« Déroutes », de Laure Lugon Zugravu

2011_deroutesD'une plume alerte et non dépourvue d'humour, Laure Lugon Zugravu propose ici un réquisitoire impitoyable contre les dysfonctions de l'aide humanitaire. Le déséquilibre des échanges avec l'Afrique et la subordination du monde diplomatique à la raison d'Etat ont précipité le continent dans un univers pétri de violence et d'arbitraire. Dès lors, les abus de pouvoir, l'impéritie, la corruption, les assassinats, le sexe, la déprime et les folles amours qui s'entremêlent dans cet ouvrage soulignent les dérives et les déroutes du monde d'aujourd'hui. Ils dénoncent en particulier l'exploitation sauvage du Congo, le rôle ambigu du journalisme d'investigation et le désarroi des gens dépêchés sur place.

Le début du roman nous transporte à l'Ambassade de France de Kinshasa où un groupe hétéroclite d'expatriés « que l'Afrique avait chiffonnés, abîmés, vaincus » (p.9) gravitent autour de l'Ambassadeur de France en compagnie de quelques journalistes, d'une poignée de consultants égarés en terre africaine, de responsables d'ONG et de mercantis locaux. C'est là que Giulia, une journaliste indépendante d'une trentaine d'années établie au Congo tombe amoureuse d'un correspondant de guerre de passage et accepte de lui donner un coup de main pour une enquête délicate.

La liaison passionnée, mais de courte durée, de Giulia et Gaétan sert de fil rouge au roman. Le passage de Gaétan à Kinshasa et ses déplacements en RDC offrent à la narratrice l'occasion d'évoquer la vie des expatriés de la capitale et les questions importantes qui agitent le pays: les cocktails auxquels Gaétan est convié soulignent la vacuité des relations sociales et la superficialité des personnes en présence; sa poursuite inlassable de faits divers susceptibles d'intéresser le grand public met en évidence les partis pris et les défauts d'une information manipulée à tous les échelons de sa production; et le voyage qu'il entreprend avec Giulia dans une province éloignée en quête de scoops, permet à la narratrice de dénoncer les innombrables abus dont sont victimes les populations locales, l'exploitation éhontée des enfants, les grenouillages, les impostures, les massacres de populations civiles, le détournement de l'aide alimentaire et les assassinats politico-économiques commandités par des compagnies minières pillant impunément les ressources du pays.

D'innombrables malheurs contribuent à l'effondrement de la région mais c'est moins le résultat désastreux d'un interventionnisme délétère qui irrite l'auteure que l'indifférence et le cynisme dont font preuve les différents acteurs associés au pillage. Face aux souffrances et à la misère engendrées par leurs coupables entreprises ou leur laisser-faire, les âmes damnées du système oublient tout et ne pensent plus qu'à elles-mêmes. L'intérêt calculé de Gaétan pour autrui n'est qu'un cas parmi d'autres. Lorsqu'il apprend, par exemple, qu'un groupe d'hommes d'affaires chinois vient d'être massacré par une quelconque milice dans la province du Kasaï, sa première réaction n'est pas de compatir à la mort violente d'innocentes victimes mais de se réjouir de l'aubaine et d'imaginer les avantages qu'il va pouvoir tirer de la situation. « Merci pour l'info, dit-il à son indicateur. Du coup, j'ai une accroche en actu, ça tombe bien » (p.65). Aucune compassion pour les défunts et leurs familles. Juste une totale indifférence aux conséquences humaines de la tragédie. De même, lorsqu'il se trouve face à face avec un groupe d'enfants remontant des tréfonds d'une mine de diamants où ils sont contraints de travailler sous la surveillance de milices armées, il ne pense ni au sort de ces esclaves des temps modernes ni à la précarité de leur situation. Non, il pense aux images qu'il va être en mesure de vendre à bon prix à une agence de presse. Le cœur sec, il montre à cette occasion, comme lorsqu'on lui signale l'assassinat « des ingénieurs chinois dégommés au Kazaï » (p.65), que le monde auquel il appartient a perdu le sens des valeurs humaines :

« Le soleil était bas, ciel fuyant, orange, parfaite lumière. En une heure, il aurait son sujet. Remontés lentement des bas-fonds miniers, les gamins couverts de poussière s'en allaient, disloqués, s'abreuver dans une auge en fer battu remplie d'eau saumâtre, bovins fatigués. Gaétan cadra serré sur la tête d'un gamin, bête de somme humaine sur fond de savane africaine d'une indécente beauté. Cette photo-là, légèrement poudrée par la poussière en suspension, était bonne » (pp.66-68)

L'égocentrisme et l'absence de préoccupations morales de Gaétan ne font pas figure d'exception dans un univers dominé par l'arbitraire. Quasiment tous les personnages du roman ont battu en retraite derrière une armure de froide indifférence.

En sus d'une galerie de personnages à la psychologie nuancée et d'une intrigue bien ficelée, il convient de relever le style incisif et plein d'esprit de l'auteure qui participe lui aussi au plaisir de la lecture. Dépeignant les « fossoyeurs du continent » avec une verve et un humour impitoyables, la narratrice joue avec les sentiments contradictoires du lecteur qui ne sait souvent plus s'il doit rire ou pleurer. Quelques lignes évoquant Joyce Wagram, une écologiste fanatique et héritière d'un magnat de l'industrie américaine, en offrent une illustration :

« Joyce Wagram, elle, portait des espadrilles. Cousues main par de faux bergers du Larzac avec de la vraie corde de chanvre cent pour cent naturelle et garantie bio, rouies dans de l'eau croupie puis teillées sans machine, bien entendu. […] Echouée en RDC après des mois de voyage en transport public avec une poignée de bergers qui s'ennuyaient ferme à évangéliser les chèvres des hauts plateaux des Grands Causses, elle avait trouvé, au lieu de bons sauvages dont elle espérait le salut du monde, des pauvres – et c'était bien leur seul mérite – qui se seraient damnés pour une bagnole ou un téléphone portable. Elle en avait alors conçu un mépris aussi puissant qu'à l'endroit des nantis. » (p.38)

Ces propos satiriques invitent au rire. Mais un rire qui se transforme rapidement en rictus car les chimères de Joyce n'expriment que trop bien un imaginaire occidental truffé de clichés et vigoureusement défendus par une armée de groupes d'influence prêts à voler au secours de l'Afrique mais incapables de prendre en compte les aspirations légitimes des Africains.

De très nombreux ouvrages ont souligné les abus des multinationales qui pillent impunément le continent; autant ont dénoncé les lacunes de l'aide humanitaire et l'inanité de la diplomatie en Afrique face aux défis de la mondialisation; mais peu de livres offrent une image aussi évocatrice et incisive du dépouillement complet des valeurs humaines que la course aux matières premières et « l'aide au Tiers-monde » infligent au Congo et au reste du monde. A lire.

