucoup encore un rêve inaccessible sous d’autres latitudes : l’usage d’une monnaie commune.  Comparée à d’autres expériences sous-régionales africaines (CEDEAO, UMA, CEMAC, SADC), l’UEMOA  tire assurément son épingle du jeu. Dans le cas en l’espèce de l’Afrique de l’Ouest, et malgré sa relative jeunesse, l’UEMOA a ainsi mis en œuvre avec plus ou moins de succès sur le plan économique ce que la CEDEAO se propose de réaliser depuis près de 40 ans (entre autres missions). Un parallèle cruel pour la grande organisation intergouvernementale basée à Abuja (Nigeria). Aussi, de l’avis de la plupart des observateurs, l’UEMOA constitue l’une des intégrations régionales les plus avancées et prometteuses du continent (le cas de la communauté d’Afrique de l’Est est aussi instructif).
Tableau comparatif des organisations regionales africaines
Tableau comparatif des organisations régionales africaines
 
Reste in fine la question essentielle : jusqu'à quel point la mise en place de l’UEMOA a-t-elle permis d’enclencher un cercle vertueux de croissance et d’intégration, objectif ultime de l’Union ? Sur la période allant de 1980 à 1994, les membres de l’UMOA (remplacée depuis par l’UEMOA) ont enregistré une croissance économique annuelle de 2.4 %. Les pays adhérents à l’UEMOA ont pour leur part vu celle-ci être portée à 4.3 % en moyenne annuelle sur la période 1994-2008 (lire aussi à ce sujet un précédent article sur la question). Un quasi-doublement, mais qui doit cependant être restitué dans un contexte plus large. Cette croissance tendanciellement supérieure peut aussi être constatée sur le reste du continent, en dehors de la zone UEMOA, et s’explique principalement par une modification des termes de l’échange en faveur de l’Afrique (hausse prolongée du cours des matières premières, principales ressources des pays africains, à partir du début des années 2000). En revanche, une plus grande stabilité macro-économique est vérifiée dans la durée au sein de l’Union. Des résultats qui laissent à penser que si l’Union économique et monétaire ouest-africaine n’accélère intrinsèquement pas sensiblement la croissance, elle constitue à tout le moins un filet stabilisateur qui lisse partiellement les aléas de la conjoncture.
 
En revanche, il existe toujours de profondes disparités économiques structurelles entre pays pour parler d’une réelle convergence au sein de la zone. Certains pays tels que la Côte d'Ivoire ou le Sénégal sont ainsi sensiblement plus favorisées que d’autres sans accès à la mer, à l’image du Burkina Faso ou du Niger. Une asymétrie qui perdurera probablement pendant encore longtemps.
 
Les vents conjoncturels actuels semblent pourtant s’annoncer favorables à l’UMEOA. Après le creux de la récession de 2008-2009, la croissance a repris de plus belle. Il est vrai que celle-ci est toujours portée par les mêmes bons fondamentaux (cours des matières premières bien orientés, accroissement de la consommation et des investissements, environnement macro-économique stable) que ceux précédant la crise. Une situation favorable qui pousse la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest (BCEAO) à  tabler sur une croissance d’au moins 5.3 % cette année dans l’ensemble de la zone. Encore plus optimiste, une étude de la banque Ecobank va même jusqu'à pronostiquer une croissance moyenne annuelle de 7.8 % au cours des trois prochaines années pour la zone UMEOA.
 
Une quasi-euphorie qui malgré les incertitudes actuelles pesant sur le Mali et la Guinée-Bissau, s’expliquent avant tout par un facteur décisif : le retour au premier plan de la Côte d'Ivoire sur la scène ouest-africaine. Après plus d’une décennie de crise interne, la relance de la locomotive ivoirienne (plus de 30 % du PIB de la zone) promet d’entrainer dans son sillage l’ensemble du train de l’UEMOA. Une reprise forte et durable de l’éléphant ivoirien qui doit encore être confirmée, mais dont la réalisation permettrait de consolider encore un peu plus les réalisations déjà accomplies par l’UEMOA. 
 
                                                                                                                                                         Jacques Leroueil

Joyce Banda : une femme déterminée à la tête du Malawi

Joyce Banda, le jour de sa prestation de serment

 
Le 5 avril 2012, le président malawite Bingu Wa Mutharika meurt d’une crise cardiaque. Une vacance momentanée du pouvoir, face à laquelle la constitution du pays est limpide : lorsque le chef d’Etat en exercice n’est plus en mesure de gouverner, la fonction est de facto dévolue à son vice-président. Une position occupée par Joyce Banda. Or, alors que le décès de Mutharika est confirmé et que les règles de sa succession sont théoriquement claires, la situation est des plus confuses. La garde rapprochée de feu Matharika veut passer en force et empêcher Banda d’accéder à la magistrature suprême. Elle qui n’a jamais fait partie du premier cercle et qui a commis le crime de lèse-majesté de s’opposer frontalement à Mutharika lorsque ce dernier songea à la court-circuiter pour mettre sur orbite son jeune frère Peter Mutharika comme successeur putatif.
 
Devant la gravité de la situation et l'éventualité d'une dévolution anticonstitutionnelle du pouvoir, Joyce Banda contacte le chef d’état-major des forces armées et lui demande s'il soutiendra envers et contre tout sa présidente. Ce dernier confirme. La partie est gagnée et le coup de force en préparation s’effondre. Joyce Banda prête officiellement serment le 7 avril 2012. La légalité a été préservée et le courage de cette femme déterminée, confirmé. Une fois de plus.  Elle devient la seconde femme du continent (après Ellen-Johnson-Sirleaf au Liberia) à devenir président de la République. Tout un symbole. Mais d’abord et avant tout le symbole d’une longue vie émaillée de combats.  Pour la cause des femmes en particulier, mais au-delà, pour la dignité humaine dans son acception la plus large.
 
S’imposer dans la vie
 
Née en 1950 dans ce qui était alors la colonie britannique du Nyassaland (actuel Malawi), Joyce Hilda Ntila est l’aînée d’une famille de cinq enfants. L’époque est à la décolonisation et aux premières indépendances. Mais la jeune fille, studieuse, poursuit imperturbable son parcours d’élève appliquée. Elle achève sa scolarité et se trouve un premier emploi de secrétaire. Puis le mariage survient. Une union arrangée et sans amour. Un époux abusif qui la néglige et la maltraite. Interrogée par la chaîne BBC, elle se remémorera bien plus tard ce douloureux apprentissage initial de sa condition de femme : « La plupart des femmes africaines ont été élevées pour devenir des épouses dociles, supportant vexations et humiliations sans mot dire ». Au milieu des années 70, celle qui est alors connue sous le nom de Madame Kachale décide de reprendre sa liberté et sa destinée en main. Vivant alors à Nairobi, la jeune femme voit poindre dans la capitale kenyane les prémices des revendications liées au mouvement féministe. Un moment décisif.  Avec ses trois enfants,  elle décide de quitter son mari et de voler de ses propres ailes. Le divorce sera finalement prononcé 6 ans plus tard. Une nouvelle vie commence.  
 
Fondatrice de l’association nationale des femmes d’affaires du Malawi (fin des années 80)
 
La mère de famille, qui a commencé sa carrière comme simple employée avant de se consacrer à l’éducation de ses enfants, se lance alors dans les affaires. Textile, vêtements, boulangerie… Elle bâtit progressivement un business florissant qui lui permet d’accéder à l’indépendance tant recherchée.
 
De l’ombre à la lumière
 
Une fois le succès financier au rendez-vous, l’entrepreneuse décide de se consacrer à la cause qui lui tient le plus à cœur : la responsabilisation des femmes à prendre leur destin en main. Pour rompre de manière irréversible le cercle vicieux de la dépendance et de la pauvreté.  Elle fonde à la fin des années 80, l’association nationale des femmes d’affaires du Malawi (National Association of Business Women) qui procure aux femmes de petits prêts pour leur permettre de démarrer une activité économique, et gagner ainsi leur propre autonomie. L’étincelle qui permettra de prendre un nouveau départ. Les résultats ne tardent pas et la popularité de Joyce, devenue entretemps Madame Banda après son remariage avec un célèbre magistrat,  décolle. Elle élargira plus tard encore son champ d’action en créant la fondation Joyce Banda en faveur des enfants et des orphelins.
 
Elle est désormais une figure nationale de la société civile et c’est tout naturellement qu’elle obtient un siège de parlementaire à l’Assemblée nationale en 1999, sous les couleurs  du front démocratique uni (United Democratic Front) de l’ancien président Bakili Muluzi. Sa carrière politique est lancée et ne va dès lors plus s’arrêter. Ministre de la Parité et des services communautaires sous Muluzi, puis des Affaires  étrangères sous Bingu wa Mutharika, ce alors même qu’elle n’appartient pas à la famille politique du nouveau président malawite. Une reconnaissance évidente de la compétence de Joyce Banda, jugée intègre et efficace par l’ensemble des observateurs. Mais aussi une nomination qui fait couler beaucoup d’encre dans le cercle des fidèles du président Mutharika. Elle demeure un électron libre, détachée de tout dogme partisan. Déjouant tous les pronostics, elle parvient à se faire élire vice-présidente au moment de la réélection de Mutharika en 2009.
 
Joyce Banda et Bingu wa Mutharika
 
Mais les nuages s’amoncèlent déjà à l’horizon. En porte-à faux avec le président qui pratique une politique d’autarcie et de défiance vis-à-vis de l’étranger, et s’opposant aux dérives autoritaires et népotistes de celui-ci, Joyce Banda est progressivement mise sur la touche. Expulsée du parti présidentiel (le Democratic Progressive Party) qu’elle venait d’intégrer, elle parvient en dépit des attaques de Mutharika à conserver in extremis sa position de vice-présidente sur décision de la Cour suprême.  Une guerre larvée commence, où le parti au pouvoir fait tout pour la briser. Il y réussit presque. Survient alors la mort inopinée de Mutharika et la tentative de récupération forcée du pouvoir par le clan présidentiel. Joyce Banda devient la seconde femme du continent africain à devenir chef d’Etat. Un itinéraire exceptionnel qui fait d’elle une figure emblématique de la montée en puissance progressive des femmes africaines jusqu’au sommet, au côté de Ellen Johnson-Sirleaf, Nkosazana Dlamini-Zuma, Fatou Bensouda
 
Au-delà du symbole, la permanence des challenges
 
Il ne saurait cependant  y avoir d’état de grâce. Joyce Banda est une figure qui polarise, suscitant autant de critiques que d’éloges et qui a accédé à la présidence par un concours de circonstances extraordinaires. Sa légitimité au sommet de l’Etat reste à affermir. Et le temps presse. Elle poursuit le mandat de son prédécesseur qui court jusqu’en 2014. Deux courtes années pour faire ses preuves et corriger la trajectoire tangente prise par le Malawi au cours des dernières années. La politique d’autosuffisance alimentaire mise en place par Mutharika a porté dans l’ensemble ses fruits et la production agricole s’est sensiblement accrue. Mais au prix d’une terrible ponction sur les finances publiques. Et la défiance de Mutharika à l’égard des traditionnels partenaires occidentaux à partiellement ostraciser le pays. L’aide étrangère a fondu comme neige au soleil, alors même que les besoins n’ont jamais été aussi grands. Le Malawi demeure plus que jamais une nation pauvre, avec 85 % de sa population vivant chichement de son labeur agricole. Et en dehors des cultures d’exportation que sont le tabac, la canne à sucre et le thé, le pays n’a que peu de possibilités de se procurer des devises.
 
Une chose est sûre cependant ; les premières mesures de la présidente Banda tranchent résolument avec ce qui s’était fait jusqu’à maintenant. Il y a tout d’abord les décisions symboliques, qui font dans l’ensemble consensus, assoient la popularité et frappent les esprits : vente du jet présidentiel au profit de vols commerciaux (plus économiques), cession de la flotte des 60 limousines appartenant au gouvernement, rétablissement de l’ancien drapeau national qui avait été supprimé par Mutharika…Et puis, il y a les choix qu’il faut assumer, droit dans ses bottes, ce même (surtout) s’ils ne sont pas toujours acceptés et compris : dévaluation de la monnaie nationale (le kwacha), légalisation de l’homosexualité (en dépit du conservatisme majoritaire de la population à ce sujet), prise de position ferme contre le président soudanais Omar El Béchir (poursuivi par la Cour pénale internationale et soutenu par une majorité de chefs d’Etat du continent).
 
