La violence, creuset de la plume d’Hakim Bah

Tachetures1 est une série de six nouvelles plus ou moins courtes. L’auteur, Hakim Bah, nous transporte dans chacune de ces nouvelles en Guinée Conakry. Il y traite de sujets assez attendus quand on plonge en littérature africaine : La violence sourde, son impact, la métamorphose qu’elle engendre sur ses victimes et la question du vivre ensemble. Il est important de souligner que lorsqu’on a dit cela, un bémol est à poser tout de suite. Tachetures est transposable dans n’importe quelle société de notre planète et je pense que c’est l’une des forces du livre. Cette violence  a, dans son expression, une forme d’absurdité. Après la lecture. Au moment où je vous écris. Car, quoi de plus absurde, lors de la répression d’une manifestation de lycéens ou d’étudiants guinéens par les hommes de main du pouvoir en place, de voir le désir naissant d’une relation amoureuse volé en éclats par le fait d’une balle qui pourrait être perdue ou visée? Pourquoi l’espoir qui se forme sous les pavés est-il anéanti si brutalement? Cette première nouvelle dont je vous ai parlé de manière détournée pour ne pas trop vous en dire, donne le ton de ce recueil. Il en définit un acteur central : la jeunesse. On me dira, la jeunesse guinéenne. Mais, j’ai le sentiment que ce livre dépasse largement le cadre de la Guinée. A l’explosion du partenaire accidentel de combat, la folie ou la déshumanisation de l’individu semble être une des voies de garage. Implacablement, le système répressif rattrape ses brebis égarées pour les remettre au pas.

Hakim Bah, écrivainCette nouvelle renvoie à des manifestations importantes en Guinée. Plus, on avance dans le texte, plus les viols se succèdent. Ils prennent des formes différentes et ne prenez pas au premier degré, ce que je dis. Mais pour faire simple, comme si cela est possible quand on fait de la recension, tout écart aussi minime soit-il est violemment, sinon cruellement sanctionné. Les dominants, les adultes usent de leur puissance pour assujettir, réprimer, briser toute forme d’originalité, de beauté dans l’individu. Une des nouvelles m’a d’ailleurs rappelé « I », une magnifique texte de la comorienne Touhfat Mouhtare publié dans le recueil Ames suspendues (éditions Coelacanthe, 2012). Le texte d’Hakim Bah fait écho à celui de sa consoeur comorienne. Ils sont écrits avec la même émotion, le même sentiment d’impuissance. Ils diffèrent sur les conséquences. Là encore la désorientation, l’incapacité à assumer un acte subi s’expriment sous le portrait brossé d'une jeune guinéenne par Hakim Bah.

Il est difficile de savoir s’il s’agit d’un dispositif littéraire voulu pour accentuer l’impact de la violence subie. Mais, ce sont principalement des femmes qui subissent les coups, les gifles, les viols. Que cette violence soit l’expression de l’institution politique, l’institution familiale ou l’institution du mariage. Elle se traduit aussi dans un impossible dialogue qui ne permet pas de saisir le propos de la victime. Tachetures, la dernière nouvelle, est de ce point de vue terrifiante. L’absurdité y atteint un tel niveau d’intensité que le lecteur pourrait se déconnecter si le processus narratif de la nouvelle n’avait pas été aussi rondement mené. La qualité de la plume tient en laisse le lecteur et la justesse du propos ne fait qu’asseoir la crédibilité d’une scène : une mère qui livre sa fille à peine pubère à la nuit guinéenne. Un dernier mot portera sur une nouvelle qui traite de l’albinisme, du rejet et encore une fois de la violence physique qui s’abat sur les albinos pour des raisons obscures.

Hakim Bah réussit en très peu de mots a faire parler cette jeunesse africaine. Quand on réalise que la moitié de la population africaine a moins de 20 ans, une attention particulière doit être apportée à cette prise de parole. Hakim Bah, 27 ans, est également dramaturge. Si sa plume doit encore gagner en puissance, il a déjà la maîtrise de la mise en scène de son propos. Comment sortir de ce cycle de violence est la question qui se pose à chaque lecteur et plus largement aux africains de ma génération et de celle de mes parents qui sont aux manettes du pouvoir et qui dévoient, oppressent cette jeunesse. Mais, là, c’est moi qui parle, et non Hakim Bah.

Le livre dont je vous ai parlé est court, mais il est particulièrement dense dans son propos. Je vous le recommande.