 

 

laure_lugon_smallLaure Lugon Zugravu est née en 1968 en Valais. Elle est journaliste en Suisse romande. Reporter de guerre entre 1997 et 2002, elle publie Au Crayon dans la marge, récits de son expérience journalistique dans les zones de conflits. Déroutes, publié en 2011 fait suite à ce premier récit, et Lugon Zugravu indifférente aux polémiques qui ont reçu son premier roman, poursuit son chemin.

 

"Déroutes", un roman de Laure LUGON ZUGRAVU

Genève: Editions faim de siècle & cousu mouche, 2011. (172p.). ISBN: 978-2-940422-11-1

Compte rendu de Jean-Marie Volet — février 2013

Publié initialement et en version longue sur http://aflit.arts.uwa.edu.au/reviewfr_lugon13.html

« Dans le ventre d’une hyène » de Nega Mezlekia

Dans le ventre d'une hyèneC’est un vieil homme qui vous parle. Mais peut être mes cinquante-cinq ans ne sont pas la raison première de ma vieillesse. Un homme vieillit à la vitesse des évènements structurants qu’il subit et qui le transforment. En ce sens, peut-être qu’en 1983, à 25 ans, quand je quittai l’Ethiopie, j’étais déjà un vieillard.

Depuis, mon vieillissement s’est décéléré. Certains me rappelleront sûrement que l’obtention du prix du gouverneur général (le plus prestigieux des prix littéraires du Canada) pour mon livre Dans le ventre d’une hyène en 2000 a été structurant, et peut être plus encore les allégations de mon éditrice, qui se proclama la véritable auteure de l’ouvrage.

 

Oui, probablement, ces épisodes m’ont réconforté et blessé profondément. Mais comparés aux temps bénis et maudits de mon enfance, peu de choses peuvent prétendre m’avoir autant formé et déformé. En un sens, c’est peut-être l’écriture qui m’a sauvé. Une enfance à revivre et à me raconter à moi-même après que les plaies ont (en partie) cicatrisé. Une enfance à vous raconter aussi. Comme si l’acide de l’oubli était le pire qui puisse arriver aux témoins de temps troublés.

Je veux poser, et reposer enfin ceux qui ont été. Je veux dire ma mère, cette femme qui s’est battue jusqu’au bout pour protéger ses enfants, qui nous a chéri et qui s’est fait descendre par une salve de mitraillette, une nuit bien sombre sur la route de Jijiga. Je veux dire mon père, ce fonctionnaire austère et droit qui a été assassiné avec l’Empire. Je veux parler d’Henok, d’Almaz et de Meselu. Vous conter Hussain, le djiboutien à la dent d’or, Yetaferu, la sotte dévote, ou encore Yeneta, le prêtre intransigeant. Je veux faire revivre les ombres de mes amis et de mes tortionnaires, de mes maitres et de mes compagnons. Repeindre la fresque déchirée de la tragicomédie humaine.

Je veux vous emmener sur les chemins de mon enfance, du côté de Jijiga, la ville de poussière et d’encens qui m’a vu grandir. Harar la millénaire et les chemins ensablés de l’Ogaden vous attendent aussi. Avec bien sûr le capharnaüm d’Addis Abeba, les ruelles de Dire Dawa et la rude douceur du village de Kuni. Ces lieux sont des vases pleins de souvenirs. Je me rappelle avoir injecté de l’acide dans les fesses de la vache de l’instituteur, je me souviens de ma course effrénée, poursuivi par les hyènes. Je me rappelle les manifestations étudiantes et les groupes de réflexion marxistes.

Je me souviens de l’odeur qu’a la prison quand on y entre pour la première fois à quatorze ans. Cela réapparait, et tout le reste : les journées de commandos avec les maquisards somalis, les séances chez le sorcier pour me faire rentrer dans le droit chemin, la torture dans les geôles de Mengitsu, et les rafales d’obus qui rythmaient la fuite de notre colonne de civils vers Harar.

Par je ne sais quel miracle je suis toujours là, comme si les forces du hasard avaient décidé que je serai l’exception à leur règle
aveugle ou plutôt la confirmation qu’elles n’en ont pas. Il y a des jours où « je m’éveillais avec la triste certitude d’être de retour dans un lieu où les humains régnaient sur les chèvres ». Si j’ai bien appris quelque chose durant toutes ces années, c’est bien que « l’animal humain est la seule bête à craindre dans la nature ». Avec l’hyène de la politique peut être. Il ne faut pas croire qu’elle est loin. Ce n’est souvent qu’un mirage. En réalité elle reste toujours proche, même si parfois bien cachée.

C’est la politique qui décide de faire vivre ou mourir les hommes. Ma jeunesse ayant été celle d’un désenchantement viscéral vis-à-vis du pouvoir, je me sens la responsabilité de comprendre et d’expliquer les entrelacements complexes des politiques dans la corne de l’Afrique. Je ne reviendrais ni sur le rôle de la guerre froide, ni sur les effets des famines, ni sur les concurrences des révolutionnaires ou les irrédentismes voisins puisque je parle de tout cela dans mon livre. Mais que dire d’un régime ou les familles «devaient verser 25 birrs pour les balles avancées par la junte pour l’exécution de leurs proche, après quoi on les autorisait à récupérer les restes » ? Si j’ai vu la masse des injustices et des inégalités de l’Empire, si j’ai compris l’étendue de la superstition et l’ampleur de l’intransigeance des Eglises, si j’ai senti à quel point un Etat archaïque reposait pour subsister sur l’oppression et la violence, rien ne me préparait à l’arbitraire absolu et au déchainement paranoïaque de la faucheuse qui caractérisa le régime du Derg (junte militaire qui gouverna l’Ethiopie de 1974 à 1991).


Et pourtant, il ne faut pas assimiler un pays tout entier au régime qui le domine
. Si je ne peux m’empêcher d’être un chroniqueur amer de l’histoire de l’Ethiopie dans les années 70 et 80, j’en profite aussi pour vous en apprendre un peu plus sur les peuples et les coutumes de ce grand pays qui n’a eu de cesse d’émerveiller les hommes. Ne m’en voulez pas si je glisse au fil des pages quelques contes Amhariques ou légendes Oromos : c’est dans les entrailles de la fiction que les hommes sages ont déposé les plus grands trésors de l’esprit. Et puis il faut bien quelques histoires amusantes ou anecdotes croustillantes pour faire oublier l’aridité du désert et la folie des hommes, non ?