Surtout, il y a la nécessité d’être pragmatique et attentif aux rapports de force en présence. Joyce Banda sait que la priorité à très court terme est désormais de renouer avec la communauté internationale et retrouver les faveurs des bailleurs de fonds étrangers en leur donnant des gages de bonne volonté. Avant les premières sanctions contre le gouvernement Mutharika, l’apport financier extérieur représentait 40 % du budget de l’Etat. Un poids significatif dont la présence ou l’absence peut signifier la réussite ou l’échec d’une politique. Les premiers mois de la présidence Banda peuvent d’ores et déjà  se targuer de premiers succès. La Grande Bretagne s’est engagée à renouveler sa coopération et  a promis une aide de 40 millions de $, alors que le Fonds monétaire international confirmait dans le même temps un prêt de 125 millions de $ sur trois ans.
 
Enfin, tout(e) homme (femme) d’Etat sait que par-delà l’agenda politique à brève échéance, les défis structurels majeurs de la nation dont il a la charge demeurent. Dans le cas du Malawi : pauvreté, chômage, pandémie du sida, faible diversification de l’économie…Une permanence de challenges à relever et une tâche immense qui nécessitera une vraie concorde nationale : « Je veux que nous nous tournions tous vers l’avenir avec espoir et un esprit d’unité. J’espère sincèrement qu’il n’y a pas de place pour la revanche. J’espère sincèrement que nous allons rester unis », concluait ainsi Joyce Banda dans son discours de prestation de serment. Puisse l’avenir lui donner raison.  
 
Jacques Leroueil 

Nkosazana Dlamini-Zuma, une nouvelle tête pour l’Union Africaine

L’épreuve de force était attendue et redoutée. Elle a bien eu lieu, mais son issue aura créé la surprise… et des remous. Jean Ping, président sortant de la Commission de l’Union africaine (UA), et favori présumé à sa réélection, a finalement concédé sa défaite au terme du 19e sommet de l’UA à Addis-Abeba le 15 juillet dernier. Le diplomate gabonais a pourtant cru jusqu’au bout qu’il pourrait emporter la décision. En vain. C’est donc Nkosazana Dlamini-Zuma, candidate de la nation Arc-en-ciel qui a prévalu. Mais l’épisode aura laissé des traces dans la mesure où l’Afrique du Sud a délibérément piétiné certains codes jusque-là en vigueur dans l’univers diplomatique feutré de l’institution panafricaine. Il avait ainsi toujours été entendu de façon tacite que la présidence de la Commission reviendrait à une « petite » nation. Subterfuge trouvé pour neutraliser les intérêts parfois antagonistes et préjugés égoïstes des poids lourds du continent (Afrique du Sud, Nigeria, Egypte…). De même assez étrangement, ce poste était en général la chasse gardée de l’Afrique francophone.

Ces codes volent en éclat puisque c’est désormais une ressortissante anglophone du géant économique africain qui dirigera l’Union africaine. Un changement d’époque et de style qui fait dire à certains que c’est la Force qui dicte sa loi au détriment des règles de bienséance non-écrites. Et qui nourrit une appréhension quant aux intentions réelles de l’Afrique du Sud, que d’aucun voit utiliser l’UA pour servir ses propres intérêts, et non ceux de l’Afrique dans son ensemble. Un procès d’intention qui devra tôt ou tard être confronté à la réalité des faits. Cette victoire à la Pyrrhus de Nkosazana Dlamini-Zuma est néanmoins une authentique consécration quant à l’accession des femmes au pouvoir. La sud-africaine rejoint ainsi d’autres illustres représentantes (Ellen-Johnson-Sirleaf, Fatou Bensouda, Joyce Banda…) dans le cercle encore restreint des femmes africaines de pouvoir. Le passage de flambeau entre Ping et Nkosazana Dlamini-Zuma traduit en tous cas une forme de rupture, ne serait-ce qu’au niveau du style de ce que pourrait être l’exercice du pouvoir. En revanche, il y a tout lieu de penser que les faiblesses intrinsèques de l’Union africaine continueront de perdurer pendant encore longtemps.

Un changement de style

Avec l’arrivée de Nkosazana Dlamini-Zuma, il y a tout lieu de penser que la méthode va changer. Pédiatre de formation et militante active de l’ANC durant l’Apartheid, la nouvelle présidente de la Commission de l’Union africaine aura été de tous les gouvernements depuis les premières élections multiraciales de 1994 en Afrique du Sud. Ministre de la Santé sous Mandela (1994-1999), des Affaires étrangères sous Mbeki (1999-2009), avant de finalement prendre le portefeuille de l’Intérieur (2009-2012) sous la houlette de son ex-époux, l’actuel président Jacob Zuma. Elle est sans conteste une apparatchik de l’ANC. La femme probablement la plus influente du pays après la figure tutélaire qu’est Winnie Mandela, ancienne compagne de Nelson Mandela et figure de proue de la lutte anti-Apartheid. Surnommée la « Dame de Fer », Nkosazana Dlamini-Zuma est connue pour sa poigne et sa détermination… tout autant que pour son manque de tact et son refus de compromis. Un caractère qui pourrait s’avérer à double tranchant.

Elle arrive à la tête d’une Union africaine en manque de repère et qui se cherche plus que jamais. Elle a pour elle une solide expérience à la tête de ministères régaliens de la première puissance du continent, et une bonne connaissance des dossiers internationaux. Bien qu’étant un exercice périlleux et hautement incertain, il serait tentant d’extrapoler une possible gouvernance Dlamini-Zuma à la tête de l’Union africaine à l’aune de ses actes passés, de son bilan. S’agissant de sa longue période ministérielle en Afrique du Sud (depuis 1994), la plupart des observateurs s’accorde à dire qu’il s’agit d’un inventaire en demi-teinte. Au ministère de la Santé, elle aura lutté en faveur des pauvres avec des soins gratuits pour les moins de 6 ans, interdit la publicité pour le tabac, et favoriser l’importation de médicaments génériques moins chers. Sans pour autant réussir à réformer en profondeur le système de santé, qui s’est progressivement délité. Un temps attaquée par les médias suite à un scandale (avec la commande par son ministère d’une comédie musicale visant à lutter contre le sida, payée par le contribuable mais jamais montée) et très sensible à la critique, Dlamini-Zuma avait alors souvent paru sur la défensive, prête à limoger quiconque élevait la voix autour d’elle plutôt que d’admettre ses erreurs.

Aux Affaires étrangères pendant une décennie (1999-2009), elle aura privilégiée une diplomatie tranquille, fondée sur la stabilité et le bon voisinage avec ses voisins, notamment le Zimbabwe de Mugabe qui se voyait progressivement mis au ban de la communauté internationale. Et dont les habitants émigraient par millions vers le grand voisin du Sud. A son actif doivent être citées la négociation d’un accord de paix en RDC (signé à Sun City en 2002), et la nomination de nombreuses femmes à des postes d’ambassadeur. En revanche, elle a confirmé sa réputation de ministre intraitable et autoritaire, usant jusqu’à la corde directeur de cabinet après directeur de cabinet. Adepte aussi de la politique du fait accompli, prenant souvent des décisions sans consulter ses différents partenaires. Enfin, avec l’accession de Jacob Zuma à la présidence en 2009, elle a héritée du ministère de l’Intérieur, chargée à ce titre de remettre de l’ordre dans l’une des administrations les plus inefficaces et corrompues du pays. Un poste qu’elle quitte après seulement 3 ans pour la présidence de la Commission de l’Union africaine. Avec là aussi des résultats en demi-teinte (le taux de criminalité sud-africain reste parmi les plus élevés de la planète).

De grands défis à relever 

Nul ne pourra dire que le nouveau poste de Dlamini-Zuma est une sinécure. A la mesure des besoins du continent, les défis à relever sont immenses. Et la marge de manœuvre très faible. Portée sur les fonts baptismaux en juillet 2002 à Lusaka (Zambie) à l’initiative des anciens présidents du Nigeria Olusegun Obasanjo, d’Afrique du Sud Thabo Mbeki et du guide libyen Mouammar Kadhafi, l’Union africaine était censée faire oublier son aînée agonisante, l’Organisation de l’unité africaine (OUA). La nouvelle institution panafricaine s’était fixé des objectifs très ambitieux: promotion de la démocratie et des droits de l’homme, stratégie ambitieuse de développement à travers le continent (notamment au travers du programme NEPAD). 

Une décennie a passé et les chefs d’Etat initiateurs de l’UA ont depuis disparu de la scène politique. Mais les difficultés précédemment rencontrées par l’OUA ont elle perduré. En dépit de l’élan initial et de la bonne volonté affichée par les principaux dirigeants africains, la nouvelle mouture de l’organisation continentale n’a guère convaincu jusqu’à présent. Et le pouvoir du président de sa Commission est en l’état actuel des plus réduits. Contrairement à la Commission européenne dont la fonction principale est de proposer et mettre en œuvre les politiques communautaires, son homologue africaine n’a aucun pouvoir. La dénomination de Secrétariat exécutif lui conviendrait sans doute mieux. Ce recadrage sémantique peut sans doute paraître cruel, mais c’est malheureusement la façon dont la plupart des chefs d’Etat du continent perçoivent la Commission de l’UA. Et la force de caractère ainsi que l’opiniâtreté de Dlamini-Zuma ne seront sans doute pas de trop pour tirer de l’inertie l’institution panafricaine. Son dynamique prédécesseur Alpha Oumar Konaré, premier président de la Commission de l’UA, paré de son statut d’ancien chef d’Etat et chantre d’une Afrique forte et unie, s’y était en son temps déjà essayé. Sans succès. Jean Ping aura eu le bon goût de ne pas jouer les troubles-fête et de se contenter de jouer le rôle de caisse-enregistreuse des décisions prises par d’autres. On a le bilan qu’on peut. 

A cette faiblesse patente de pouvoir de la Commission de l’UA, on ajoutera le fréquent immobilisme des chefs d’Etat et le manque criant de moyens de l’institution (le budget prévu de l’UA, qui représente un continent d’un milliard d’habitants, est de 280 millions $ pour l’exercice 2013, financé en grande partie par les partenaires étrangers. A titre de comparaison, la Commission européenne dispose d’une enveloppe de 147.2 milliards € en 2012 pour gérer les intérêts d’une communauté regroupant 500 millions d’individus, intégralement financée par ses états membres). Le siège flambant neuf de l’UA, inauguré fin janvier 2012 à Addis-Abeba et d’un coût de 200 millions $, a ainsi été intégralement financé et construit par la Chine. On reconnaîtra là certainement la générosité (pas forcément désintéressée) de l’Empire du Milieu. Mais on s’étonnera surtout de constater qu’aucun des 54 pays du continent n’est jugé bon de contribuer, si modestement soit-il, à ce projet censé représenter une Afrique fière et souveraine. Cette combinaison de facteurs (pouvoir réduit de la Commission, immobilisme et influence centrifuge des dirigeants du continent sur les grandes questions, faiblesse des moyens) aboutit à une difficulté structurelle réelle lorsqu’il s’agit de se positionner et d’agir de façon décisive sur les événements impactant certaines régions (Mali, RDC, Soudan, Zimbabwe, Madagascar, Printemps arabe…). 

On l’aura bien compris, les dossiers brûlants ne manquent pas pour les débuts de Nkosazana Dlamini-Zuma à Addis-Abeba. A 63 ans, elle a certes l’expérience et la poigne que nécessite son nouveau poste. Mais sa véritable réussite résidera dans sa capacité à pouvoir donner (enfin) un vrai pouvoir effectif à la Commission qu’elle dirige. Et sans se mettre à dos les chefs d’Etat, habitués à être traités en seigneur et attachés à conserver leurs prérogatives. Une vraie gageure, aux difficultés évidentes, mais qui si elle était relevée, permettrait à la nouvelle présidente de la Commission de définitivement faire entrer son institution dans le grand jeu géopolitique continental. Et d’inscrire son nom dans l’Histoire. Le vœu d’une « Afrique dotée institutions fortes et non plus d’hommes forts », cher au président Obama (discours d’Accra en 2009) aurait alors été réalisé.

