À l’heure du cinquantenaire de l’Union Africaine, il est utile de rappeler que les défis communs aux africains ne manquent pas. Sous nos yeux, au cœur de la bande sahélienne se joue un drame touchant 30 millions d’individus: la disparition du seul grand lac de la région. Des chercheurs de l'Institut de Recherche et de Développement affirment qu’il aurait perdu 75% de sa superficie ces 40 dernières années. Face à cette situation, comment pourrait s'organiser la sauvegarde du lac Tchad? Où en sommes-nous avec les projets annoncés? Quelle leçon de coopération pourrions-nous en tirer? Rencontre avec l’ambassadeur de la cause, Emile H. Malet, directeur de la Revue PASSAGES et du Forum Mondial Du Développement Durable, et fondateur du think thank ADAPes, espace de réflexion sur des questions de relations internationales liées à l'énergie et à l’environnement.
- Pr. Malet, pourquoi avez-vous accepté d’être l’ambassadeur itinérant pour la sauvegarde du lac Tchad et en quoi consiste votre mission ?
J’ai accepté la proposition d’être ambassadeur itinérant pour la sauvegarde du lac Tchad à la suite du 8e Forum Mondial du Développement Durable (FMDD) qui s’est déroulé à N’djaména en octobre 2010. Cela m’a été proposé par le Président de la République du Tchad Idriss Déby Itno parce qu’il a considéré que le lac Tchad devait avoir une forme de représentation diplomatique afin de mieux faire connaitre les urgences de développement de ce territoire en même temps que la précarité qui le menaçait. Organisateur de ce forum, j’ai accepté avec enthousiasme cette proposition.
Depuis, je m’attèle par les moyens que j’ai, c’est à dire par la revue PASSAGES et par tout notre système de communication, à faire connaitre les problèmes de cette région: assèchement, déforestation, pollution, migration anarchique, sous développement, manque d’électrification. Bref c’est une région qui est un très bel espace naturel mais qui accumule les difficultés socio-économiques et culturelles. À cela s’ajoute depuis quelques années une instabilité grandissante à cause des groupes fanatiques et terroristes. Tout celà rend la situation du lac Tchad préoccupante.
- Quels sont les projets engagés dans le cadre de la sauvegarde du Lac Tchad?
Il y a des projets d’infrastructures globaux et des projets de sauvegarde immédiate.
Il est nécecssaire de restaurer toutes les infrastructures de la région, mais cela n’a pas été fait. Il faut trouver des accords entre tous les pays qui bordent le lac pour permettre de l’irriguer avec un niveau d’eau convenable. Nous n’en sommes pas là. Le lac Tchad manque toujours d’eau. Il y a des projets de dérivation mais ils ne sont pas financés. Sur un principe au moins, tout le monde est d'accord : il n’y a pas assez d’eau et il en faudrait plus. Mais comment faire? À ce niveau, il n’y a pour le moment ni d’accord opérationnel entre les différents Etats, ni de concours international qui permettrait cela.
Par exemple, pour qu’une dérivation éventuelle amène un niveau d’eau convenable – et soit efficiente – il faudrait totalement réaménager la région. Il y a une déforestation qui crée de l’assèchement et déstabilise le sol. Il est donc urgent de la stopper, voire de réimplanter des arbres en quantité, dessiner des routes, réaménager les plans d’eau, etc. Il y a des zones exondées qu’il faut traiter. Il faut réserver certaines activités à l’agriculture d’autres à la pêche, à l’élevage. Il y a un travail de réaménagement global qui doit se faire.
À coté de ces projets d’infrastructures globaux, il y a des projets divers qui sont financés. Le fond pour l’environnement mondial, par exemple, accorde des dotations financières de plusieurs millions de dollars à chacun des pays du bassin pour améliorer les échanges agricoles, l’élevage, la pêche etc. Le Cameroun par exemple reçoit de l’argent pour optimiser les récoltes autour du lac, le Tchad pour aménager les routes qui sont de son coté. De la même manière, il y a des projets éducatifs pour sensibiliser la population au développement durable. L’Union Africaine (UA) à travers la Banque Africaine de Développement (BAD) participe aussi à ces activités de développement.