Nega Mezlekia

Mes amis, je suis Nega Mezlekia, celui dont le nom veut dire « celui qui va jusqu’au bout ». J’ai vécu la junte militaire, la guerre, l’exil et même l’empire. Pire, j’ai vécu la terreur rouge, la terreur blanche et la terre battue. J’ai été battu, torturé sans relâche et relâché sans zèle. J’ai vu les ailes des vautours qui tournoyaient autour des carcasses de mes amis et j’ai mis des jours à pleurer la multitude de mes ennuis. Mes amis, je suis Nega Mezlekia, celui dont le nom veut dire « celui qui va jusqu’au bout », et j’ai aussi écrit un livre. J’y raconte mon enfance, ma famille, et l’Ethiopie. J’y explique les germes de la dictature dans l’empire finissant et les germes de la famine dans l’absence de germes. J’y aie planté mes souvenirs, mes connaissances, et mon âme. A vous de lire et de juger. Voilà ce que je vous aurai sûrement dit si j’avais été celui que je prétends être. Mais je ne le suis pas. Ce qui ne m’empêche pas de vous inviter à essayer de comprendre, et, à vous aussi plonger, avec la confortable distance du lecteur, dans le ventre d’une hyène.

 

Dans le ventre d'une hyène

Nega Mezlekia

346 pages, octobre 2001, éditions Léméac-Actes Sud

Disponible à la vente ici et

La maison de la faim, Dambudzo Marechera

Dambudzo MachereraQu’est-ce que la maison de la faim ? Voilà une question qu’il est légitime de se poser à lecture du livre éponyme de l’auteur et icône Zimbabwéen Dambudzo Marechera (1955-1987). Il est plus difficile de savoir quelle serait la réponse légitime. On doit admettre d’emblée que c’est plusieurs choses à la fois, et simultanément aucune de ces choses. C’est un peu cette construction instable et pourrie qui fait office de maison au narrateur. C’est aussi le Township tout entier qui s’étend jusqu’aux confins de la misère. Ou même le régime rhodésien qui repose sur la terre suppliciée de la ségrégation et de la violence. La maison de la faim, c’est l’univers de Marechera. Son monde. Son œuvre. Son obsession, et la nôtre. Elle est là, sous vos yeux, cette construction fragile. 

Eclairée par la lumière blafarde du crépuscule, on distingue son architecture tourmentée. Il n’y a pas de cohérence de construction. Pas de porte d’entrée ni de sortie. Des pseudo-couloirs qui ne mènent nulle part et des salles indéterminées. Pas vraiment comme un labyrinthe. Juste un splendide amas de matériaux de récupération à vous en brûler les yeux. On passe brusquement de la cuisine aux latrines sans transition. De la tôle à la soie. Mais tout est soit déchiqueté soit brûlé. L’on ne peut voir qu’une multitude de briques fendues, reliées par la glaise d’une société malade. Ce sont les vestiges encore chauds de la violence et de la souffrance sans nom qui l’érige et la saccage d’un même coup de pelle. Ce qui laisse apercevoir une bâtisse inachevée : ici une poignée nue posée sur le sol ; là une esquisse de fenêtre brisée comme autant de provocation d’un architecte nihiliste qui trébuche sur ses propres outils.

La décoration intérieure et son ambiance génèrent elles aussi leurs troubles propres. Les peintures murales d’une couleur ocre sont recouvertes de graffitis et de leitmotivs entêtants. Des démons de toutes les couleurs y sont représentés. Des mouches écrasées jalonnent la tapisserie. On aperçoit à plusieurs reprises des trains menaçants, comme celui qui écrase le père de Dambudzo, comme le train de l’histoire qui broie les os de la Rhodésie. Et surtout, les murs sont couverts de tâches, tâches de sang de héros noirs imaginés qui se confondent avec leurs antithèses, et tâches réminiscences de la pourriture intestinale comme seule symbolique unificatrice d’une existence. Quelques tableaux sont accrochés çà et là, au petit malheur la chance : ici une scène de combat entre le peuple Ndebele et les colons anglais, là des guérilléros africains modernes fusillés par des forces de sécurité. Entre une scène de viol au milieu d’une foule surexcitée et la vision d’un corps reposant dans une geôle faiblement éclairée, les peintures suantes ont tendance à dégouliner sur les citations de Swift et de Yeats tracées à l’encre fine, au milieu d’un chant Shona.

Si l’on jette subrepticement un coup d’œil à travers la fenêtre, on peut y voir « Dieu essorer ses sous-vêtements sales ». Entre les bruits d’éructations, les rires heurtés et les cris des enfants battus par leurs mères, on peut y entendre « un nuage de mouches venu des toilettes voisines fredonner l’Alléluia de Haendel ». Et puis la maison de la faim sent le cannabis et l’alcool, le vomi et la rose. On distingue une odeur d’encens mêlée à celle du sperme dans une coexistence aigue et blasphématoire.

C’est dans cette demeure qu’évoluent les habitants de la maison de la faim. Peut-être devrions-nous commencer par les maîtres de maison. Ils sont deux. La faim et la soif. La faim, ce n’est pas seulement la sensation déchirante de vide stomacale et l’envie irrépressible de se sustenter. C’est aussi un besoin de tendresse humaine et de considération. La soif, ce n’est pas seulement la recherche hébétée d’eau pour humidifier sa gorge sèche, c’est aussi la quête d’un absolu artistique et intellectuel. Celui de s’envoler au-delà « de la merde infecte qu’avait été la vie et qu’elle continuait à être à ce moment précis » : « toute la jeunesse noire était assoiffée, nous asséchions toutes les oasis de la pensée ».

Esclaves de ces deux maitres, hantant la maison d’un pas de somnambule, on aperçoit le fantôme mutilé de l’architecte, Dambudzo, nom que l’on devine et qui n’est jamais donné. Celui du génie et celui de l’épave. Celui de l’autobiographe et celui du créateur. Le schizophrène nécessaire qui nous assène son mal-être avec le marteau de la honte et l’enclume de la fierté. On assiste, entre quelques hallucinations grandioses ou démoniaques à quelques passages de lucidité sociopolitique intense. Ce poète vénérien subit des sensations extrêmes qui l’amènent aux limites de la conscience et de la folie, jusqu’au point où l’on ne sait plus vraiment si les phénomènes extérieurs ne sont que des projections de son esprit ou si ses états intérieurs ne sont que des éléments organiques du décor.