Jacques Leroueil
 

La SADC : Géant ou nain africain ?

 

Un récent article de l’hebdomadaire britannique The Economist intitulé « Africa Rising » (l’Afrique qui monte) constatait qu’au cours de la dernière décennie, 6  des 10 économies ayant enregistré les taux de croissance les plus élevés de la planète étaient africaines. Avant de rajouter que sur 8 des 10 dernières années, le taux de croissance global de l’Afrique avait été supérieur à celui de l’Asie de l’Est. Pourtant, en dépit des nombreux progrès enregistrés, le poids relatif de l’Afrique à l’échelle de la planète demeure encore négligeable. En 2010, celui-ci représentait 2.7 % du PIB mondial (63 billions de $). Un ordre de grandeur qui bien que devant être considéré avec circonspection à bien des égards, situe le continent et son milliard d’habitants derrière l’Italie (60 millions d’habitants) ou le Brésil (190 millions d’habitants).

De la nécessité d'une intégration africaine

On l’aura bien compris, sous l’angle économique et pour des raisons précédemment évoquées à Terangaweb, la totalité du continent pèse peu, même pris «théoriquement » comme un ensemble homogène. Divisé aussi le plus souvent par les forces politiques centrifuges des pays qui le compose, son influence se réduit alors à la portion congrue sur la scène internationale.

A cet égard, l’intégration au sein de sous-ensembles régionaux constitue une sérieuse option dans la résolution de cette double difficulté africaine qu’est la faiblesse du continent à l’échelle économique et l’absence de réel projet fédérateur entre pays. Une approche inclusive, globale et gradualiste qui sans être parfaite, ni dénuée d’inconvénients, n'en constitue pas moins une réelle alternative de sortie par le haut. Probablement la meilleure en l’état actuel des choses. Le continent dispose déjà d'un certain nombre d'organisations intégrées économiquement et politiquement (UMA, UEMOA, CEMAC, SADC, EAC…). Chacune de ces entités ayant sa propre histoire, son agenda distinct, ses méthodes et moyens spécifiques, ainsi que son bilan caractéristique.

 

Une emblématique organisation régionale africaine : la SADC

 

Parmi ces communautés intégrées africaines, la SADC (acronyme pour Southern African Development Community ou Communauté de développement d’Afrique australe en français) occupe une place à part, celle qui revient au primus inter pares. Géant géopolitique et économique, la SADC cristallise les attentes et espoirs, mais aussi les doutes et craintes liés à la question de l’intégration africaine. Est-elle une structure interétatique qui fait la différence ou une coquille vide ? Fait-elle figure de modèle à émuler ou au contraire de contre-exemple à éviter ? In fine, au-delà du poids théorique de la SADC, quelle influence réelle sur la scène africaine ?  Une problématique à la mesure des enjeux de l’intégration sur le continent.

 

 

 

Etats membres de la SADC 

La SADC est officiellement née le 17 août 1992 au sommet de Windhoek (Namibie), en remplacement de la SADCC (Southern African Development Coordination Conference) fondée en 1980. Ce passage de flambeau avait alors valeur de symbole, car la SADC du début des années 80 était d’abord et avant tout une organisation inter-gouvernementale de 9 états d’Afrique australe (Angola, Botswana, Lesotho, Malawi, Mozambique, Swaziland, Tanzanie, Zambie et Zimbabwe) dirigés par la majorité noire, et qui luttaient collectivement contre la domination blanche de l’Apartheid sud-africaine. L’intention initiale était donc clairement politique. La fin des lois de ségrégation raciale en Afrique du Sud une décennie plus tard modifie de facto la donne et la nouvelle SADC qui est portée sur les fonts baptismaux réoriente son credo en tenant compte des temps nouveaux. Un changement de paradigme qui consacre la primauté de la dimension économique sur le volet politique.

 

Un géant économique aux pieds d'argile

 

La SADC d’aujourd’hui, c’est près de 260 millions d’habitants (le quart de la population africaine) sur une superficie de près de 10 millions de km2 (un tiers du continent) et pour un PIB d’environ 650 milliard de $ (environ 40 % du PIB continental). D’un point de vue pratique, l’intégration économique est réellement effective depuis 2000, date à laquelle une zone de libre-échange est progressivement instaurée. L’établissement de celle-ci n’a cependant pas de valeur contraignante puisqu’elle se fait sur la base du choix individuel de chaque état à la rejoindre. A ce jour, seuls 3 états membres sur les 15 que compte l’organisation ne l’ont pas encore fait (Angola, RD Congo et Seychelles).  Alors, la SADC géant économique africain ? A l’aune de la part relative de celle-ci au niveau du continent, assurément. Mais les chiffres ne disent pas tout. Les deux tiers de la richesse produite par la zone le sont en fait par le vrai géant, l’Afrique du Sud. Certains états membres de la SADC pourraient même être considérés comme des satellites relevant de l’aire d’influence de la nation arc-en-ciel (Lesotho et Swaziland notamment). Et à la différence d’autres organisations régionales africaines plus homogènes, les disparités socio-économiques entre nations sont parfois abyssales. Un seychellois dispose ainsi d’un revenu en moyenne 50 fois supérieur à celui d’un congolais. Une convergence économique à brève échéance est dès lors illusoire.  Enfin, on notera qu’il existe une juxtaposition d’autres ensembles sous-régionaux qui chevauchent, au gré de leurs pays membres, l’aire occupée par la SADC. Il en est ainsi de la SACU (Southern Africa Customs Union),  la COMESA (Common Market for Eastern and Southern Africa) et l’EAC (East African Community). Une situation parfois équivoque, et potentiellement génératrice d’intérêts conflictuels.  

 

 

Un bilan politique encore imparfait

 

Car au-delà de la dimension économique, l’autre aspect essentiel de la SADC est la gestion politique commune des intérêts de l’ensemble régional.  Education, santé, armes à feu, corruption… La SADC a progressivement instauré un ensemble de protocoles sur des enjeux collectifs spécifiques. Protocoles qui conditionnent ensuite la mise en place des politiques à l’échelon national. Un processus d’uniformisation qui est cependant à géométrie variable puisque nombre de domaines ne font l’objet d’aucune convention et continuent à relever exclusivement des gouvernements nationaux. A ce titre, bien plus que d’intégration, il faudrait plutôt ici parler de simple coordination politique. Un mécanisme allégé de coordination et de coopération, qui limite de facto la portée réelle du pouvoir de la SADC sur certaines questions contemporaines relevant de sa sphère (Madagascar, Zimbabwe, Congo…). 

 

Au final, quel jugement porté sur la SADC ? Un géant économique et un nain politique ? Une organisation régionale qui est le jouet d’intérêts politiques nationaux divergents, mais qui peut néanmoins s’avérer décisive pour jeter les bases d’une intégration économique réussie, vecteur de la prospérité de demain ? C’est tout cela à la fois et à ce titre, elle incarne bien les défis de l’intégration africaine. Avec sa part de possibilités et ses limites, ses espoirs et ses illusions.   

 

                                                                                                                                                                 Jacques Leroueil

                                                                                                                                                                     

                                                                                                                                                             

Guinée-Bissau : Maillon faible de l’Afrique de l’Ouest

 

Situation géographique de la Guinée-Bissau

La plupart des observateurs qui visitent pour la première fois la ville de Bissau, capitale de la Guinée-Bissau, s'accorde à reconnaître sa relative quiétude. Avec son architecture coloniale faite de vieux bâtiments hérités de la période portugaise, la municipalité dégage un charme suranné. Avec ses 400 000 habitants, on semble loin de l'activité frénétique de certaines grandes métropoles de la sous-région. Une ville provinciale en somme, sans grand dynamisme, un peu à la marge du monde, mais dont la torpeur est pourtant périodiquement brisée par les soubresauts violents de sa vie politique. Bienvenue en Guinée-Bissau : un volcan actif, qui alterne phases de sommeil et éruptions inopinées, et ce depuis son indépendance. Il y a près de 40 ans maintenant. 

Une nation au Destin heurté

Au sortir de la seconde guerre mondiale, le vent de l'Histoire souffle partout en faveur de la décolonisation. Le parti africain pour l'indépendance de la Guinée et du Cap-Vert (PAIGC) d'Amilcar Cabral, figure tutélaire du combat pour l'indépendance, est fondé en 1956. Une longue lutte armée s'engage alors, qui s'achévera par la reconnaissance officielle de l'indépendance du Cap-Vert (lire ci-joint un article du même auteur. Les trajectoires des deux pays ont sensiblement divergé.) et de la Guinée-Bissau en 1974, peu après la révolution des œillets au Portugal et la chute de la dictature d'Antonio Salazar. Le héros Cabral ne verra cependant pas cette ultime victoire. Il meurt assassiné en 1973 et c'est finalement son demi-frère, Luis Cabral, qui prend les rênes du pays au moment de son accession à la pleine souveraineté. Une nouvelle ère s'ouvre alors, mais pas celle espérée par les combattants de la Liberté.

Le PAICG qui accède à la tête de la Guinée Bissau indépendante fonctionne de manière bicéphale : une aile politique emmenée par Luis Cabral,  devenu président,  et une aile militaire dirigée par le commandant en chef des forces combattantes, Joao Bernardo Vieira, le premier ministre.  Le coup d’état de 1980 qui renverse Cabral au profit de Vieira est la victoire de l’aile militaire du PAIGC sur l’aile politique. Il y a là en germe la première difficulté de l’équation bissau-guinéenne, et qui perdure jusqu’à nos jours : la nature poreuse et ambivalente des rapports entre le politique et  le militaire, ce dernier ne s’étant jamais considéré comme aux ordres du pouvoir civil.

L'ère Nino Vieira

Joao Bernardo Vieira, dit Nino Vieira, va diriger le pays pendant près de deux décennies, et ce malgré plusieurs tentatives de putsch qu’il réprimera impitoyablement (notamment en 1985). Le point de non-retour est cependant atteint en 1998 lorsque Vieira s’en prend au général Ansoumane Mané, chef d'état-major de l’armée. Dans le cadre du conflit casamançais, les autorités sénégalaises soupçonnent les militaires bissau-guinéens de soutenir les forces rebelles du MFDC.  Sommé par le puissant voisin sénégalais de choisir son camp, le président Vieira décide de se retourner contre le sommet de la hiérarchie militaire. La réplique est terrible et le pays connait la guerre  civile pendant une année (6.000 morts et plus de 350.000 déplacés), jusqu’à la chute définitive de Nino Vieira en 1999. Des élections sont alors organisées dans la foulée et  c’est finalement l’opposant historique Kumba Yala, leader du Parti de la rénovation sociale (PRS) qui accède au pouvoir. Une première dans l'histoire du pays, dominée jusque-là par le tout-puissant PAICG. D'autant que Kumba Yalla est un Balante, l’ethnie majoritaire qui a souvent été marginalisée des hautes responsabilités au profit de l’oligarchie métisse. C’est probablement la seconde épine au pied bissau-guinéen : les clivages ethno-raciales qui ont contribué à créer un climat délétère, où les prétentions élitistes des uns se sont heurtées aux soupçons des autres de se voir spoliés et mis de côté.  Toutefois,  et de l'avis quasi-général, la gestion du fantasque président Yalla  est désastreuse.  Il est à son tour, renversé par des militaires en septembre 2003.  

Nino Vieira et Amilcar Cabral durant la guerre de libération.

Nino Vieira et Amilcar Cabral durant la guerre de libération 

Dans ce contexte de pourrissement généralisé de la situation, la voie est libre pour le retour de l’ancien homme fort du pays : Nino Vieira. Revenu au pouvoir à la faveur des présidentielles de 2005, Vieira se veut le restaurateur de l’ordre. Mais les temps ont changé et le rapport de force n’est plus en sa faveur.  Marginalisé par son propre parti le PAICG, qui a été repris en main durant son exil au Portugal par de nouveaux dirigeants tels que Malam Bacaï Sanha et Carlos Gomes Junior, il se trouve le plus souvent en opposition frontales avec ces caciques du régime. Mais il y a pire encore : l’armée ne lui a jamais pardonné les exactions de son long règne, et le considère donc avec la plus grande défiance. L’assassinat en 2009 du chef d’état-major général Tagmé Na Way, ennemi personnel de Vieira, est le signal de la curée. Le chef d’Etat est massacré à son domicile dans la foulée par un détachement de soldats. L’ère Vieira se clôt définitivement et elle s’achève dans le sang. 

