Comment faire ?

Lenin_book_1902En 1863, Nikolaï Tchernychevski, écrivain et penseur socialiste dans la Russie tsariste féodale, publiait un roman qui allait influencer des générations de jeunes penseurs et activistes, bien au-delà de ses frontières. A notre époque, peu ont eu l'occasion de lire dans le texte ce monument de la littérature russe, mais peu ignorent la puissance évocatrice de son titre : « Que faire ? »

Suite à l'essai politique éponyme de Lénine de 1902, « Que faire ? » est devenue la question par excellence de tous les aspirants à la révolution du XX° siècle. Notre époque s'étant convertie au langage bourgeois du monde des affaires et pseudo-scientifique de la technocratie managériale, l'injonction du « que faire ?» a muté d'une bien étrange manière. Elle se matérialise désormais, sous la plume des cadres réformistes politiques ou économiques, en objectifs compilés dans des plans d'orientation stratégique pluriannuels, couplés comme il se doit par des objectifs de performance qui permettent d'en assurer le suivi. La chose paraît moins romantique, comme si mécanisée et déshumanisée, mais l'objectif reste bien le même : face à un héritage historique imparfait, que pouvons nous faire pour améliorer les choses ?

L'héritage historique africain étant ce qu'il est, le continent noir est devenu le lieu par excellence du « Que faire ? » , qu'il s'exprime sur le ton enflammé des révolutionnaires ou compassé des réformistes. Pourtant, malgré la tonalité des discours, les conclusions sur les objectifs à atteindre se recoupent souvent : « développer » l'Afrique, mettre fin à la pauvreté, insérer les jeunes dans le marché de l'emploi, améliorer les conditions et le niveau de vie des populations, redonner leur dignité et leur fierté à tous les laissés-pour-compte. Certes, et fort heureusement, des divergences continuent à s'exprimer sur le niveau souhaitable d'inégalités dans la société de demain, sur ce qui doit relever de biens publics ou privés, etc. Enfin, au-delà des discours, la diversité des intérêts des acteurs en présence conduisent bien entendu à privilégier des objectifs de court-terme différents.

Alors que les conditions de réalisation du changement n'ont jamais été aussi fortes en Afrique – boom démographique, niveau d'éducation plus élevé que jamais, masse critique de capitaux réels et potentiels pour des investissements, dynamique de croissance du PIB et même, malgré des soubresauts persistants, institutions plus robustes et plus inclusives – il peut sembler temps de se demander si l'on se pose vraiment la bonne question. Faut-il continuer indéfiniment à se fixer des objectifs sur lesquels tout le monde est d'accord, ou commencer à réfléchir sérieusement sur les moyen précis de les réaliser ? Bref, passer du « Que faire ? » au « Comment faire ? ». En finir avec la foi naïve en l'auto-réalisation de ses objectifs pour peu qu'ils soient « nobles », en finir avec l'auto-satisfaction facile qui privilégie le discours à l'acte, maladie d'enfance de l'intellectualisme.

En avril 1917, alors que l'Europe entière est secouée de convulsions liées à la grande guerre, que le socialisme est passé de mode pour faire place au discours nationaliste guerrier, Lénine appelle ses camarades bolcheviks à mener la révolution communiste en Russie. Ces derniers ne veulent pas, estimant que ce n'est « pas le bon moment ». En effet, quelques mois auparavant, en février 1917, la Russie a déjà connu une révolution, démocratique et libérale. En mener une seconde à quelques mois d'intervalle relève, pour des cadres communistes comme Bogdanov, de la pure « folie », accusant Lénine d'en être atteint. Ce dernier leur répondra par une injonction qui mérite sa place dans les annales de l'histoire : « il n'y a pas de bons moments, il n'y a que des opportunités à saisir ».

Au regard du contexte actuel du continent africain, c'est le message que porte aujourd'hui le credo de l'afro-responsabilité. Il n'est pas écrit que « le temps de l'Afrique » est advenu. Ce qui est sûr par contre, c'est que des opportunités historiques se présentent qui demandent à être saisies pour mener à bien le projet progressiste que l'Afrique attend depuis si longtemps. Mais comment faire ?

Je pense qu'il faut retourner au bas de l'échelle, et créer les modèles économiques, culturels, politiques et sociaux qui feront l'Afrique de demain. Il y a trop de défis, trop complexes, pour qu'ils soient gérés par le haut, qu'une solution miraculeuse (un cadre institutionnel, des normes, un plan stratégique ou un plan d'investissement) puisse apporter une solution globale. La richesse et le dynamisme actuel du continent africain sont déjà le produit des centaines de milliers d'actions individuelles et collectives qui entreprennent d'apporter quelque chose de nouveau dans le paysage. Des modèles qui réinventent la manière de faire au niveau mondial, comme le système de mobile banking M-Pesa par exemple au Kenya, sont en train de paver cette voie. Il faut en revenir aux basiques qui ont fondé les modèles économiques et politiques de la Modernité : mobiliser des ressources locales pour répondre à des besoins locaux, inventer des processus de production qui s'adaptent aux spécificités positives et négatives de leur société. Cela dans l'agriculture, les services, l'industrie, la production artistique, intellectuelle, la mobilisation politique.

Ceci est un appel. Un appel à ceux qui sont en dehors du continent : « retournez-y, c'est là bas que ça se passe, c'est là bas que s'invente le monde de demain, c'est là bas que vous vous révélerez à vous-mêmes ». Un appel à ceux qui sont sur le continent : « ne cherchez pas la solution ailleurs, elle se trouve en vous, dans votre environnement, avec ses contraintes, ses défauts, mais aussi ses potentialités incroyables ». Un appel à toutes les bonnes volontés : « retroussons-nous les manches, inventons aujourd'hui l'Afrique de demain, elle est là, à notre fenêtre, qui ne demande qu'une chose, qu'on lui tende la main, qu'on l'a pétrisse de notre énergie pour donner forme et chair à ce qui n'est encore qu'une idée. »

Emmanuel Leroueil