Décor qu’il partage avec les autres habitants de la maison de la faim. Peter, son frère, qui l’injurie quand il voit qu’il achète des livres. Immaculée, nom bien ironique de la fille de prêtre enceinte de Peter qui la bat, et pour laquelle le narrateur dévoue un amour platonique. Harry, son frère, l’ami ou l’ennemi de Dambudzo, on ne sait pas. Patricia, l’amante blanche avec laquelle Marechera est roué de coup par les manifestants pro-apartheid. Ou encore Julia, cette fille qui le drague dans un bar miteux d’Harare (alors Salisbury), avec Zimbabwe écrit en gros sur ses gros seins. Il y a aussi ces hallucinations effrayantes qui parlent et harcèlent et rient, comme dans un cauchemar. Puis ce clochard accueillit dans la maison de la faim, lançant des bribes de fables à la face réjouie de l’auteur. « Ce qu’il préférait, c’était me voir écouter attentivement des histoires racontées de travers, délirantes et fragmentaires » raconte ce dernier. C’est peut-être ce que nous préférons aussi : se perdre avec un malaise certain dans ces règlements de compte divers et circulaires qui ne s’arrêtent jamais.

Car il n’y a pas de fin à la maison de la faim. C’est l’éternelle tâche dans la mémoire des hommes. La plaie jamais refermée de l’horreur. La suture du ciel laissant couler la pisse amère du divin. Je ne peux en dire plus. Je vous ai décrit la maison. A vous de décider d’y entrer ou pas. La seule chose que je peux vous promettre, c’est que vous n’en sortirez pas immaculé.

 

Maxime Chaury

Raharimanana : Enlacement(s)

RAHARIMANANAOccuper l’espace. Ce sont les mots de l’écrivain malgache. Ils ont un sens évident quand je prends mon RER avec le coffret intitulé Enlacement(s). Un peu encombrant. Si c’est le cas pour le passager que je suis, j’imagine la problématique pour un libraire où justement l’occupation de la surface est comptée au millimètre carré. Sourire. C’est un choix qu’assume Raharimanana.

Ce coffret comprend trois volets d’une œuvre jouant sur plusieurs genres littéraires et artistiques. La poésie. Le théâtre. Le chant. La prose. La danse. Bref, un texte inclassable. Un peu comme Les cauchemars du gecko, sa précédente parution. J’ai pris là encore le temps de m’imprégner des différents volets de ce projet. Des ruines : Prologue pour une résidence littéraire. Obscena : Pour voix et chorégraphie. Il n’y a plus de pays : Pour chant et murmures. Afin de comprendre et faire une bonne lecture de ces textes, il est important de prendre en compte ces paramètres de la création de l’homme de lettres malgache et en fonction de la latitude du lecteur, se mettre en situation.

Des ruines

Le premier volet de ce triptyque pourrait être interprété comme un état des lieux des ruines à partir desquelles il serait possible de reconstruire quelque chose. Ruines de l’écrivain, ruines qu’il observe faites de terres razziées, de sous sols pillés, de corps souillés. Morceaux choisis :

« J’écris pour le vide.   J’écris pour un futur.  J’écris pour un monde d’espérance. Et ce n’est que cela : l’espérance, la possibilité d’être ou de ne pas être. »

L’écrivain pose la question de l’œuvre littéraire et de la réception qui en est faite. En particulier, quand l’esthétique suffit à satisfaire le lecteur sans que le cri de l’enfant suicide ne soit entendu, perçu. La poésie est applaudie, la douleur évacuée. Explorer les ruines, c’est revenir sur le passé. Forcément violent puisqu’il ne semble n’en rester rien. Il y a également cette assignation à penser le futur et à dépasser ce passé. Mais celui-ci conditionne bien les actes d’aujourd’hui. Comment ne pas questionner une mémoire faite d’esclavage, de traite négrière, de colonisation, de dictature quand cet héritage écrase le quotidien. D’ailleurs en tenter l’exploration semble impossible, tellement l’enrayement des actes est ancré, passé la lettre « B » est insurmontable. Posture indélicate de l’écrivain.

Obscena

C’est un volet plus charnel. Pour voix et chorégraphie. Les séquences sont plus courtes. Ciselées. Les mots sont plus crus. Les scènes mises en danse plus obscènes. Le poète met des mots sur le viol, l’intime pénétré de la femme, de la mère. Parler de l’obscène. Mais aussi prendre de la distance : 

« Mais l’enfant est autiste, je me paralyse au bord de la mémoire, les douleurs ont fermé sa gorge, ma révolte, ma haine, mon refus de lier ma vie à celle fracassée de mes pères, mère, est-ce vie de n’écrire que leur temps de mort et de défaite, celle des vies à dévorer les douleurs et à ingurgiter les malheurs que tous se sont ingéniés à méconnaitre ? Mais l’enfant est autiste et me rentre à la gorge la lâcheté à laquelle j’aspire, l’oubli
Je. N’oubliez pas, viens du sud, je. »

L’enfant est autiste. Raharimanana travaille sur la mémoire. Il est important d’inscrire ce triptyque comme un prolongement de l’écriture de Nour, 1947, Portraits d’insurgés 1947, Madagascar 1947. Alors que le silence enfouissait des pans entiers de la mémoire malgache, dire l’histoire est important, mieux c’est une préoccupation. Dire les violences subies, intériorisées, oubliées ou ignorées est essentiel. C’est un sacerdoce. Le poète affirme le fait qu’il n’a pas le choix. Y a-t-il de la prétention dans sa posture ? L’écrivain a pris la plume parce qu’un jour un adolescent sans espoir a décidé de résister ou de disparaitre. Anecdote.

Est-il utile de parler du troisième volet qui évoque la mère ? J’ai trop parlé. Il n’y a plus de pays. Chacun trouvera une part de soi, de son pays dans les mots de Raharimanana. Un texte difficile. Qu’il faut parfois lire, murmurer, chanter pour l’entendre. Des volets qui s’entrelacent et qui ont l’ambition d’occuper un espace. Faisons lui de la place.

Lareus Gangoueus

 

Editions Vents d’ailleurs, Athenor
Triptyque : Des ruines, Obscena, Il n’y a plus de pays
Voir également une critique sur Africultures de Jean Christophe Delmeule

Crédit-photo : Vents d'ailleurs

Panorama des littératures francophones d’Afrique

panoramaL’Institut Français propose un livre numérique consacré aux littératures francophones d’Afrique. Du Maghreb à l’Afrique du Sud et du Sénégal à Djibouti, de Léopold Sédar Senghor aux contemporains – Ahmadou Kourouma, Yasmina Khadra, Emmanuel Dongala et bien d’autres – ce Panorama des littératures francophones d’Afrique signé Bernard Magnier* parcourt la littérature écrite en français sur le continent africain depuis les années 1930.