Narco-Etat et anarchie 

De nouvelles élections présidentielles sont organisées, et c’est finalement Malam Bacaï Sanha, cadre historique du PAICG, qui obtient la présidence et nomme Carlos Gomez Junior comme premier ministre. Celui-ci tente, là où tous avant lui ont échoué, de mettre en place une réforme de l'armée. Restructuration qui passe notamment par une réduction significative des effectifs militaires et qui s’appuie sur un rôle renforcé de la police ainsi que sur un soutien matériel du puissant allié angolais, dont les pétrodollars lui permettent d’affermir progressivement une politique de puissance à l’échelle du continent tout entier. Un fait aussi révélateur du manque de confiance de Gomes Junior dans sa propre armée, de plus en plus divisée elle-même en factions. Au cœur de ses nouvelles dissensions entre militaires et civils, un nouveau facteur déstabilisant, la troisième difficulté majeure de l’équation bissau-guinéenne, qui plus est aussi la plus récente : le trafic de drogue.

Classé parmi les pays les plus pauvres de la planète (avec un IDH de 0.353 en 2011, au 176e rang mondial sur 187, voir ci-joint) la Guinée-Bissau n’a que peu de ressources présentement exploitables (les réserves prouvées en pétrole, bauxite et phosphates demeurant pour l'heure inexploitées) en dehors de l'exportation de noix de cajou. Pour le reste, la grande majorité de la population réside en milieu rural et vit péniblement de son labeur de cultures vivrières. Dans ces conditions, tous les moyens sont bons pour sortir du dénuement. Même si ledit moyen est illégal, et surtout si cela rémunère bien.

Instabilité, misère, impunité : un terreau fertile pour les barons de la drogue sud-américains qui ont tiré profit de la faiblesse structurelle de l’Etat bissau-guinéen pour faire du pays une étape où stocker la « marchandise » avant réexpédition vers l’Europe, leur marché final. Depuis 2005, les saisies de drogue transitant par la Guinée-Bissau, et effectuées par les services de répression européens opérant dans les zones maritimes internationales, ainsi que par les services locaux de lutte contre les narcotiques ont littéralement explosé. Un trafic dont la valeur serait selon certaines sources supérieur au PIB de la Guinée-Bissau (environ 1 milliard de $ en 2011), poussant certains observateurs à qualifier le pays de premier « narco-Etat » d’Afrique. Un lugubre qualificatif dont ce serait bien passé la Guinée-Bissau. Afin d’éviter toute mauvaise surprise, les caïds sud-américains se sont trouvés le meilleur des alliés possibles : l’armée. L’implication de certains de ses plus hauts gradés n’est un secret pour personne et la multiplication des véhicules rutilants, conduits tant par des officiers en vue que par des hommes « d’affaires » en provenance d’Amérique Latine dans les rues défoncées de Bissau suffit amplement à nourrir le soupçon d'argent sale de la drogue. Mais que vaut la rectitude morale quand on n’a pas pas touché sa maigre solde depuis des mois, si ce n’est des années ? Et que le frère d’armes moins regardant et sa clique d’appuis politiques disposent d’un train de vie à faire pâlir un cheikh du Golfe? Toute la question est là, et elle pose assurément une épée de Damoclès au-dessus du devenir de la nation bissau-guinéenne. 

Malam Bacaï Sanha meurt en janvier 2012, dans un contexte politique toujours aussi tendu (une tentative de coup d’Etat avait été déjouée le mois précédent). Vainqueur du premier tour des présidentielles anticipées, organisées peu de temps après, et grand favori, son ancien premier ministre Gomes Junior a été arrêté par les militaires le 12 avril. Il s'est depuis exilé à l’étranger. Un nouveau gouvernement civil a dans l’intervalle été mis en place, « agréé » par l’armée. Gomes Junior est un adversaire résolu de cette dernière, tant par ce qu’il critique sa propension à empiéter sur la sphère relevant du pouvoir exécutif que pour son inclination à couvrir de façon intéressée les opérations liées au trafic de drogue. La victoire de Gomes Junior  aurait très certainement signifié la fin d’une certaine impunité. A tout le moins, une marge de manœuvre réduite. Et le soutien affiché du grand frère angolais au candidat du PAICG a probablement poussé à accélérer le coup de force. Les mutins bissau-guinéens ayant fort justement tablé sur l’hésitation de Dos Santos à venir défendre par la force son protégé sous le regard désapprobateur des pays de la CEDEAO qui voient d’un mauvais œil cette incursion étrangère sur « leurs » terres. Tout cela ressemble à un immense gâchis. 4 décennies après une indépendance acquise de haute lutte, la Guinée-Bissau n’en finit décidément plus de lutter avec ses démons. Et la grande majorité de sa population continue toujours de vaquer sans bruit à ses occupations, sans illusion sur une éclaircie immédiate dans le ciel sombre de ce petit pays meurtri.   

Jacques Leroueil

Considérations sur la démographie mondiale

Les sujets d’ordre démographique ont de tout temps suscité interrogations et appréhensions, car ils posent avec acuité la question de la pérennité de l’espèce et de son environnement. Si la démographie a de tout temps suscité la curiosité des hommes (des auteurs antiques tels qu'Hérodote, Thucidide, Platon et Aristote sont déjà familiers de ce sujet), les thématiques qui lui sont liées varient elles dans le temps. Hier, explosion démographique et surpopulation ; aujourd'hui, transition démographique et vieillissement généralisé.  Un changement de paradigme qui est d'abord fonction de la tendance démographique d'une époque donnée, et qui est en soit révélateur du dynamisme du peuplement humain. 

Le XXe siècle qui s'est achevé aura par exemple été absolument unique dans l'histoire démographique. Un siècle qui aura été témoin d'une croissance exponentielle, et qui aura vu la population de la planète passée de 1,65 à 6,06 milliards entre 1900 et 2000, selon les estimations établies par l’ONU. Depuis, la barre des 7 milliards a été franchie. Une progression de près de 5,5 milliards de personnes depuis 1900,  alors que cet accroissement n'avait été "que" de 280 millions au XIXe siècle pour l'ensemble de la Terre .

A l’heure actuelle, la population mondiale continue d'augmenter chaque année de 80 millions de personnes environ (l'équivalent d'un pays comme l'Egypte) ; les deux-tiers de cet accroissement concernant l'Afrique et l'Asie. Ce tableau d’ensemble cache cependant de profondes disparités : dans certains pays développés (Allemagne, Japon, Italie) les conditions sont réunies pour un véritable crash démographique à relativement courte échéance. Quant aux pays du Sud, les problèmes de surpopulation que connaissent certains d'entre eux (Inde, Bangladesh pour l'Asie et Rwanda, Burundi pour l'Afrique) n'empêcheront pas que dans l'ensemble, ils devront faire aussi face au problème du vieillissement à plus ou moins long terme ; la transition démographique en étant la cause. Aspect particulièrement révélateur, la communauté internationale est progressivement passée, au fil des décennies écoulées, du vocable « d’explosion démographique » à celui plus mesuré de « transition démographique » consacrant de la sorte l’inflexion en cours de l’accroissement de la population mondiale.

La démographie : Un sujet historiquement ancien

Dès l’Antiquité, la question du nombre optimal de la population paraît en filigrane. Il est intéressant de constater que des sociétés telles Rome, l’Egypte et la Grèce, traditionnellement enclines à faire l’apologie de la procréation et de la famille nombreuse, pratiquaient et autorisaient la contraception et l’avortement. Certes, cette démarche, loin d’être d’inspiration étatique, était d’abord perçue comme un problème relevant strictement du couple, et donc de la sphère privée. Autrement dit, seul le danger associé à la grossesse ou l'impossibilité d'entretenir une famille nombreuse, pouvait la justifier. Il faut cependant attendre les travaux de Thomas Malthus à la fin du XVIIIe siècle pour que la question de la population (et de la crainte explicite de son excès) soit théorisée de façon systématique. Dans son ouvrage publié en 1798, Essai sur le principe de population, les préoccupations de démographie, et plus particulièrement de démographie économique, deviennent pour la première fois un champ de réflexion à part entière. Une augmentation de population est-elle bénéfique ou non pour la société et l'économie ? Telle est la problématique, dont Malthus pose les bases, et à laquelle il répond par la négative. « Ce n’est plus, comme en l’An Mil, la comète qui nous tombera dessus, mais c’est encore la fin du monde qui nous est promise : cette fois, les hommes eux-mêmes seraient, de par leur nombre, les artisans de leur propre perte », dit-il dans l’ouvrage ci-mentionné. 

Pour illustrer sa thèse, Malthus confrontait dans une opposition très nette deux lois, auxquels il donnait un tour mathématique frappant, qu’il est possible de formuler ainsi :

1) Toute population humaine, si aucun obstacle ne l’en empêche, s’accroît, de période en période, en progression géométrique.

2) Les moyens de subsistance ne peuvent eux, dans les circonstances les plus favorables, augmenter que selon une progression arithmétique.

Confrontant ensuite les deux progressions, il montrait sans peine que la première l’emportait énormément sur la seconde, qu’une antinomie formidable existait entre la faculté reproductive des hommes et la productivité de la terre. Néanmoins, Malthus ne prétendait pas que la terre soit arrivée à sa plus haute puissance de production et ne puisse nourrir beaucoup plus d’habitants qu’il n’en existait alors. Il soutenait en revanche l'idée que toute augmentation de la production alimentaire aurait pour conséquence une augmentation correspondante de la population. Chaque nation et la Terre entière devaient être considérées comme surpeuplées, non pas par rapport à la surface, mais par rapport aux produits disponibles. 

Démographie mondiale : évolutions et perspectives

Deux siècles plus tard, le monde compte 7 milliards d’êtres humains. Sept fois plus qu'à l'époque de Malthus ; l'Afrique comptant à elle seule autant d'habitants que la Terre entière à cette époque. Une Terre qui n'a jamais été aussi peuplée, et qui dans l'ensemble (cette notion "d'ensemble" cachant cependant mal de profondes disparités, toujours persistantes) n'a jamais été également aussi bien nourrie, grâce aux différentes révolutions agricoles connues jusqu'à nos jours. Pour reprendre l'idée malthusienne de surpopulation, la Terre n'est donc pas considérée en l'état actuel comme "surpeuplée" puisque sa production alimentaire d'ensemble permettrait de nourrir ses habitants. C'est la répartition de celle-ci qui pose problème : Excédents agricoles d'un côté (Amérique du Nord, Europe), disettes et famines de l'autre (Corne de l'Afrique, Sahel). 

Evolution de la population mondiale

Deux grands facteurs commandent l’évolution démographique. La fécondité et la mortalité. La première, bien qu’en forte baisse, tourne aujourd'hui autour de 2,5 enfants par femme au niveau mondial. En même temps, la vie s’allonge. Un bébé qui naît aujourd’hui peut espérer vivre 65 ans dans les conditions de mortalité actuelle, au lieu de 46 ans il y a un demi-siècle. Des moyennes qui masquent bien entendu d’importantes différences, suivant les zones géographiques.

Dans les pays occidentaux, les conditions actuelles militent pour un déclin démographique à moyen terme. La conséquence de cette évolution est inéluctable: d'abord une forte baisse de la croissance démographique (plus que 0,3 % par an actuellement) suivie d'une diminution en chiffres absolus. Ceci n'ira pas sans conséquence, naturellement, tant du point de vue de l'équilibre interne que de l'équilibre externe. Sur le plan interne, le vieillissement de la population posera de sérieux problèmes du point de vue du financement de la sécurité sociale. Le nombre de bénéficiaires ne cessera d'augmenter tandis que celui des contributeurs se rétrécira. La condition sine qua none à un relatif maintien du niveau de vie et des prestations offertes dépendra en grande partie de la croissance économique future. Il est cependant raisonnable de penser que le dynamisme d'une population vieillissante et donc sa faculté à susciter une croissance économique vigoureuse et durable n'égale pas nécessairement celui d'une population jeune. D'autre part, on peut penser qu'une population où la majorité du corps électoral est relativement âgée privilégiera les dépenses de santé ou de sécurité plutôt que celles d'éducation ou d'investissement, et partant son développement futur. 