Tout cela est bien mais reste insuffisant. Je crois que le lac Tchad est une urgence humanitaire et à ce titre doit faire l’objet d’un consensus de tous les pays qui le bordent (Cameroun, Niger, Nigéria, RCA, Tchad et la Libye qui fait partie de la commission du bassin du lac Tchad (CBLT)) mais aussi de l’ensemble des pays africains. Il faut que l’ensemble des pays africains considèrent que le lac Tchad est une priorité humanitaire parce que dans l’histoire, un endroit où il y a de l’eau est une source de vie et par conséquent une source de développement. Et s’il y avait une conjonction régionale, voire africaine, pour que le lac Tchad soit une sorte “d’incubateur économique“, cela profiterait à toute l’Afrique parce que ce qu’on fait sur cette région, on peut le faire au niveau des bassins du Niger, du Congo. Aussi, cela pourrait déboucher sur des coopérations régionales.
L’un des gros problèmes est la question de sécurité des populations. Le terrorisme, les rébellions, le radicalisme religieux contribuent à déstabiliser et à insécuriser la région. Mais autour du lac Tchad les populations sont déjà totalement insécurisées par les conditions de vie. Elles sont précaires : il n’y a pas de véritable habitation, pas d’eau potable, pas de moyens de scolariser les enfants: il y a donc une conjonction de facteurs défavorables.
- Vu l’urgence de la situation, pourquoi il n’y a toujours pas d’accord effectif entre les Etats ?
Il n y a pas d’accord entre les Etats parce que les intérêts ne sont pas toujours les mêmes. Les pays considèrent que l’amélioration de l’ensemble de la région du lac Tchad est une bonne chose, mais ils sont eux mêmes insécurisés et instables. Il y a eu tout récemment un changement de régime en Centrafrique. De même, l’instabilité en Libye affecte les autres pays du fait des milices armées venues de ce pays. Le Tchad est amené à prêter main forte aux troupes françaises au Mali; il est ainsi engagé dans une lutte interne. Le Cameroun comme le Nigéria font aussi l’objet d'attaque de milices terroristes et de mouvements fondamentalistes. Tous ces pays sont soumis à une instabilité liée à des raisons stratégiques ou économiques et, par conséquent, ils ne considèrent pas le lac Tchad comme une priorité, bien qu’ils reconnaissent tous qu’il y ait une urgence humanitaire. Le Tchad évidemment est beaucoup plus enclin à accorder une priorité à la sauvegarde du lac.
- Quel rôle peut jouer la société civile ?
La société civile a un rôle fondamental à jouer pour améliorer la situation précaire des populations, mais, pour ce faire, il est important que les Etats soient en mesure de gouverner de manière stable leurs territoires et notamment les parties limitrophes du lac Tchad. Si les Etats ne sont pas en mesure d’exercer une gouvernance respectueuse et efficiente, le travail des ONG devient difficile. Pour le moment, les questions sécuritaires et stratégiques font que le lac Tchad n’est pas une priorité d’action pour les Etats, ce qui complique grandement le travail des ONG. Elles ont aussi un rôle important à jouer sur le plan éducatif. Je pense qu’il faut pousser les populations à avoir un comportement responsable ; par exemple, éviter de couper le bois à la base, arrêter les dérivations sauvages des cours d’eau… Les ONG peuvent aider les populations à mieux se former à l’agriculture, l’élevage et la pêche.
- En dehors du désaccord entre les pays, quels sont les autres facteurs qui bloquent le financement des projets ?