Bernard Magnier le reconnaît d’emblée : présenter la richesse et la diversité des littératures africaines écrites en français nécessite des choix. Le premier de ces choix, et pas des moindres, a été d’appréhender le continent dans sa globalité géographique en défiant les habituelles partitions établies entre le Nord (essentiellement le Maghreb auquel il convient d’adjoindre l’Egypte et la Libye souvent oubliées) et le Sud saharien. Autre choix : les auteurs et leurs écrits sont présentés selon un classement qui mêle l’approche thématique et la progression chronologique afin de suivre au plus près les préoccupations et les mutations de l’Histoire. Enfin, ce livre numérique envisage la création littéraire dans la diversité de sa production. Autrement dit, il mêle les genres : roman, théâtre, contes et légendes, bandes dessinées et essais.

Sept « entrées » sont proposées à qui consulte ce Panorama des littératures francophones d’Afrique : « Photographier… Ne plus être photographiés », « Histoires d’enfants, de femmes, de famille », « Les traces de l’Histoire », « De la révolte aux lendemains qui déchantent », « Au cœur des années 1990 : des guerres, un génocide, des enfants-soldats », « Afrique/Europe : aller-retour ? », « D’autres horizons littéraires ». Avec des auteurs très connus (que nous ne citons pas dans cet article mais bien présents dans ce Panorama). Mais avec d’autres beaucoup moins. Une belle occasion de les lire.

« Photographier… Ne plus être photographiés ». Si l’on excepte quelques rares pionniers, souligne l’auteur, c’est essentiellement dans les années 1930 que les écrivains ont fait leur apparition sur les rayons des bibliothèques. Ils ne voulaient plus être photographiés mais se saisir de l’appareil, prendre eux-mêmes la photo et dire : « Voilà comment nous sommes ! ». Parmi eux le sénéglais Birago Diop (1906-1989), le congolais Paul Lomani-Tshibamba (1914-1985), le guinéen Djibril Tamsir Niane (1932-2008), ou le poète marocain Abdellatif Laâbi (né en 1942).

« Histoires d’enfants, de femmes, de famille ». Où l’on voit bien que la famille impose ses lois et ses pesanteurs. Notamment chez l’algérien Mouloud Feraoun (1913-1962), le gabonais Laurent Owondo (né en 1948), le libyen Kamal Ben Hameda (né en 1954), la sénégalaise Amlinata Sow Fall (née en 1941), le camerounais Gaston-Paul Effa (né en 1965), le malien Ibrahima Ly (1936-1989), ou le tchadien Noël Nétonon Ndjékéry (né en 1956).

« Les traces de l’Histoire ». Avec des auteurs qui accompagnent l’immédiate actualité. Ainsi le béninois Félix Couchoro (1900-1968), le camerounais Ferdinand Oyono (1929-2010), le nigérien Abdoulaye Mamani (1932-1993), les algériens Salim Bachi (né en 1971) ou Zahia Rahmani (née en 1962).

« De la révolte aux lendemains qui déchantent ». Où l’on n’hésite pas à pénétrer dans les entrailles sordides du pouvoir. Ainsi chez le marocain Mohamed Khaïr-Eddine (1941-1995), le tunisien Mustapha Tlili (né en 1937), ou l’ivoirienne Tanella Boni (née en 1954).

« Au cœur des années 19990 : des guerres, un génocide, des enfants-soldats ». Citons la rwandaise Esther Mujawajo (née en 1958), le tchadien Koulsy Lamko (né en 1959), le béninois Florent Couao-Zotti (né en 1964), ou le congolais Dieudonné Niangouna (né en 1976).

« Afrique/Europe : aller-retour ? ». Où les auteurs explorent cette relation privilégiée, heurtée, inégale à bien des titres. Ainsi le guinéen Saïdou Bokoum (né en 1945), la sénagalaise Ken Bugul (née en 1947), le congolais (RDC) Pius Ngandu Nkashama (né en 1946), ou la gabonaise Bessora (née en 1968), l’algérien Hacène Zehar (1939-2002), le togolais Kossi Efoui (né en 1962), le sénagalais Insa Sané (né en 1974), sans oublier le burkinabais Sayouba Traoré (né en 1955 et bien connu des auditeurs de RFI).

« D’autres horizons littéraires ». Où l’on explore de nouveaux espaces urbains avec la volonté de se défaire d’épithètes – « africain », « francophone » – devenus encombrants ou trop lourds à porter. Par exemple chez le sénagalais Felwine Sarr (né en 1972), le guinéen Sunjata (né en 1971), le gabonais Janis Otsiémi (né en 1976), le marocain Kebir M.Ammi (né en 1952).

Outil de connaissance bienvenu, ce Panorama des littératures francophones d’Afrique propose 250 œuvres de près de 150 écrivains. C’est un formidable instrument de découverte. Et une superbe invitation au plaisir de la lecture. A consulter sans la moindre hésitation.

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* Journaliste, grand spécialiste de la littérature africaine, Bernard Magnier collabore à diverses revues et radios (notamment Radio France Internationale) et dirige la collection « Lettres africaines » aux Editions Actes Sud. Conseiller littéraire pour le théâtre Le Tarmac-La scène internationale francophone à Paris et programmateur du festival « Littératures métisses » à Angoulême, il est l’auteur de Rêves d’hiver au petit matin (Editions Elyzad, 2012) sur les « printemps arabes » vus par 50 écrivains et dessinateurs de 25 pays, et de Renaissances africaines (Bozar books/Bruxelles, 2010), rassemblant 30 textes inédits d’écrivains africains sur le thème des indépendances. Il a également publié une anthologie illustrée pour jeunes lecteurs, La Poésie africaine (Mango, 2005).

Benoît Ruelle

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Dossier téléchargeable en format PDF sur le site de l’Institut Français www.institutfrancais.com Pour profiter au mieux de toutes les richesses offertes par cet ouvrage numérique, il est conseillé de l’ouvrir avec le logiciel Adobe Reader (get.adobe.com/fr/reader/).

Présentation de l’ouvrage par l’auteur, Bernard Magnier, au micro d’Yvan Amar (« La danse des mots », RFI, 18 octobre 2012) : « Mon travail, c’est un travail de passeur… Essayer de transmettre un enthousiasme pour un libre. » (Bernard Magnier)
 

La femme aux pieds nus, de Scholastique Mukasonga

femmeaupiednuAussi loin qu'on remonte dans les civilisations, le manque de sépulture a toujours constitué la pire des choses qui puisse arriver à ceux que nous aimons et qui sont partis. Le corps des disparus ne peut être laissé exposé à toutes les profanations ! Antigone, dans la pièce éponyme de Jean Anouilh, ne recula même pas devant la menace de mort pour offrir un semblant de sépulture à son frère Polynice. Ce dernier, considéré comme hors la loi, ne devait pas, suivant l'ordre de Créon, le roi, recevoir de funérailles. Son corps était condamné à être mangé par les bêtes. Mais Antigone brava l'interdit, elle savait que quiconque transgresserait cette loi serait puni de mort, mais elle ne pouvait résolument rester sans rien faire. Avec une pelle d'enfant, et quand on lui arrache celle-ci, avec ses mains, ses ongles, elle gratta la terre pour en recouvrir un tant soit peu le corps de son frère.