D'un point de vue externe, la baisse de la part de l'Occident dans la population mondiale diminuera son influence relative dans le monde. De quel poids pèseront encore demain les discours vieillissants et moralisateurs d'une population en déclin ? Enfin, un monde riche, mais en déclin démographique devient naturellement un terreau pour l'immigration en provenance des pays les plus pauvres et ce avec toutes les questions que cela soulève. 

S’agissant des pays du Sud, il paraît pertinent de rappeler que sur les 7 milliards d'individus peuplant aujourd'hui la planète, 80% vivent dans ces pays. L'Afrique et son milliard d'habitants compte pour 14 % de la population mondiale.  La croissance démographique de ces pays est d'abord due aux progrès de l'alimentation, de l'hygiène et des conditions sanitaires ainsi qu'à un recul de la mortalité infantile et un relatif allongement de la vie. 

Evolution estimée de la population africaine entre 2010 et 2050. (Credit photo : Courrier International)

Et prévisions pour quelques pays…

Un accroissement qui devrait rester encore important au cours des prochaines décennies. La population de l'Afrique passerait ainsi selon les dernières projections de 1 milliard aujourd'hui à 2 milliards en 2050, et celle de l'Asie de 4 à 5,3 milliards. Une équation à venir qui sera ardue à résoudre, mais qu'il est néanmoins possible d'envisager avec une confiance raisonnable, en raison de la modification des comportements démographiques des populations du Sud. Ces dernières font dorénavant moins d'enfants tout en bénéficiant de conditions sanitaires améliorées dans l'ensemble.  

En définitive, il est désormais possible de constater à l’échelle mondiale, bien qu’à des degrés divers, un ralentissement progressif mais néanmoins inéluctable de l’augmentation de la population. Les propos alarmistes de ces dernières années relatifs à la surpopulation mondiale apparaissent donc de plus en plus infondés. D'année en année, les projections démographiques sont revues à la baisse. La population continue à croître, certes, mais le taux de croissance diminue régulièrement : il est passé de 2,04 % de croissance démographique annuelle en 1960 (maximum atteint historiquement) à environ 1,3 % aujourd'hui. Quant au nombre d'enfants par femme, il a aussi fortement diminué pendant la même période, passant de 5 enfants par femme en moyenne à 2,5. Il apparaît donc qu'aujourd'hui, le principal facteur de croissance de la population doive de plus en plus être trouvé dans l'augmentation de la longévité que dans la fertilité. La structure de la population mondiale par âge se modifie rapidement à l'échelle mondiale et ce dans le sens du vieillissement . L'âge médian est passé de 23,5 ans en 1950 à 28 ans aujourd'hui. En 2050, il devrait atteindre 38 ans. Quant aux proportions respectives de personnes âgées de moins de 15 ans et de plus de 60 ans, elles seront passées de 34 % et 8 % en 1950 à 20 et 22 % en 2050. Il faut donc se rendre à l'évidence : si la tendance actuelle se maintient, il n'y aura pas d'explosion démographique à l'échelle de la planète et ce qui s'est passé au XXème siècle du point de vue de la démographie ne se répétera pas. La population mondiale devrait se stabiliser à 10 milliards au XXIème siècle. 

 

Jacques Leroueil

Les milliardaires africains : Portrait d’une nouvelle élite.

Référence mondiale pour le classement des plus grandes fortunes, le magazine américain Forbes couvre de façon extensive depuis l'année dernière les africains les plus riches et propose un nombre croissant d'articles sur le parcours de ces (très) grands opérateurs privés. 16 milliardaires en dollars sont aujourd'hui domiciliés sur le continent selon les estimations du magazine. Ils étaient 14 en 2011… et 3 seulement en 2000. L'exposition médiatique nouvelle de ces Crésus africains engendre une curiosité grandissante à leur égard. Au demeurant, pour des acteurs économiques dont les opérations, fréquemment titanesques, peuvent exercer un impact sur des communautés entières (acquisition ou vente de sociétés, investissement dans l'outil de production, création d'emplois ou licenciements…), cette demande accrue d'information apparaît comme légitime et nécessaire. Qui sont-ils ? Où vivent t'ils ? Comment ont-ils fait fortune ? Autant de questions qui nous serviront de fil conducteur. Plongée dans l'univers très élitiste des plus grosses fortunes du continent.

Qui sont-ils ?

Dans le premier classement jamais réalisé par Forbes sur les 40 plus grosses fortunes du continent en novembre 2011, la journaliste Kerry Dolan énonçait une évidence : La totalité des membres de cette caste est masculine. Pas une seule milliardaire africaine recensée, même parmi d'éventuelles héritières. Une absence au plus haut niveau qui est à rapprocher de la part extrêmement faible occupée par les femmes dans la sphère des détenteurs d'actifs supérieurs au milliard de $ (seulement 21 femmes parmi les 1226 milliardaires, et majoritairement "filles ou femmes de…) à l'échelle de la planète. Révélateur d'un environnement économique dynamique, ces milliardaires "Made in Africa" sont d'abord des autodidactes (12 sur 16) dont la moyenne d'âge est de 61 ans. Une proportion de self-made men nettement plus élevée par exemple qu'en Europe où la reproduction capitalistique par le biais de l'héritage y est plus forte, et qui est caractéristique d'économies en transition au taux de croissance élevé. Une autodidactie qui ne signifie pas nécessairement que le grand capitaliste africain (à l'image de ses confrères vivant sous d'autres latitudes) "s'est fait tout seul" stricto sensu, mais qui dénote en tous les cas un sens de l'opportunisme certain dans l'art de saisir les bonnes occasions (lire à ce sujet un article du même auteur). Quant à la durée moyenne nécessaire pour accéder au rang de milliardaire, elle est d'environ 3 décennies. Le temps de poser les fondations d'un modèle économique efficace et capitaliser ensuite sur la durée. Mais tout est dans la notion de moyenne. Entre le jeune quinquagénaire qu'est le sud-africain Patrice Motsepe à qui il aura fallu une dizaine d'années seulement pour décrocher le jackpot, et le vénérable Onsi Sawiris dont le patient travail à la tête de son conglomérat égyptien s'est chiffré à plusieurs décennies avant de lui permettre de franchir le seuil psychologique du milliard de $, il y a tout un éventail de parcours.

Où vivent-ils ?

Sur les 54 pays que compte le continent, les 16 milliardaires africains recensés par Forbes se répartissent entre 4 d'entre eux seulement : Le Maroc (3), l'Egypte (7) , le Nigeria (2) et l'Afrique du Sud (4). Autrement dit les deux bordures du continent (Maghreb et Afrique australe) auquel s'adjoint le géant démographique nigérian. Au-delà d'un certain seuil de fortune, il semble que l'on pourrait reprendre la boutade qui veut que "certains soient plus égaux que d'autres". Ce constat ne signifie aucunement qu'en dehors des 4 pays précités, il n'y aurait point de salut pour ceux qui souhaitent faire fortune sous les cieux africains. Au cours de la dernière décennie, certains pays ont parfois enregistré des taux de croissance à deux chiffres (Guinée Equatoriale, Angola, Mozambique, Rwanda) dont les fruits ont en grande partie été captés par une nouvelle classe d'opérateurs économiques privés aux succès financiers qui n'ont, toute proportion gardée, rien à envier à ceux de leurs confrères cités par Forbes. Mais le Maroc, l'Egypte, le Nigeria et l'Afrique du Sud ont pour eux 3 facteurs décisifs qui expliquent pourquoi les milliardaires africains résident (pour l'heure) uniquement sur leur territoire.

1) Le niveau de développement de ces pays les placent de facto dans le haut de la hiérarchie africaine. L'idée force ici est qu'il est raisonnable de penser que si un pays est considéré comme collectivement riche, il y a alors de fortes chances de penser que cette richesse soit aussi observée de façon très "concentrée" à l'échelle d'individus. Le classement des milliardaires africains par Forbes en est la preuve empirique. En prenant comme critère de prospérité l'indicateur perfectible (à défaut de mieux) qu'est le PIB par habitant, il sera par exemple observé que l'Afrique du Sud dispose d'un revenu annuel par habitant d'environ 8.300 $, à comparer à la moyenne africaine d'environ 1.700 $. De même pour le Maroc et ses 3.200 $ de PIB /habitant. L'Egypte, bien qu'en deçà, affiche toujours près de 2900 $ par personne. En revanche, l'argument de ce premier point est en partie caduque pour le Nigeria, qui affiche un PIB/ habitant de 1.500 $ environ, en ligne avec la moyenne africaine (et même légèrement inférieur). Il a cependant pour lui un autre facteur décisif : le poids démographique.

2) Le poids démographique ou l'effet masse
Il est parfois des évidences qu'il est bon de rappeler : c'est la taille du marché solvable qui donne la mesure de sa capacité à absorber une quantité donnée d'offre de biens et services. Une offre proposée au prix du marché par nos entrepreneurs, et qui vient répondre à la demande d'un marché domestique qui demeure le plus souvent leur principal client. Plus ce marché sera conséquent et plus il sera aisé de jouer sur les volumes écoulés… et donc sur l'ampleur des profits. Une logique imparable qui privilégiera automatiquement les grands pays que sont le Maroc (33 millions d'habitants) l'Afrique du Sud ( 50 millions), l'Egypte ( 80 millions) et bien entendu le Nigeria (plus de 160 millions). On l'aura bien compris, il est statistiquement plus facile d'être milliardaire en $ pour un Sud-africain que pour un Gambien !

3) Le prisme de l'évaluation boursière
C'est le dernier élément qui explique pourquoi seuls 4 pays africains disposent de milliardaires en $. La très grande majorité de ces fortunes est représentée sous la forme d'un patrimoine évalué en actions cotées en bourse. Méthode habituelle d'évaluation des principales fortunes, mais néanmoins discutable car elle aura tendance à ignorer les patrimoines d'autres opérateurs ne disposant pas d'actifs financiers cotés (et donc difficilement évaluables) et à favoriser des ressortissants de pays aux marchés financiers relativement matures. Or, quelles sont les principales places boursières du continent ? Johannesburg (Afrique du Sud), Casablanca (Maroc), Le Caire (Egypte) et Lagos (Nigeria).

Comment ont-ils fait fortune ?

Dans son ouvrage "The Narrow Road : A brief guide to the getting of money", le multimillionire britannique Felix Dennis, magnat autodidacte de l'édition, évoque la nécessité de choisir la "bonne" montagne pour entamer son ascension financière ("On choosing the right mountain"). En d'autres termes, trouver un secteur porteur dont les opportunités permettront de faire la différence sur une durée de temps suffisamment longue. La leçon a été parfaitement intériorisée par les milliardaires africains. Télécoms, Finance, Distribution, Agroalimentaire, Construction & Immobilier… Tels sont les principaux secteurs qui ont fait la fortune de ce club très élitiste. L'explosion du marché des télécoms au cours des années 2000 aura par exemple généré dans son sillage la constitution de fabuleux patrimoines sur le continent (Sawiris, Adenuga, Mo Ibrahim, mais aussi à un niveau moindre un Cheikh Yerim Sow en Afrique de l'Ouest). Aujourd'hui, les derniers arrivés marocains de la liste (Benjelloun, Chaabi) sont plutôt actifs dans les secteurs financiers et immobiliers. Quant à Aliko Dangote, première fortune du continent avec 11.2 milliard de $, il a initialement percé grâce à l'importation de ciment, avant d'ériger un puissant empire agroaliementaire (sucre, farine…). Il oriente désormais ses efforts… vers la production de ciment ! Un retour aux sources pour l'ancien petit importateur, et qui bâtie aujourd'hui à coups de milliards de $ des usines flambant neuves aux quatre coins du continent (Nigeria, Côte d'ivoire, Sénégal, Ghana, Cameroun, Zambie, Afrique du Sud, Ethiopie). Avec un objectif clairement affiché : Devenir le numéro 1 mondial en surfant sur l'explosion de la demande africaine. "Quand la marée monte, tous les bateaux flottent (a rising tide floats all boats)" aurait probablement rappelé Felix Dennis.

