Cheikh Hamidou Kane s'est de suite imposé comme un des écrivains africains incontournables avec la parution en 1961 de L'aventure ambiguë. Dans cette œuvre majeure de la littérature du XXe siècle, l'auteur pose une problématique consubstantielle à l'Africain, à savoir la nature de son identité face aux nouveaux défis qui lui sont imposés par l'enseignement dit moderne et assurément matérialiste de la puissance occidentale ; civilisation colonisatrice dotée de particularismes organisationnels qui lui sont propres et constitutifs de son être. Une interrogation qui se pose avec une acuité déterminante lorsque cet homme est un fervent croyant en Dieu et fait de cette spiritualité sa raison d'être.
Cette question majeure et incontournable de l'identité – sa construction dans deux univers différents à savoir la société traditionnelle et le modernisme occidental – habite le personnage principal, le jeune Peul Samba Diallo, façonné à la fois par l'enseignement coranique et par les préceptes de ses études supérieures en philosophie faites à la métropole. Dans le village, le maître coranique qui est aussi gardien des traditions des Diallobé, voit en Samba Diallo l'élève prodige. A la manière du patient artisan qui laborieusement fait sortir l'or précieux de sa cosse, le professeur travaille à ce que Samba se débarrasse de son ignorance crasse et embrasse Dieu l'Incommensurable.
A cette fin, le maître emploie une éducation forgée dans le stoïcisme le plus rigoureux qui en dépit de sa sévérité la plus extrême conduit le jeune impétrant à un état de ravissement extatique dans sa communion avec la Divinité. Les longues et épuisantes récitations coraniques deviennent très vite un bonheur infini. Mais avec la venue des Français arrive leur école. En qualité de fils de dignitaire et d'étudiant brillant, il se doit de la fréquenter pour discerner au mieux les défis des temps nouveaux et les meilleurs moyens sinon de les contrer du moins de les assimiler à la tradition pour que le peuple des Diallobé ne sorte pas vaincu mais renforcé de la confrontation des deux civilisations.
Élève des plus doués dès le premier cycle scolaire, il fait part à son père de son embarras sur les contradictions de la perception du monde existant entre l'enseignement prodigué par le maître coranique et celui reçu à l'école. Le second ne l'éloignerait-il pas de Dieu ? A Paris, dans le cadre de ses études supérieures où il se frotte aux principes mis en avant par les philosophes de la vieille Europe, son désarrois ne fait qu'empirer et devient insoutenable. Samba Diallo, jeune intellectuel africain en France, ne réussit pas à réaliser cette union constitutive d'une nouvelle identité prenant en compte le matérialisme occidental et les vertus d'une société traditionnelle où Dieu est le grand architecte. Mais une telle union de deux conceptions du monde qui serait constitutive d'une identité nouvelle, originale, n'est-elle pas impossible ?
De ce conflit intérieur d'une violence inouïe, Samba Diallo se noie dans une ambiguïté qu'il n'est pas à même de dépasser. Son père auquel il confit ses peurs le rapatrie au village, cela pour le faire revenir dans la maison de Dieu. Mais il est trop tard. Samba Diallo périt dans la confusion, l'indécision, le doute. L'insupportable étrangeté le condamne. Ou bien devrions-nous dire pour être plus exact que Samba Diallo se condamne à la mort.
Au regard du parcours de Cheikh Hamidou Kane, nous ne pouvons pas ne pas penser que l'itinéraire de Samba Diallo ait été, du moins en partie, inspiré par celui de l'écrivain. Il est plus que probable que celui-ci ait souffert des angoisses issues des même interrogations. Peul, né en en 1939, façonné par les traditions et par l'enseignement coranique, il fut lui aussi amené à faire de longues études dans l'école de la puissance colonisatrice qui lui fournit des Connaissances qu'il mit en pratique tout au long de sa vie – il décède en mai 2009 – dans ses fonctions publiques tant nationales que internationales. L'aventure ambiguë va plus loin que les interrogations concernant la négritude et les réponses que celle-ci propose sur la problématique identitaire. D'ailleurs il dira de la négritude : « J'avoue que je n'aime pas ce mot et que je ne comprends pas toujours ce qu'il recouvre ».
La réflexion identitaire posée par Cheikh Hamidou Kan dépasse le continent africain. Elle s'adresse à toutes ces personnes qu'elles soient ou non africaines vivant dans des sociétés traditionnelles organisées par et dans Dieu et qui par la colonisation ont été soumises à une acculturation violence source de traumatismes ressentis dans la plus grande douleur. Il en est né une remise en cause qui a fait fondre leur identité originelle dans un maelström. La parole de Cheikh Hamidou Kane est toujours d'un grande actualité. Il est vrai que les indépendances telles qu'elles se sont faites pouvaient difficilement apporter des réponses idoines à cette quête identitaire.
Hervé Ferrand
Article initiallement paru dans Ballades et escales en littérature africaine