"Quand je mourrai, quand vous me verrez morte, il faudra recouvrir mon corps", disait la maman de Scholastique Mukasonga à ses filles, "c'est vous mes filles qui devez le recouvrir. Personne ne doit voir le cadavre d'une mère". (page 12) Toute la famille de Sholastique Mukasonga sera exterminée comme des milliers d'autres familles tutsi. Elle seule survivra, c'est donc à elle d'accomplir ce devoir de sépulture, d'une manière ou d'une autre.

"Maman, je n'étais pas là pour recouvrir ton corps et je n'ai plus que des mots", de "pauvres mots" qui "tissent et retissent le linceul de ton corps absent." (page 13). 

La femme aux pieds nus, deuxième ouvrage de Scholastique Mukasonga, est clairement un hommage à la mère, un témoignage de ce que fut Stefania, de ce que furent toutes ces femmes rwandaises que la Mort n'enleva pas comme un voleur, mais qu'on lui offrit, pour que disparaisse tout un peuple ! Pourtant il en reste des Tutsi, car malgré tout l'acharnement dont il peut faire preuve, il n'est pas dans le pouvoir de l'homme d'exterminer complètement un peuple. 

Mais si les hommes subsistent, la mémoire du passé ne subsiste pas avec eux automatiquement, si la transmission n'est pas faite. Et ce livre est surprenant en ce que, contrairement à ce qu'on aurait pensé, ce n'est pas un livre macabre, il est tout plein de vie, la vie du Rwanda d'autrefois, d'avant le génocide, et pourtant celui-ci pèse déjà de toute sa silhouette massive et oppressante. C'est cet éclat de la vie sur la face même de la mort que je trouve admirable dans La Femme aux pieds nus.

Ils sont vus comme la teigne qui gâte le vrai peuple, celui qui aurait été déclaré d'une souche supérieure ; ils sont de trop dans la société, et donc on les repousse dans les zones les moins agréables, avant d'en finir simplement avec eux. Et pourtant, malgré cet arrêt de mort qui n'attend que le moment favorable pour s'exécuter, les Tutsi tentent de suivre la courbe des jours, comme si le soleil brillerait toujours sur leurs rêves. Les femmes surtout ont à coeur de réinventer leur vie dans cette prison sans murs qu'on a bâtie autour d'eux en déportation. Stefania par exemple mobilise tout son monde pour faire surgir l'inzu sans lequel une Rwandaise ne pourrait se sentir vraiment chez elle.

Ce bourdonnement de la vie transparaît dans la description des coutumes, des plaisirs, des activités quotidiennes qui composent l'existence des Rwandais. Ces description sont faites au travers d'une prose simple qui montre avec plus d'acuité à quel point les choses peuvent basculer du jour au lendemain, exactement comme lorsque le lecteur est rattrapé par le tragique au détour d'un passage plutôt plaisant. Par exemple cet extrait sur l'introduction et la propagation des W.C. :

"L'étonnant, disait Marie-Thérèse, c'est que vous êtes assise sur une poterie qui a la forme de votre derrière, vous pourriez y rester des heures ! On eut un peu de mal à comprendre que la poterie en question, c'était le col d'une cruche qu'on avait décapitée avec soin et qui faisait office de cuvette comme celles que je découvris bien plus tard à Butare. […] Les femmes convainquirent leurs maris de creuser de nouvelles fosses pour y adapter les mêmes commodités que chez Marie-Thérèse. C'était le progrès, amajyambere ! Comment auraient-ils pu savoir que beaucoup creusaient leurs tombes."(page 114)

Les massacres proprements dits ne sont pas décrits, juste évoqués. Puis, à la fin, l'auteure rapporte un cauchemar où on lui demande : "As-tu un pagne assez grand pour les couvrir tous ?" (tous ces morts) Quel plus beau et plus grand pagne que celui qu'offrent les mots, pour honorer les victimes du génocide et leur redonner vie ?

Le prix Renaudot 2012, attribué à Scholastique Mukasonga pour son roman Notre Dame du Nil contribue à tisser le linceul de ces absents. 

Liss Kihindou, article initialement paru sur son blog

Scholastique Mukasonga, La femme aux pieds nus, Editions Gallimard, collection Folio, 2012, 176 pages. Titre précédemment paru dans la collection "Continents noirs" en 2008.

Venance Konan : les prisonniers de la haine

En mars dernier, je me baladais dans le salon du livre quand je suis tombé par le plus grand des hasards sur le stand de la Côte d'Ivoire. Heureux et curieux de découvrir les produits des éditeurs locaux ivoiriens, j'ai posé la question simple aux animatrices présentes : si je devais partir avec un produit des NEI (Nouvelles éditions ivoiriennes), vous me conseilleriez quoi donc? Un consensus s'est dégagé rapidement, après quelques chuchotements, autour du premier roman de Venance Konan.

Tiens donc. Cette prescription m'a arrangé. D'abord parce que cela fait plusieurs années que j'entends parler de ce journaliste et romancier ivoirien. Parce qu'il m'arrive de visiter son site internet qui fut très animé pendant la récente crise ivoirienne, mais qui semble ne plus exister aujourd'hui… La première fois que j'entendis parler de cet auteur, ce fut sur le blog de l’écrivain Alain Mabanckou où un commentateur décrivait Venance Konan comme un chien fou, un trublion de la littérature ivoirienne… Vous comprenez donc l’essence de mon intérêt, surtout quand des postures hargneuses et hostiles s'exprimèrent pour dénoncer cet éloge du scribe.

Venance Konan met en scène dans ce premier roman un jeune journaliste ivoirien de 26 ans nommé Boniface Cassy. Pour faire simple, Cassy. Notre homme, sorte de loup solitaire brisé par plusieurs histoires de cœur, est devenu un tombeur de filles sans vergogne qui jouit de son statut de vedette médiatique en enchaînant les conquêtes d'un soir (peut-on parler de conquêtes quand ces femmes se livrent à lui). Jusqu'à la rencontre d'Olga, une jeune fille qui se saisit de son cœur et lui partage ses rêves de grandeur et son désir de devenir un mannequin international. Notre homme s'amourache de cette jeune fille prête à tout pour réussir et défiler un jour sur les podiums français ou milanais loin de la galère ivoirienne. Dans Treichville, sous la plume de romancier, chacun rêve plus ou moins de se barrer comme Jo Chiwawa (j'aime bien son nom), un ami d'enfance de Cassy qui malheureusement a été formé par la rue pour devenir loubard, ou encore Barracuda, un poète des rues.