Pour conclure

En 2000, il y avait 470 milliardaires dans le monde, dont 3 (0,6 % du total) résidaient en Afrique. En 2012, la totalité de la planète en compterait 1226, 16 (1.3 %) d'entre eux vivant désormais en Afrique. Le continent a donc sur-performé le reste du monde, mais il part de très bas. La seule ville de Londres comptabilise ainsi plus de milliardaires (41) que la totalité du continent (16). Sans parler de Moscou, record mondial (79) devant New York (59). La bonne performance africaine de la décennie doit donc être relativisée et il serait probablement plus juste de parler de "rattrapage". Pour la première fois cependant, les grands médias spécialisés s'intéressent aux grands capitalistes du continent, signe le plus évident que les choses changent. Le magazine Forbes montre ainsi la voie depuis peu en proposant des articles exclusivement centrés sur le Corporate Africa. Impensable il y a encore une décennie. Il faut cependant envisager avec circonspection ce type de littérature. Non pas tant en raison de la qualité intrinsèque des articles proposés sur l'Afrique (souvent d'excellentes factures) que par la nature même de l'ambition visée : Comptabiliser la richesse du monde. Une tâche démesurée qui montre très vite ses limites et qui bute sur la définition même de ce qu'est la fortune et sur la façon de la quantifier.

Cette difficulté n'est pas propre au continent africain. Ainsi, dans sa dernière édition parue ce mois-ci des milliardaires de la planète, la revue américaine comptabilise par exemple 14 milliardaires français en $. A titre de comparaison, le magazine économique français Challenges qui s'est fait une spécialité depuis de nombreuses années dans le suivi des plus gros patrimoines de France, évalue pour sa part à 51 le nombre de milliardaires français en € (dont la valeur est pourtant supérieur au $) pour son dernier classement de 2011 ! Idem pour le Hurun Report de Chine qui estime à 271 le nombre de milliardaires en $ résidant dans l'Empire du Milieu, alors que son confrère américain n'excède pas les 95. Le magazine chinois prend d'ailleurs soin de préciser qu'il s'agit d'une estimation "basse" de la réalité, les individus recensés ne constituant qu'une partie d'une classe d'hyper-riches probablement encore plus importante. En partant de l'hypothèse que les observateurs les plus proches sont généralement les plus informés, on pourra à bon droit accorder un certain crédit aux évaluations divergentes des confrères de Forbes lorsqu'ils s'agit de mesurer leurs propres milliardaires. Le même raisonnement pourrait à fortiori être appliqué à l'Afrique. Alors, combien de milliardaires africains ? Au vu de la complexité de l'exercice, aucun chiffre probant ne pourra être avancé et on restera dans le domaine des supputations. Une chose est sûre néanmoins : Il y a plus de 16 milliardaires en Afrique, ne serait-ce que parce qu'un certain nombre de chefs d'Etat présents et passés, ne font pas partie de cette liste d'opérateurs privés. La captation des richesses nationales par le contrôle de la machine étatique est malheureusement une possibilité qui est encore envisagée et pratiquée par certains dirigeants du continent. Et là encore, le décidément incontournable Forbes a proposé sa propre liste des dictateurs africains les plus riches. L'avers et le revers d'une même médaille : celle de la richesse en Afrique, légitime ou non.

 

Jacques LEROUEIL

Bilan d’étape sur la place boursière de Kigali

Le Rwanda Stock Exchange (RSE) a été officiellement lancé le 31 janvier 2011 avec l'introduction en bourse de la brasserie Bralirwa. Cette première cotation d'une entreprise nationale aura été une belle réussite. Avec une demande très supérieure à l’offre de titres proposée (taux de souscription de 274 %), les investisseurs se sont pressés pour acquérir les actions mises en vente. Un optimisme partagé par M. Pierre Célestin Rwabukumba, coordinateur en chef des activités au RSE lorsqu'il souligne que "la bourse du Rwanda est celle qui se développe le plus vite au sein de la sous-région". La Banque de Kigali (depuis le 1er septembre 2011) a depuis rejoint la Bralirwa à la cote, et d'autres entreprises nationales devraient prochainement suivre le mouvement.

Un an plus tard, quel premier bilan tirer de cette expérience inédite, notamment du point de vue actionnarial (environ 10.000 comptes-titres enregistrés) ? La performance exceptionnelle enregistrée par la Bralirwa, dont le cours de l'action est passé de 136 Frw [environ 0.23 $] au moment de la souscription à plus de 320 Frw [environ 0.53 $] aujourd'hui, a tout naturellement généré dans son sillage un intérêt spéculatif grandissant.

Un premier bilan actionnarial en demi-teinte

Très suivie, l'introduction en bourse de la Banque de Kigali aura été là aussi un franc succès. Mais depuis sa mise sur le marché il y a plus de 5 mois, le titre de la seconde société rwandaise cotée en Bourse fait du surplace autour de 125 Frw [environ 0.21 $], son cours d'introduction. La valeur avait pourtant clôturé à 190 Frw le 1er septembre 2011, son premier jour de cotation, en raison de la forte demande initiale pour les actions BK. Certains actionnaires de fraîche date ne peuvent cacher leur désappointement. Un employé d’une institution financière étatique résidant à Rwamagana indique ainsi avoir acquis 12.000 actions de la Banque de Kigali (BK) au moment de la souscription pour un montant de 1.5 millions Frw (environ 2.500 $). Comme d'autres, il reconnaît avoir acheté des actions BK en raison notamment du précédent Bralirwa. A ce titre, il se déclare "bien entendu déçu, car s'attendant à un résultat tout autre". Il ajoute toutefois que cette contrariété temporaire ne remet aucunement en cause "sa conviction d'avoir acquis des titres d'une institution solide" et conclue en assurant "qu'il continuera toujours à recommander l'investissement en Bourse comme un moyen de placement profitable sur le long terme".

Jean de Dieu Sekibibi, entrepreneur actif dans la construction à Kigali, abonde dans le même sens. Client de longue date à la Banque de Kigali et également instruit du succès initial de la Bralirwa, il s'est aussi décidé à parier sur l'avenir du premier établissement bancaire du pays en achetant 40.000 actions pour une mise de 5 millions de Frw au moment de l'introduction en bourse de la BK (environ 8.300 $). Il aurait lui aussi espéré un autre dénouement, mais aucune trace de regret ne transparaît dans sa voix. "Qui ne risque rien n'a rien" dit-il, et il poursuit en expliquant "qu'en tant que chef d'entreprise, il est sensible à la notion de cycles, au fait qu'il y a toujours des hauts et des bas. En Bourse, comme partout ailleurs". Il note aussi que "la culture de l'épargne au travers de placements en actions est totalement nouvelle au Rwanda", de même "qu'il faudra du temps pour que le grand public soit familiarisé, et que le marché gagne en maturité". Il conclue par la nécessité selon lui pour les professionnels du secteur de "fournir un effort important en matière de pédagogie et de communication".

Un marché en maturation et des perspectives solides

Interrogé sur ces différents points, M. Pierre Célestin Rwabukumba du Rwanda Stock Exchange, qui considère l'institution "comme une activité relevant du service public", convient que les réserves émises par certains investisseurs depuis le lancement officiel de la bourse l'année dernière sont tout à fait compréhensibles (peu de valeurs encore cotées, faible volume de transactions, nécessité de mieux éduquer les actionnaires et de plus communiquer, performances boursières erratiques) et qu'elles traduisent bien les difficultés rencontrées par une place financière naissante. Des désagréments passagers qui selon M. Rwabukumba "seront progressivement résorbés, au fur et à mesure de la maturation de la place boursière rwandaise. Le compartiment des valeurs va être amené à s'élargir progressivement, plusieurs sociétés souhaitant rejoindre à terme la cote, ce qui augmentera mécaniquement l'activité du marché. Et la vulgarisation progressive de l'investissement en Bourse amènera une amélioration et une sophistication accrue des prestations proposées aux épargnants. Avec à la clé plus de communication et de transparence", détaille ainsi M. Rwabukumba. Quant à la désillusion relative de certains actionnaires, le coordinateur principal du Rwanda Stock Exchange se veut pédagogue en insistant sur "la nécessité de remettre les éléments en perspective". Il indique ainsi qu'il serait "prématuré de prononcer un jugement définitif sur la performance boursière d'une action après seulement quelques mois, et que le succès rencontré a contrario par le titre Bralirwa devrait permettre à tout un chacun d'avoir une vision plus juste et nuancée de ce qu'est l'investissement en Bourse, avec ses attraits et ses risques".

Le revers et l’avers d’une même médaille, celle du placement financier. Une méthode d’épargne qui doit encore gagner ses lettres de noblesse au pays des mille collines. Les parcours boursiers divergents de la Bralirwa et de la BK constituent en tous les cas une bonne illustration de la nature aléatoire et incertaine des marchés financiers ; lieux de rencontre permanents entre acheteurs et vendeurs où les cours sont déterminés par l’intemporelle loi de l’offre et la demande. Que les acheteurs soient avides d’acquérir des titres et surclassent leur contrepartie vendeuse, le cours des actions montera. Que les vendeurs veuillent se défaire de leurs titres pour diverses raisons (besoins pécuniaires pressants, crainte de dévalorisation future de leurs actions…) et dépassent en nombre les acheteurs potentiels, une spirale baissière des cours sera mécaniquement enclenchée. Une logique boursière implacable qui n’est pas toujours comprise par les nouveaux actionnaires. S’agissant de la dissimilitude des performances entre les deux sociétés nationales cotées, les différentes sources professionnelles sollicitées (autorités boursières et courtiers) s’accordent en règle générale à avancer les éléments suivants : La brasserie Bralirwa est dans son domaine d’activité en situation de quasi-monopole, alors que la Banque de Kigali doit faire face à un environnement bancaire plus dur et compétitif, comparativement moins profitable. De même, la communication institutionnelle du brasseur vis-à-vis de ses actionnaires est vue comme plus efficace et claire, notamment s’agissant de la politique liée au versement des dividendes (parts des profits reversés aux actionnaires). Des éléments factuels qui expliquent probablement en grande partie l’évolution respective des deux valeurs jusqu’à maintenant.

Une chose est sure néanmoins : Il y a une réelle volonté de disposer à terme d'une place financière active. La bourse de Kigali devrait dès cette année passer à un système de cotation entièrement automatisé et électronique, et la régulation boursière du pays met déjà celui-ci au diapason des standards internationaux. Sur un laps de temps aussi court, les progrès sont évidents. Mais il reste encore beaucoup à faire. "Mettre en place un marché de capitaux digne de ce nom prend du temps et nous n'en sommes qu'à la phase initiale. Le défi est de taille, mais l'environnement économique au Rwanda est bon, les opportunités nombreuses et les perspectives prometteuses" conclue M. Rwabukumba. Une opinion qui fait écho à celle de M. Sekibibi qui indique en définitive "qu'acheter des actions de sociétés rwandaises, c'est simplement parier sur le développement futur de notre pays". "Et de ce point de vue, je suis plus que jamais optimiste !", achève t'il avec le sourire.

 

Jacques Leroueil

A lire du même auteur sur ce sujet : Rwanda, un marché boursier naissant : partie 1 et 2

La maturité du marché de la téléphonie mobile en Afrique

A la fin des années 90, la démocratisation rapide de la téléphonie mobile en Occident était vue par certains commentateurs comme un motif d'inquiétude pour les nations en développement, moins privilégiées en matière d'avancées techniques. Au premier chef, les pays africains, dont la grande majorité occupait les derniers rangs des classements en matière d'équipements en télécommunications. La notion de "fracture numérique" apparaissait et nombre de prévisions envisageaient un décrochage technologique des pays du Sud qui viendrait se rajouter à leur retard économique, déjà inquiétant. A l'appui de ces prédictions pessimistes, l'argument le plus communément invoqué voulait que nombre de ces pays qui, pendant des décennies, n'avaient pas été en mesure d'offrir à leurs populations un service fiable de lignes fixes sur leur territoire, seraient distancées encore un peu plus avec l'arrivée de ce nouveau médium de communication. Le scepticisme ambiant de l'époque reposait en définitive sur l'opinion qu'il était hautement improbable de sauter purement et simplement une étape majeure de l'évolution technologique. Ce sombre scénario était plausible, mais comme bien des prévisions à l'argumentaire pourtant convaincant, il ne s'est pas réalisé.