Laréus Gangoueus

1. Tachetures, recueil de nouvelles (éditions Ganndal, Conakry Guinée, 2015) / Photo Hakim Bah – source RFI

Jeunes d’Afrique : en 2015, soyez aigris !

jeunesse« Voyage en Mauritanie et aux USA à bord du Boeing 737 de la république du Mali. Contrôle technique OK. Dommage pour les aigris…. »

Le 1er août 2014, en plein scandale autour de l’affaire des surfacturations, l’ancien  ministre malien Mahamadou Camara a publié ce tweet qu’il a dû regretter depuis. Ainsi donc demander des comptes à ses mandataires sur la façon de gérer les deniers publics, c’est être aigri. Qu’à cela ne tienne ! en 2015, jeunesse africaine, sois aigrie !

Je ne suis pas adepte du « Africa is rising », ce mantra qui cache mal les réalités du continent et les défis auxquels il continue à faire face. Le discours de l’émergence ne résiste pas aux  6000 morts de l’épidémie de la fièvre Ebola qui est venue nous rappeler que nos bases demeurent fragiles. En 2014, l’Afrique de l’Ouest, friande de l’émergence à coups de ponts et de routes flambant neufs a quémandé de l’aide et même inspiré une chanson aux éternels sauveurs. Comme au bon vieux temps.

De quoi est faite l’émergence lorsque dans beaucoup de villes africaines, l’on peut encore mourir dans les couloirs d’un hôpital pour ne pas avoir pu payer de sa propre poche les frais de santé ? A quoi reconnait-on l’émergence alors que nos enfants font la guerre et que certains de nos dirigeants mêlent patrimoine privé et patrimoine de l’Etat ?

Peut-on sérieusement parler d’émergence lorsque la garantie la plus élémentaire de sécurité n’est pas assurée et qu’un groupe armé peut décimer des villages entiers et faire 2000 victimes ?

Toutefois, la jeunesse africaine, elle, émerge ! Insolente et aigrie, elle rappelle à ses dirigeants qu’aucun pays ne peut sérieusement parler d’émergence sans compter avec la moitié de sa population. Et elle rappelle au monde que nous ne sommes pas ce que nos dirigeants font croire de nous.

L’Afrique est riche de sa jeunesse et là est la véritable clé de son émergence. La jeunesse africaine a compris qu’elle ne peut et ne doit placer son salut en personne d’autre qu’elle-même.

Cette année, des pays qui se rendront aux urnes, cinq concentrent particulièrement les attentions (et les angoisses !) parce qu’ils sont situés dans cette région dont Ebola et Boko Haram ont révélé les fragilités : l’Afrique de l’Ouest. Ce sont le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinée, le Nigéria et le Togo. Les jeunes burkinabè n’ont pas attendu 2015 pour rappeler à ceux qui en doutaient que des aigris déterminés et disciplinés peuvent faire tomber les baobabs ! En 2015 rappelons à nos dirigeants qu’ils ne sont que des mandataires et que dans tout mandat, le mandant a le droit de rompre le contrat si l’autre partie ne remplit pas ses obligations. Sans heurts, sans violence.

Qu’on ne détourne pas notre attention et qu’on ne travestisse pas nos luttes.

Jeune électeur, ne laisse pas les politiques emmener le débat sur les terrains ethniques et religieux. Demande des comptes à ceux qui prêchent la bonne nouvelle politique. Quand ils auront fini de pleurer des larmes de crocodile et de se présenter en sauveur, demande-leur où sont passés les milliards qui ont disparu des finances nigérianes et à qui profite cette manne qui fait du pays la première puissance économique du continent. Quand tu auras rappelé à quelques-uns qu’un pays entier ne peut pas figurer sur la liste des biens d’une succession, surtout examine attentivement l’alternative que te proposent les candidats au sauvetage de la nation ! Quand ils te demanderont de leur renouveler ta confiance, jeune électeur, à ton tour, demande des comptes à ceux qui sont arrivés auréolés de la gloire de l’opposant historique et dont le seul programme de gouvernance se résume finalement à « c’était comme ça avant que j’arrive ». Jeune électeur, ne te laisse pas distraire par les luttes pour la succession au sein d’un parti et garde la tête froide au milieu de la cacophonie.

La jeunesse aigrie ne veut plus de guide éclairé, de grand timonier et de pouvoir immuable. Consciente de son héritage, elle ne renie pas son histoire, se souvient des grandes luttes et des grandes conquêtes et est reconnaissante à tous ceux à qui elle doit une liberté chèrement acquise. Mais la jeunesse aigrie ne veut plus de chaperon. Elle est instruite, éduquée et ordonnée, elle produit des idées et pose des actes, elle se sait personnage de son Etat, citoyen de son pays, de son continent et de son monde et ne s’en laissera pas compter. Elle observe, analyse et s’indigne.