Il raconte avec beaucoup de pessimisme, les espoirs de cette frange de la jeunesse ivoirienne qui souhaite s'épanouir sous d'autres ailleurs. Celle qui monte des plans de toute sorte. Celle qui veut prendre son envol au risque, comme Icare, de se brûler les ailes. Il évoque aussi celle qui s’enfonce dans les sables mouvants de la luxure, de la prostitution, du paraître, faute d’alternatives. Les raisons et responsabilités sur cet état de fait sont multiples. Le propos de Konan n’est pas de stigmatiser uniquement les pontes du pouvoir, mais également ces géniteurs produisent une progéniture nombreuse que l’on n’est pas en mesure d’entretenir et, qui souvent est livrée à la rue, ou encore sur le mépris de beaucoup sur le bien commun. 

Jo Chiwawa, loubard, parle :

 

Un soir, je ne suis pas rentré. J'ai dormi au marché du Plateau avec quatre amis. Tu te rends compte? A la maison, on était douze dans une chambre. Là, nous étions quatre, et nous avions toutes les tables du marché pour nous. Quand je suis rentré le matin, ma mère était déjà partie au marché, et mon beau-père, au travail. Je suis parti et je ne suis plus revenu. Ça fait une bouche de moins à nourrir.

page 37, éditions FratMat, NEI

 

Nous sommes en 2002 quand il écrit ce roman. Il y a d'une part ceux qui peuvent construire un discours comme Akissi, ou se poser des questions comme Cassy, ceux qui foncent avec leurs atouts, ceux qui jouissent de la détresse des petites gens, violent les mômes, ceux qu'on recrute pour aller faire fortune en guerroyant pour Charles Taylor. Il y a. Il y a. Il y a. On ne lâche pas ce livre. En tout cas, je ne l'ai pas lâché. Peut-être parce que j'aime beaucoup ce pays. Mais, surtout à cause du propos de Venance Konan. Il interpelle la société civile prisonnière d'une haine qu'elle est prête à déployer. Le séjour de journaliste que Cassy réalise au Liberia va mettre un point sur les i et lui permettre de saisir une vérité essentielle : L'africain se hait lui-même et il hait son prochain africain. Une haine structurelle. Une haine qui remonte à la nuit des temps. Le seul continent qui a pu donner sans discontinuité des esclaves à l'Occident ou au Moyen Orient, sans se questionner ne peut que se haïr.

Du point de vue de sa construction, si on note quelques longueurs, ce livre se lit simplement avec des dialogues où parfois on sent le journaliste de FratMat qui se saisit de cette tribune pour donner sa vision des choses, loin des contraintes d'une ligne éditoriale. Ce roman est important. Il fait partie de ces discours qui veulent voir cesser les pleurs des uns, pour définir une part de responsabilité sur le sort qui est le nôtre. Sur la haine sourde en beaucoup d'africains. Dans ce texte, la Côte d'Ivoire peut être perçue comme un terreau de la haine. Et le Liberia, comme une manifestation de ce que la haine semée et non questionnée dans le cœur des hommes peut produire de plus horrible.

Oui, j'ai aimé ce bouquin prémonitoire. Car le romancier date sa dernière ligne d’Avril 2012. En septembre 2012, les rebelles tentent leur première incursion à Abidjan. On sent la patte, l'écriture de celui qui narre ces choses depuis le continent, la rage de l’homme impuissant qui saisit la puissance de sa plume.

Écoutons le journaliste Cassy :

 

La haine de l'autre est la chose la mieux partagée sur ce continent. Et cela, depuis l'aube des temps. Une poignée d"Européens auraient-ils pu mettre  dans les fers des dizaines de millions d'Africains envers sans la haine des autres Africains envers ceux-là? Que valait la vie d'un homme devant une verroterie[…]
L'argent. On ne pense qu'à ça. On pille nos pays, on les détruit parce que, du sommet  à la base, on ne pense quà une chose : gagner de l'argent, toujours de l'argent, pour soi, tout seul. Et l'on fait tout pour empêcher les autres d'en gagner.

page 179, Editions FratMat, NEI

 

Bonne découverte!

Lareus Gangoueus

Venance Konan, Les prisonniers de la haine
Editions Nouvelles Editions Ivoiriennes / Fraternité Matin, paru en 2003, 197 pages

Nouvelles chroniques de Madagascar

Les Editions Sépia ont une nouvelle fois eu la bonne initiative de publier des nouvelles – ici quatre – d’écrivains de la grande île, auteurs qui pour la plupart sont très peu connus du lectorat ; pour certains il s’agit de leur première publication. Quelle excellente manière de pénétrer la multitude des facettes de Madagascar – si tant est que cela soit possible -, et de leur donner corps en accordant voix au chapitre à ses nouvellistes de talent ; car, il s’agit bien d’auteurs de qualité dont il est question ici avec une préférence avouée pour Hery Mahavanora et sa nouvelle, Au Nom du Père, et Johary Ravaloson, Antananarivo, ainsi durant les jours pluvieux. Chroniques de vies ordinaires. Sépia permet à ces auteurs francophones de se faire entendre dans une nation où écrire dans notre langue est l’exception : aucune institution locale favorisant l’expression française n’y est encouragée pour des raisons à la fois culturelle et historique. A noter l’excellente préface de Dominique Ranaivoson, un modèle d’introduction pressant le lecteur à se perdre dans des réalités insulaires certes parfois dramatiques mais toujours d’une grande richesse.

Pour la première nouvelle, celle de Hery Mahavanora, l’introspection douloureuse d’un homme d’âge mur qui par hasard dans les rubriques nécrologiques de son quotidien apprend enfin l’identité de son géniteur ; lui dont la bâtardise et l’ignorance de son père l’a tant fait souffrir dans une société puritaine ; une plaie douloureuse qui l’a amené sans cesse à se surpasser – exigence de la réussite dans les études – et fuir cette île, aller loin, très loin, en France, et y trouver l’anonymat, la paix.