Aujourd'hui, le téléphone mobile est partout sur le continent. En 2000, il y avait 16 millions de mobiles actifs en circulation pour une population africaine de 800 millions d'habitants. Un téléphone pour 50 personnes. A la fin 2011, selon une étude de Wireless Intelligence, le nombre d'abonnés africains au téléphone portable atteignait 620 millions (supérieure à celui de l'Europe et en passe de devenir le deuxième marché continental de la planète après l'Asie, et devant l'Amérique) pour une population totale ayant désormais franchi le cap du milliard d'individus. Un téléphone pour moins de 2 personnes !

Un saisissant raccourci de l'explosion de la téléphonie mobile au cours de la dernière décennie en Afrique, et qui aura révolutionné en profondeur des pans entiers du continent. Sur le plan économique, cette démocratisation massive du téléphone portable (60 % de taux de pénétration pour l'ensemble de l'Afrique) aura permis la constitution de grands groupes télécoms prospères (en dehors du secteur des hydrocarbures, ces compagnies sont souvent leaders dans plusieurs pays en terme de revenus et d'investissements), qui opèrent le plus souvent à l'échelle de sous-ensembles régionaux (Orange, Bharti, Vodafone) et à la structure capitalistique africaine pour quelques géants du secteur (MTN, Orascom). Un impact économique qui au-delà de la constitution de quelques titans des télécoms panafricains, aura aussi permis à quelques habiles opérateurs privés de bâtir empire et de constituer fortune(Mo Ibrahim, Mike Adenuga, Cheikh Yerim Sow, Naguib Sawiris). Les télécommunications mobiles en Afrique, c'est un chiffre d'affaires global de 56 milliards USD en 2010 et plus de 3.5 millions d'emplois directs et indirects selon l'Union Internationale des Télécommunications .

Une croissance aussi forte trouve son explication dans une convergence de facteurs favorables ; les principaux étant une réglementation favorisant la concurrence, l’implantation de nouvelles technologies et un effort marketing adapté aux besoins des usagers. Dominés un temps par des monopoles d’État, les marchés des télécommunications africains comptent désormais parmi les plus concurrentiels du monde, les autorités de régulation ayant octroyé un nombre croissant de licences et poussé les opérateurs à étendre les services proposés. Cette concurrence accrue a incité les opérateurs à réduire progressivement leurs prix, développer les réseaux et proposer de nouvelles offres afin de protéger leur part de marché et en obtenir de nouvelles. Un cercle vertueux dont les usagers africains auront été, comme ailleurs dans le monde, les grands gagnants.

Il existe aussi quelques spécificités africaines dans le domaine de la téléphonie mobile. Il s’agit essentiellement d’un marché prépayé. Plus de 95 % des utilisateurs utilisent cette forme de consommation, et ceci sur la plupart des marchés du continent. De plus, le marché est toujours axé sur la communication vocale, seul le SMS s’imposant en dehors des services téléphoniques vocaux, qui correspondent à 90 % des revenus. Néanmoins, les autres prestations proposées par les opérateurs progressent rapidement, en particulier l'Internet mobile. Révélateur également de l'impact considérable de la téléphonie mobile, plusieurs autres secteurs de l'économie ont adapté leur offre en fonction de ce nouveau canal. Les institutions financières proposent ainsi de plus en plus de services de banque à distance (mobile banking), via le téléphone portable, afin de développer et de diversifier leurs services. De nouvelles applications, telles que M-PESA au Kenya par exemple, permettent ainsi le transfert d’argent.

Evolution du nombre d’abonnés à la téléphonie mobile en Afrique, 2005-2013
Passée cette phase de forte expansion enregistrée depuis le début du siècle, la téléphonie mobile en Afrique doit faire face aujourd'hui à de nouveaux défis. Si le nombre d’abonnés poursuit sa progression (mais à un rythme désormais moindre), le revenu marginal par abonné a été fortement réduit, atteignant moins de cinq dollars par mois sur de nombreux marchés. Cette baisse a redéfini les paramètres ayant traditionnellement une influence importante sur la rentabilité du secteur. En réduisant par exemple la dépendance au revenu moyen par utilisateur, elle a obligé les opérateurs à optimiser leurs modèles pour qu'ils restent viables. Les seuils de rentabilité restent bas, hormis pour les plus grands opérateurs. Le secteur est soumis à des mutations considérables, passant d’un modèle de développement basé sur la valeur à un modèle basé sur les volumes. Le coût des licences de téléphonie mobile augmentant et le développement d’une large base de clientèle étant indispensable, les besoins en capitaux sont plus importants. L’intensité de la concurrence augmente les risques de retours sur investissement négatifs et ne favorise pas une consolidation sur le long terme.

Mais parallèlement à ces défis, de nouvelles opportunités se présentent ; l’industrie de la téléphonie mobile cherche désormais à réaliser pour le marché de l’Internet ce qu’elle a fait pour la téléphonie vocale. Les obstacles sont nombreux : infrastructures limitées, coûts de la bande passante et de l’équipement de base élevés, faibles niveaux d’alphabétisation de la clientèle et marchés cibles réduits. Cette perspective est toute entière marquée par la spéci…cité des opportunités de développement en Afrique : un mélange unique de potentiel très prometteur et de retours sur investissements souvent incertains. Quoi qu'il en soit, le marché de l’Internet constitue bien la prochaine étape de l’expansion du secteur de la téléphonie mobile sur le continent. Et si les performances passées peuvent préjuger tant soit peu des résultats futurs, il y a tout lieu de demeurer optimiste.
 

Jacques Leroueil

 

Cap Vert : Un nouvel émergent

La disparition récente de la chanteuse Cesária Évora aura mis, le temps des hommages rendus à la Diva aux pieds nus, un coup de projecteur sur son pays natal, le Cap Vert. Nation insulaire de l'océan Atlantique située à l'extrémité occidentale du continent africain, le pays a longtemps souffert de son isolement. Confetti d'îles aux ressources naturelles insignifiantes, dénué de tout et frappé épisodiquement de terribles sécheresses qui auront éprouvé au-delà du raisonnable ses habitants, le Cap Vert sait ce que signifie l'hostilité de l'environnement et l'adversité des circonstances. Il a toujours dû composer avec et s'adapter en conséquence. L'émigration a longtemps été le choix le plus judicieux pour fuir cette difficile condition, et le pays est l'un des rares au monde (avec le Liban et l'Arménie notamment) à avoir aujourd'hui une Diaspora dont la population est supérieure à celle restée sur l'archipel (700.000 personnes contre une population de 500.000 résidents au Cap-Vert proprement dit). On l'aura bien compris, contrairement à d'autres nations qui semblent avoir bénéficié de la sollicitude de la Providence (ressources naturelles variées et abondantes, population nombreuse) le pays n'a pas pu compter sur une situation initiale qui lui soit favorable et son peuple a par la force des choses dû déployer des trésors d'ingéniosité pour simplement faire face au sort. Pourtant, ce qui a longtemps été perçu comme un désavantage semble aujourd'hui progressivement se retourner en faveur du pays.

Colonie du Portugal pendant plus de cinq siècles (les îles du Cap-Vert, alors inhabitées, sont découvertes et occupées par les explorateurs portugais à partir de 1456) jusqu'à son accession à l'indépendance en 1975 dans le sillage de la révolution des Œillets et de la fin de l'empire colonial portugais en Afrique, le Cap-Vert est une nation souveraine jeune. Mais qui peut d'ores et déjà se prévaloir d'une histoire contemporaine riche de périodes décisives : guerre d'indépendance, établissement d'une nouvelle souveraineté nationale d'inspiration socialiste sous la férule du Parti Africain pour l’Indépendance du Cap-Vert (PAICV) qui devra céder les rênes du pouvoir à son rival, le Mouvement pour la Démocratie (MPD) à partir de 1990 avec l'instauration du multipartisme, apprentissage graduel du jeu démocratique (avec la consécration de l'alternance par le retour du PAICG aux affaires, de 2001 jusqu'à 2011) et instauration progressive d'une gouvernance économique pragmatique et efficace, fondée sur l'économie de marché. L'énoncé succinct de ces différents cycles pourrait laisser penser à un enchaînement linéaire et régulier vers le progrès. A tort cependant, car il s'agit d'une construction empirique encore fragile, et en définitive toujours en devenir.

Le point d'inflexion majeur est à chercher au début des années 90, période correspondant à l'instauration du multipartisme et à la mise en place effective d'une économie de marché. 20 ans pour transformer progressivement le pays et faire d'une petite nation insulaire pauvre et isolée, un jeune modèle africain de croissance et de bonne gouvernance désormais considéré comme pays à revenu intermédiaire (depuis 2007). Une évolution heureuse qui doit être expliquée dans le contexte spécifique du Cap-Vert. Un constat tout d'abord, et on ne le redira jamais assez : A l'exception de ressources halieutiques importantes, le pays est dénué de tout. En raison de la configuration très particulière de l'archipel, seules 4 îles sur 10 disposent d'une activité agricole digne de ce nom et 90 % des besoins alimentaires doivent être importés. Dans le secteur primaire, seule la pêche couvre les besoins locaux et peut être partiellement exportée. Les ressources minérales sont insignifiantes et les activités de transformation dans l'industrie sont encore négligeables. Au large des côtes africaines et sans richesses propres, la tentation de prendre le large (émigration) a donc longtemps été le choix par excellence.

Transformer ses faiblesses en forces : un pari en passe d'être réussi

A partir d'un modèle économique initial centré sur une vaine tentative (mise en échec au vu des particularités géographiques du Cap-Vert) d'autosuffisance alimentaire, le pays se tourne progressivement vers les activités de services à haute valeur ajoutée (exploitation de la position géostratégique du pays pour développer le commerce de transit, le transport mais aussi le tourisme), le Cap-Vert devenant de facto partie prenante (et bénéficiaire) de l'économie mondialisée (il est officiellement membre de l'OMC depuis 2008). Et son isolement d'antan se transforme aujourd'hui en atout puisque désormais inséré dans le circuit des échanges mondiaux, le pays est positionné à équidistance du Brésil (le géant lusophone d'aujourd'hui et superpuissance de demain) et du Portugal (la puissance tutélaire d'hier et porte d'entrée du marché commun de l'Union Européenne). Les ressources halieutiques sont progressivement mises en valeur avec l'installation d'unités de transformation et de pêcheries industrielles.

La Diaspora cap-verdienne, présente principalement en Afrique de l'Ouest (Sénégal notamment) et en Occident (Europe, Amérique du Nord), et longtemps vue comme un triste symbole de la fuite des forces vives, est aujourd'hui à l'avant-garde du changement structurel que connaît le pays. Travaillant de concert avec les autorités du pays qui cherchent à canaliser sa contribution pour l'inscrire dans le schéma directeur de développement du Cap-Vert, elle apporte avec elle argent (12 % du PIB du pays), réseaux et compétences. Un concours décisif dans les circonstances actuelles. Même le relief accidenté, sec et venteux de l'archipel, jusqu’alors frein majeur au développement, est désormais mis à contribution avec l'essor des énergies renouvelables (l'éolien notamment). C'est ainsi qu'une situation initialement défavorable est progressivement inversée pour se changer en dynamique gagnante. Les chiffres corroborent en tous les cas ce changement : 7 % de croissance annuelle moyenne depuis 1993, un revenu par habitant qui a progressé de 165 % nets sur la même période et des indicateurs sociaux qui sont parmi les meilleurs du continent (espérance de vie de 72 ans, mortalité globale inférieure à 7 ‰, taux d'alphabétisation et accès à l'eau potable approchant tous deux les 80 %).

Mais le Cap-Vert "nouvelle mouture" a aussi son revers de la médaille qui ne saurait être passé sous silence. La croissance demeure inégalement répartie car elle bénéficie surtout au tourisme, au secteur financier, aux transports et aux télécommunications. C’est la raison pour laquelle, en dépit de la croissance soutenue enregistrée par le pays au cours des dernières années, la pauvreté et le chômage (30 % de la population active) continuent de toucher une partie importante de la population. Sans parler de l'aggravation des inégalités, notamment entre les populations urbaines et rurales, ces dernières se sentant laissées pour compte. De même, la plus grande exposition du pays aux échanges mondiaux, tout en étant un facteur de croissance majeur, rend aussi le Cap-Vert plus vulnérable à tout choc externe. Le modèle a ses propres ratés. Qui ne remettent cependant pas en cause le bien-fondé et la pertinence de celui-ci. La clé du succès actuel du Cap-Vert pourrait se résumer comme suit : Etre suffisamment réaliste et lucide pour faire avec ce que l'on a, tout en capitalisant opportunément sur le moindre avantage comparatif. Le tout dans un cadre d'ensemble garant de l'ordre et la stabilité (tant politique qu'économique) pour pouvoir faire à la longue la différence.