L’indécence de nos politiques doit nous faire réagir. Les aigris que nous sommes ne peuvent pas rester indifférents à un dirigeant qui demande à son peuple de prier pour que l’électricité soit rétablie dans le pays, nous devons nous indigner de ce que 9 mois plus tard, les jeunes filles de Chibok aient disparu de nouveau, cette fois, de nos journaux et des discours de nos dirigeants, nous devons demander des comptes à ceux à qui nous avons donné mandat de nous diriger. Et leur rappeler – encore !- que ce n’est qu’un mandat, ce n’est ni un sacerdoce ni une mission sacrée. Ils ne sont ni oints ni élus de Dieu.

Spectatrice trop longtemps silencieuse des comédies qui se jouent au sommet de nos Etats, la jeunesse africaine a fini de rire. Désormais elle réécrit le scénario et monte sur scène.

En 2015, jeunesse africaine, n’oublie surtout pas que tu es « seul artisan de ton bonheur ainsi que de ton avenir ». Sois aigrie !

La jeunesse : histoire d’un nouvel acteur politique

Les médias ont parfois tendance à analyser tout phénomène comme neuf, immédiat, dépourvu d’histoire. Ainsi actuellement des « jeunes », considérés comme un nouvel acteur politique sur la scène africaine, que ce soit dans les révoltes du Maghreb ou les contestations qui ont actuellement lieu en Afrique subsaharienne. La « génération facebook », contestataire, révolutionnaire, est portée au pinacle, comme si sortie de nulle part, comme si personne ne l’attendait. C’est oublier un peu vite une tendance sociologique profonde qui s’exprime sur la scène politique subsaharienne depuis les années 1990 et dont les fruits arrivent enfin à maturité au début de cette deuxième décennie du XXI° siècle. Au Sénégal, le mouvement de protestation des jeunes « Y en a marre » est ainsi l’héritier d’une suite de mobilisations de la jeunesse au cours de la décennie 1990, qui va du mouvement « Set Setal » à la génération « Bul Faale ».

Historiquement, la première génération d’hommes politiques africains de la période moderne était composée d’hommes jeunes. « En 1946, sur 32 élus africains dans les assemblées françaises, 6 avaient entre 25 et 30 ans, 19 entre 30 et 40 ans, 7 entre 40 et 46 ans. Les cadres du mouvement nationaliste, les détenteurs des positions de pouvoir, en bref les  ̏ nizers˝, ont souvent été perçus comme des cadets. » (Jean-François Bayart, L’Etat en Afrique : la politique du ventre). Les cadres cooptés par le pouvoir colonial devaient avoir suivi l’éducation et les codes culturels français ou anglais, ce qui a donné aux jeunes de l’époque un capital social qui leur a permis de se démarquer des élites traditionnelles, fondées entre autre sur le droit d’aînesse. Les membres de cette génération arrivent au pouvoir au moment des indépendances alors qu’ils sont dans leur cinquantaine pour la plupart (Senghor, Houphouet-Boigny, Nkrumah, Bourguiba). Ils s’empressent dès lors de reproduire les schémas traditionnels du droit d’aînesse, noyautent les organisations de jeunesse reléguées au statut de bac à sable où jouent les petits enfants avant de venir dans la cour des grands, le parti unique.

Le politologue camerounais Achille Mbembé (Les jeunes et l’ordre politique en Afrique noire) explique que ces ̏ Pères de la Nation˝ vont mettre en place une « lecture parentale de la subordination ». Les jeunes doivent respect et obéissance aux pères, et toute contestation politique serait en quelque sorte considérée comme irrespectueuse, comme si un enfant insultait ses parents. Cette instrumentalisation politique des relations sociales et culturelles traditionnelles, le respect aveugle et inconditionnel des jeunes aux Anciens, ne commencera réellement à être remise en question qu’au cours de la décennie 1990.