La question de financement est conditionnée par certains critères socioculturels; les institutions ne sont prêtes à apporter leur concours qu’à la condition qu’il y ait un retour d’expérience satisfaisant. Or, quand on constate que les Etats de la région ne se mettent pas d’accord pour la coopération, que la déforestation continue, et que le développement comme les financements n’arrivent pas. Cela dit, et c’est là que le bât blesse: il y a des financements disponibles qui ne sont pas utilisés parce qu’il est impossible d’évaluer les travaux qui seraient faits à partir de ces contributions. Par ailleurs, il est vrai, du fait de la crise économique, que l’aide public au développement (APD) des pays occidentaux a baissé, qu’il y a moins d’argent pour les actions de développement.
- Qu’en est-il des financements dits innovants?
Ces financements sont orientés pour les activités répertoriées et étiquetées "développement durable". Or, il est très difficile d’engager par exemple un programme d’énergie renouvelable dans des territoires qui sont désertifiés et sans aucune ressource, parce que, plus vous allez vers des solutions écologiquement responsables, plus vous engagez des nouvelles technologies, et plus les populations doivent être éduquées dans cette voie. Le financement innovant va là où il trouve les conditions satisfaisant ce label écologique qui, malheureusement, n’est pas encore présent parce qu’on constate un retard socioculturel considérable autour du lac Tchad.
- Auriez-vous un appel à lancer ?
Il faut tout entreprendre en même temps. Il faut que les Etats africains aient une meilleure gouvernance, il faut qu’ils fassent que la societé civile soit plus éduquée, mieux formée et ait accès à plus de responsabilité. En même temps que cet effort des Etats africains, il faut que les institutions internationales soient plus généreuses en financement et en projet. Par ailleurs, il faut qu’il y ait un accompagnement international au niveau des investissements, un accompagnement social, une certaine formation des populations; il ne faut pas simplement investir dans des projets et les laisser en déshérence. Il faut une conjonction de meilleure gouvernance locale et de plus de générosité dans les financements internationaux. La situation géostratégique doit s’améliorer. Dès qu’il y a insécurité, les investissements sont stoppés. Il faut donc arriver à une conjonction de plusieurs actions : plus de sécurité, une meilleure gouvernance, plus de générosité et que tout ça soit coordonné pour avancer vers un développement durable, et éviter ce qu’on a fait jusqu’à présent: un égoïsme des Etats ou des individus et qui se fait au détriment du bien commun. Mais si un jour nous arrivions, au niveau du lac Tchad, à cette gouvernance améliorée et à ce que la communauté internationale considère que c’est une urgence, à ce moment nous pourrons voir se développer un incubateur de développement et de prospérité qui serait non seulement un bien pour les pays limitrophes, mais aussi un exemple pour toute l’Afrique. C’est comme ça que les continents se sont développés: des poches de développement ont irradié l’ensemble des territoires.
Je pense qu’il faut faire émerger des solutions d’espoir. Les gens voyant qu’il y a des fleurs qui apparaissent quelque part, considèrent qu'elles peuvent aussi avoir leur place dans leur jardin; et, petit à petit, de nouvelles actions postives sont générées. Je crois qu’il faut donner confiance aux gens. Le développement, c’est aussi une question de confiance.
- Un dernier mot pour la jeunesse africaine
Le continent africain a une pyramide démographique inversée par rapport celle de l’Europe, c’est à dire qu’il y a plus de jeunes en Afrique. C’est à la fois un facteur d’optimisme et de préoccupation. Un facteur d’optimisme parce que plus de jeunes signifie plus de vie, d’actions à venir, de perspective. C’est une préoccupation parce que l’Afrique aujourd’hui a fait des grand progrès au niveau de l’éducation et de la formation avec beaucoup de diplômés mais aussi beaucoup de chômage. Elle doit se prendre en main et ne peut pas, sur la question sociale, tout attendre des pays du nord qui eux aussi sont en grande difficulté économique. L’Europe, les USA, le Canada et tous ces pays qui avaient besoin d’une forte immigration notamment de jeunes diplômés, la restreignent aujourd’hui parce qu’ils sont confrontés au chômage. Réfléchir à cet aspect du problème et trouver des débouchés à toute la jeunesse, et notamment aux jeunes diplômés devrait être une préoccupation majeure.