A l'origine du succès : Une classe politique responsable

Pedro Pires

Une recette gagnante, empreinte de réalisme et de pragmatisme. Sans miracle, mais fondée sur le bon sens, et dont la bonne exécution est à mettre à l'actif des dirigeants qui se sont succédés à la tête du pays depuis l'instauration du multipartisme en 1990. Il y a tout d'abord le courage du parti unique qu'était alors le PAICG de reconnaître que suite à l'effondrement du communisme, la nouvelle ère qui s'ouvrait imposait un nouveau paradigme politique (fin de la domination sans partage du PAICG et instauration du multipartisme) et économique (fin de la logorrhée anti-capitaliste d'inspiration socialiste et acceptation de la réalité de l'économie de marché) et qu'il fallait prendre le train en marche de l'Histoire. Au risque de perdre le pouvoir, le parti d'opposition du MPD accédant finalement aux commandes de l'Etat à partir de 1991, et ce jusqu'en 2001. Il y a ensuite l'audace du MPD de mettre en place un programme sociétal et économique en rupture complète avec ce qui s'était fait jusqu'alors et qui une décennie durant (de 1991 à 2001) contribuera à poser les fondations de ce qu'est aujourd'hui devenu le modèle cap-verdien. Il y a enfin la sagesse du PAICG, revenu aux affaires à la faveur d'une alternance réussie, de faire fi des querelles partisanes et de consolider définitivement les acquis engrangés par ses précédents adversaires politiques. Et enfin, de reconnaître une fois encore le verdict des urnes et de s'effacer de nouveau sans fracas devant la victoire électorale incontestable du MPD, de retour au pouvoir depuis 2011. Un modèle politique de démocratie et de bonne gouvernance qui aura été consacré de façon éclatante par la remise du prix de la fondation Mo Ibrahim à l'ancien président Pedro Pires qui a quitté le pouvoir l'année dernière par la grande porte. Cette réussite n'était pas gagnée d'avance. Il suffira pour s'en convaincre d'observer la trajectoire du frère lusophone qu'est la Guinée Bissau, état failli aujourd'hui qualifié de "narco-état" et soumis à une instabilité chronique, dont l'Histoire est pourtant si intimement liée à celle du Cap-Vert. Deux pays, deux parcours distincts, pour finalement aboutir à deux Destins que tout semble désormais opposer. 
 

Jacques Leroueil 

Burundi : une Nation qui joue avec le feu

L’Afrique des Grands Lacs a souvent fait l'actualité au cours des dernières années, et trop souvent pour les mauvaises raisons (Génocide au Rwanda et guerre dans l’Est du Congo notamment ). Les conflits et drames qui l’ont frappée ont marqué les esprits et nul doute que ces traces sulfureuses resteront longtemps encore dans les mémoires. La géopolitique de cette partie du continent est cependant dynamique et la donne change progressivement (stabilité et “miracle” économique rwandais, fragile retour a la normale au Congo orientale ).

Comparativement à ses deux voisins que sont le Congo et le Rwanda, le Burundi fait rarement les gros titres de l'actualité internationale et les grands médias semblent peu s’y intéresser. On pourrait en conclure que le pays est relativement épargné par les fléaux qui ont si durement frappé les pays limitrophes (tensions ethniques, génocide, conflits inter-étatiques, pillage des ressources naturelles). Ce serait néanmoins pécher par empressement, ignorance et naïveté que d’en arriver à cette conclusion. La faute sans doute à une illusion d’optique qui, en focalisant les regards sur l’ampleur des tragédies rencontrées ailleurs dans la région des Grands Lacs, aura insidieusement éludé les propres drames du Burundi, moins spectaculaires mais plus durables. Et qui sont toujours latents dans l’actuelle configuration politique du pays. “L'abcès” burundais n’a jamais complétement crevé comme chez ses voisins et le processus de putréfaction est toujours à l'œuvre, ignoré du plus grand nombre et sans possibilité immédiate de catharsis.

L'impasse de la situation politique actuelle

Le dernier soubresaut en date fait suite aux élections législatives et présidentielles de l’été 2010. L'opposition, unie face au président Pierre Nkurunziza, décide de boycotter ces deux scrutins et de pratiquer la politique de la chaise vide. Calcul stratégique déplorable dans un système pourtant conçu de telle manière que la mutualisation du pouvoir, et donc son partage, soit obligatoire. Validées par les observateurs internationaux, les élections ont été un succès technique, mais un désastre politique. Le processus électoral n’était pas terminé que les principaux dirigeants de l'opposition se réfugiaient à l’étranger ou prenaient le maquis (c'est le cas d'Agathon Rwasa, dirigeant des Forces nationales de libération [FNL], premier parti d'opposition). La violence n'a depuis cessé de s'amplifier (le massacre récent de Gatumba venant compléter la longue série macabre des attaques par des éléments "rebelles"). Dans un pays sortant d'une guerre civile larvée qui aura perduré plus d'une décennie (1993-2005), ce contexte exécrable peut être lourd de conséquence pour l'avenir. Dans une récente tribune (intitulée "Au Burundi, les symptômes de la rechute") parue dans l'hebdomadaire Jeune Afrique (numéro 2656), Thierry Vircoulon, directeur Afrique centrale d'International Crisis Group dressait un tableau sombre de la situation politique actuelle du pays. Et terminait sur une note menaçante : " Tout le monde est prévenu. Le feu est en train de couver dans le sous-sol de la maison Burundi et il pourrait facilement embraser les maisons voisines". Les observateurs attentifs de l'histoire du pays ne pourront que reconnaitre la validité de cette présente menace qui pèse sur le Burundi.

Une histoire contemporaine mouvementée

Le Burundi et le Rwanda ont plus que des points communs. Mêmes ethnies (hutus, tutsis, twas), un État-Nation centralisé de part et d'autre et antérieur à l’arrivée des premiers européens, une langue unique pour chaque pays (Kirundi au Burundi et Kinyiarwanda au Rwanda) et une même foi ancestrale en un Dieu unique (Imana), mêmes colonisateurs (allemand, puis belge), même politique néfaste avant l'accession aux indépendances (notamment sous l’ère coloniale belge qui en favorisant la minorité tutsie pratiquait le "diviser pour mieux régner", source de bien des frustrations dans la majorité hutue) et même climat délétère de tensions consécutives.

Après l’indépendance en 1962, l'aristocratie tutsie parviendra à conserver le pouvoir au travers de l'action de son parti politique (UPRONA), force dominante à l’échelle de tout le pays et les mouvements défendant les revendications hutues seront le plus souvent mis de côté. La monarchie ne sera abolie qu'en 1966 et les régimes successifs de Micombero, Bagaza et Buyoya tenteront, souvent de bonne foi mais en vain, d'apaiser les exigences de la majorité hutue tout en préservant le subtile équilibre permettant la conservation des acquis de la minorité tutsie. Sans même parler de sa préservation physique ; l'exemple rwandais ayant montré que la majorité hutue arrivée au pouvoir avait cherché à se venger des tutsis désormais déchus de leur précédente hégémonie. Meilleure garante de l'ordre et de la stabilité du statut quo, l’armée burundaise aura longtemps été une chasse gardée tutsie. Seul moyen avéré de pouvoir prévenir toute tentative de déstabilisation qui pouvait aller à l'encontre de ses intérêts, si ce n'est de sa survie. Mais ce dispositif défensif n'a cependant pas empêché des massacres inter-ethniques de grandes ampleurs tout au long de l'histoire contemporaine du pays (1965, 1969, 1972, 1988, 1991, 1993). Le scenario est toujours le même : les populations hutues, instrumentalisées par les partis extrémistes, se mettent a attaquer leurs concitoyens tutsis. L'ampleur des tueries est telle que l'on pourrait parler à bon droit d'une volonté génocidaire dont la conclusion n'a pu être menée à son terme qu'en raison de l'intervention décisive de l’armée. Cette dernière exerce alors le plus souvent une répression impitoyable et meurtrière qui contribue à figer les groupes ethniques de la société burundaise en ennemis irréductibles.

En 1993, le président Pierre Buyoya (leader du parti historique UPRONA) organise les premières élections pluralistes dans le pays. Il perd la présidentielle face au candidat du FRODEBU (Front pour la Démocratie au Burundi) le hutu Melchior Ndadaye. Celui-ci est assassiné peu après par des éléments conspirateurs de l’armée. Le pays s'embrase et les massacres contre les tutsis reprennent de plus belle. L'armée réagit de nouveau très violemment. C'est le début d'une guerre civile impitoyable qui durera plus d'une décennie, ponctuée de quelques épisodes saillants (mort accidentelle du président Ntaryamira, coup d’État de Buyoya en 1996, accord d'Arusha en 2000, partage progressif du pouvoir, montée en puissance politique du mouvement rebelle du CNDD-FDD) et qui fera plus de 300.000 morts .

Pierre Nkurunziza, président du Burundi

Le CNDD-FDD, dirigé par Pierre Nkurunziza, s'impose progressivement comme la principale force politique au cours d'une série de batailles électorales. Les victoires successives de ce parti majoritairement hutu sont en elles-mêmes la preuve éclatante de la recomposition du paysage politique après douze années de guerre civile, et mettent un terme au long tête-à-tête entre l'UPRONA et le FRODEBU. Nkurunziza est élu président en août 2005 et son accession à la tête de l’État a suscité de grands espoirs. En donnant le pouvoir aux anciens rebelles qui avaient été la cause de tant d’instabilité, une majorité de burundais a probablement espéré instaurer une paix durable. Mais ce pari initial et optimiste sur l'avenir semble aujourd'hui tourner court. Et les élections de 2010 n'ont au final que cristallisé les différents opposants du CNDD-FDD aux autres groupes hutus (PALIPEHUTU-FNL notamment) qui se sentent lésés et délaissés dans la nouvelle configuration politique. La recrudescence de la violence est depuis manifeste et elle va s'amplifiant. La courte accalmie des dernières années semble de plus en plus menacée. Certes, cette tension latente ne signifie pas que le pays a déjà basculé dans une situation de guerre. Mais elle dénote néanmoins avec acuité un contexte de passions qui pourraient s'embraser rapidement. Le Burundi doit veiller à ne pas jouer avec le feu.

L'économie en berne

Cette précarité de la situation socio-politique se répercute sur les fondamentaux économiques du pays. Il ne pourra en effet prétendre à une croissance forte et soutenue aussi longtemps que son environnement politique sera instable. Et en dépit des encouragements des institutions internationales qui dressent un bilan positif des progrès enregistrés au cours des dernières années en matière de gouvernance économique (discipline budgétaire, libéralisation du commerce extérieur), le Burundi reste l’un des pays les plus pauvres du monde (au dernier rang mondial pour le PIB par habitant selon les données du FMI en 2010). L’économie reste basée sur une agriculture de subsistance et la principale source de devises provient des exportations de café et de thé, deux productions très sensibles aux aléas climatiques et aux variations de cours sur les marchés mondiaux. Le budget est financé pour plus de moitié par l’aide extérieure (300 millions de $ par an en moyenne), ce qui rend la marge de manœuvre quasi-inexistante et la moindre réduction significative de cet apport peut avoir de fâcheuses conséquences. L’espérance de vie reste peu élevée et les deux tiers de la population ne mangent pas a leur faim.

En définitive, après un demi-siècle d’indépendance, le Burundi se cherche toujours. Tiraillé de toutes parts par des passions antagonistes meurtrières qui l'ont souvent mené au bord du précipice. Aujourd'hui, une fois encore, le pays connait des regains de tension qui pourraient faire basculer les circonstances et rouvrir la boite de Pandore des démons du passé. C'est un sérieux avertissement qui ne saurait être éludé, notamment par la communauté internationale qui a si souvent détourné les yeux et bouché les oreilles s'agissant du Burundi.

 

Jacques LEROUEIL