Plusieurs évolutions sociologiques y ont conduit : le boom démographique postindépendance qui conduit à des situations où les moins de 30 ans composent souvent 2/3 de la population totale ; l’exode rural, synonyme de culture urbaine pour les jeunes, mais également de difficultés sociales et économiques, qui mettent sous tensions les autorités familiale, culturelle et sociale traditionnelles. L’approfondissement de la mondialisation et donc de la diffusion de la Modernité, à travers les médias (télés, radios, journaux, puis internet) et ses vecteurs puissants comme la musique, élargit encore le fossé entre la jeunesse et le reste de la société. Au-delà des aspects sociétaux de ce gap générationnel (codes vestimentaires des jeunes assimilés à une décadence par les adultes, culture rap hip-hop, culte de l’argent-roi et du sport business), l’hypocrisie du système traditionnel est également mise à nue : des démocraties de façade, une corruption généralisée des « Pères » et autres Autorités, mais surtout une impasse politique et économique, les leaders politiques censés être dignes de respect se révélant incapables de répondre aux aspirations basiques des jeunes et donc de la majorité de la population.

En 1990 au Sénégal, le mouvement Set Setal voit la réappropriation de l’espace public par les jeunes qui, au niveau des quartiers, ramassent les ordures, mènent des travaux d’assainissement et décorent et tagguent les murs et les espaces publics. Le message de mobilisation est fait sur le thème que le jeune ne doit plus être un sujet passif de l’action publique, mais un acteur entreprenant, maître de son environnement et de sa destinée. La jeunesse sénégalaise connait une seconde phase de conscientisation, plus diffuse, à partir de la seconde moitié de la décennie 1990, avec la génération Bul Faale, du nom d’un tube du groupe de rap Positive Black Soul. Le terme Bul Faale, qu’on pourrait approximativement traduire par « On s’en fout » ou « Don’t mind », symbolise la situation d’une génération qui assume son décalage avec le reste de la société, son contre-modèle. Le champion des arènes de lutte Tyson, autoproclamé leader de cette génération Bul Faale, en illustre bien certains des traits saillants : lutteur qui se débarrasse ostensiblement des gris-gris traditionnels et autres simagrées favorisant la chance, boxant et jouant de sa masse musculaire, il accompagnera la conversion de la lutte traditionnelle au sport-spectacle-business.

Voilà pour le versant grand public de cette génération. Au niveau des idées, la jeunesse des années 1990-2000, que ce soit au Sénégal ou dans le reste de l’Afrique subsaharienne francophone, s’en réfère à un panthéon syncrétique de figures d’autorité alternatives (parce que brisées par les tenants actuels du pouvoir) : Thomas Sankara, Patrice Lumumba, Kwame Nkrumah, Cheikh Anta Diop, Malcom X… Les jeunes Sénégalais y rajoutent des personnages comme Cheikh Ahmadou Bamba ou Lat Dior. Tous ces personnages se définissent plus ou moins par une sorte d’idéalisme dans l’engagement, de non compromission, qui les a peut-être conduit à l’échec mais qui les auréole de la stature d’héros pour cette génération qui en a marre des compromissions, des faux-semblants, des demi-mesures et des corrompus.

C’est à la suite de deux décennies de maturation culturelle, sociale et politique des générations 1990-2000 qu’émergent les mouvements de contestation actuels, au Sénégal, au Burkina, en Guinée, au Cameroun et ailleurs. Dans certains pays comme la Côte d’Ivoire, cette génération a pu profiter du trouble des évènements (les Jeunes Patriotes ont émergé comme un véritable acteur dans le contexte instable qui a suivi le coup d’Etat du général Gueï) pour arriver rapidement aux affaires, à l’instar de Guillaume Soro, Premier ministre à 35 ans.  

Il faut voir dans l’affirmation des jeunes sur la scène politique africaine les conséquences de l’intégration progressive du continent à la modernité sociale et politique. Nul doute que l’époque actuelle représente une opportunité historique pour les jeunes comme ont pu l’être les décennies 1940-1950 qui ont vu l’émergence des futurs « Pères des indépendances ». Il faut cependant se méfier d’une vision apolitique se satisfaisant d’une simple alternance générationnelle, d’un « jeunisme » béat. Etre jeune ne signifie pas être honnête, compétent, responsable, talentueux. L’exemple ivoirien est à ce titre révélateur du fait que le terme « jeunesse » ne veut pas dire grand-chose. Derrière ce mot, se cachent des réalités bien différentes. Entre le jeune de Yeumbeul au chômage dans la banlieue dakaroise et le jeune Sénégalais diplômé des grandes écoles françaises, promis à une belle carrière internationale, les perspectives et les besoins immédiats sont différents. L’enjeu à venir résidera sans doute dans la capacité des différentes composantes de cette jeunesse à s’allier autour d’idées et d’actions constructives communes, au-delà de la simple contestation.

Emmanuel Leroueil