« Mais la véritable libération est venue avec ma rencontre de Krouri, plusieurs années plus tard, quand toutes ces humiliations et ces états d’âme n’étaient plus que de mauvais souvenirs, et que ma rage de réussir m’avait permis d’accéder à une position sociale enviable. Sacré Krouri ! Bâtard comme moi, mais fier de l’être et transcendant son état comme un don du ciel. Je le revois me dire que les bâtards étaient meilleurs que les autres car confrontés aux difficultés qu’ils devaient surmonter. (…) Merci à Krouri ! Je lui dois ma sérénité et ma fierté retrouvées. Gloire aux bâtards ! Ceux qui ont souffert le martyr pour remplir des fiches de renseignements dans leur enfance et qui ont essuyés les sarcasmes et humiliation de la part de leurs compagnons de jeu à cause de cette anomalie. Ceux qui ont cherché en vain un réconfort paternel dans les moments difficiles. Ceux qui ont sombré, à court d’arguments et de ressources morales, et n’ont pas résisté. Ceux qui ont transcendé cette humiliation, transmutation à la manière de la pierre philosophale. Gloire à vous… mes frères et sœurs dans l’adversité. Je mesure aujourd’hui seulement le chemin parcouru. », pp. 18 et 19.

Dans la seconde nouvelle – excellente ! -, Antananarivo, ainsi durant les jours pluvieux (…), l’auteur déroule le fil narratif à partir d’un taxi de la capitale et va de client en client (putes, vahazas et autres) pris dans les méandres de leurs réflexions et de leur solitude ; il en va ainsi du conducteur, faim au ventre, se devant absolument de rentrer avec quelques monnaies pour payer la location du taxi et attendant nuitamment sur une des collines cerclant la ville avec le vague à l’âme dans sa contemplation.

« Une nuit d’avance. Je me réveillai tenaillé par la faim. Les étoiles d’Antananarivo luisaient dans la pleine endormie. Je cherchais à deviner ses aspérités qui la caractérisaient en me repérant aux artères de lumières. Elle s’étendait maintenant sur des kilomètres et, si on confondait par temps clair ses lumières avec celles des astres à l’horizon, on discernait aussi des trous noirs qui pouvaient tout aussi bien correspondre à des terrains boisés, marécageux ou ésidus de rizières échappant encore aux tentacules de la construction qu’à des uartiers cachés par une butte ou tout simplement subissant un délestage de la JIRAMA, la compagnie nationale d’électricité. », p. 41.

La nouvelle de Désiré RazaFinjato, Tahiry, De Madagascar au Djebel algérien, nous emmène loin : un autre continent, une autre époque, la guerre d’Algérie. Appelé sous le drapeau français à combattre le FLN, Tahiry le malgache, personnage torturé, a en mémoire les événements révolutionnaires malgaches de 1947 – environ 80 000 des siens sont tués sur ordre de l’Etat Français. Impossible de déshonorer les morts ; unique chemin de recours, jouer double jeu, guerroyer de facto pour l’indépendance de l’Algérie. Mais à son retour, comment faire comprendre à sa famille honteuse d’avoir un fils venant de l’armée impérialiste qu’il était bien au contraire un résistant, un combattant des indépendances ! Impossible… le départ solitaire et infortuné du village vers la ville.

La solitude est un des fils conducteurs des trois précédents récits, triste fatalité que rompt la dernière nouvelle, Doublement un, de Cyprienne Toazara. A la tonalité résolument optimiste de ce conte naît l’union maritale d’un Malgache, le colonisé, revenant de France après la guerre à une vazaha (Blanche) française : surprise de la famille et des villageois d’autant plus que le
couple a décidé de s’installer au village. Une seule ombre au tableau, mais de taille, aucun enfant après des mois d’union. Dès lors, aux arts religieux et autres pratiques magiques pour réparer ce tort qui ne peut venir que de la femme (!) ; le fruit de la réconciliation des peuples, la naissance de l’enfant métisse, ne semble cependant rien devoir aux ancêtres bien aimés….
Vous avez dit conte ?!

Ce recueil de nouvelles ne tombe pas dans les clichés miséreux que pourrait colporter une certaine littérature de compassion : la tristesse, la solitude et le sentiment de fatalité n’empêchent pas l’ensemble des acteurs à se battre et vivre dignement. Autre point à souligner, la permanence du jugement familial – voire du village : toute action individuelle est pesée et soupesée à la lumière des intérêts et de la réputation de la famille, entité indivisible ; une autorité communautaire à laquelle il n’est possible d’échapper qu’en partant pour la ville, Antanarivo, la Babylone malgache, ou pour les plus « chanceux » à l’étranger. Que dire de plus pour encourager le lecteur à s’embarquer pour la grande île de l’océan Indien si ce n’est de se munir de chacun des recueils de cette collection qui a le grand mérite d’embrasser au plus près de son corps Madagascar. Et tant pis si quelques maladresses d’écriture s’y glissent.

Nouvelles Chroniques de Madagascar, Sélectionnées et présentées par
Dominique Ranaivoson
, Editions Sepia, 2009, 146 p.

Hervé Ferrand, article initialement paru sur son blog

Le Pleurer-Rire, d’Henri Lopes

Depuis sa parution en 1982, chez Présence Africaine, Le Pleurer-Rire est régulièrement étudié en milieu scolaire et universitaire, au Congo Brazzaville comme ailleurs dans le monde : ce roman est considéré comme un "classique" de la littérature noire-africaine. Je me devais de le relire, pour rafraîchir ma mémoire d'une part et d'autre part aller à la source de l'exploitation, par l'auteur, de ce qu'on pourrait appeler le ''francongolais'' dans ses romans, autrement dit la transcription du français parlé dans les milieux populaires, un français moulé sur les langues nationales, par exemple avec l'expression formée par le pronom personnel ("moi", "toi", "lui", "nous", "vous", "eux"…) précédé de la préposition "pour", expression typique de nos langues, mais qui, rendue telle quelle en français, pourrait déboussoler les locuteurs français de la métropole. Exemple, page 18 : "Est-ce que je suis pour moi dans leurs histoires-là ? Est-ce que j'ai mangé pour moi l'argent de Polé-Polé ?"

Il y a bien d'autres cas de figure qui trahissent le "copié-collé" des langues locales. Certains personnages (ceux qui ont un niveau d'étude suffisant) savent adapter leur français en fonction de leur auditoire, pouvant s'exprimer en francongolais comme en français académique, en passant par le français dit courant. Ce n'est malheureusement pas le cas de Bwakamabé na Sakkadé, militaire devenu président de la république à la faveur d'un coup d'état, ni de la majorité des membres de son gouvernement, choisis non selon leur mérite, leur capacité à assumer les fonctions qui leur sont attribuées, mais recrutés souvent sur une base tribale ou selon leur degré d'allégeance au chef de l'Etat. Il s'agit d'un Etat africain, non précisé : ce pourrait être n'importe lequel.

Ainsi, en dehors du style oral, typiquement congolais, adopté par Henri Lopes, du moins dans les passages de discours rapporté, l'autre intérêt du roman réside dans la description burlesque des régimes politiques africains au lendemain des indépendances.

Le Pleurer-Rire est une joyeuse caricature du pouvoir dictatorial. Bwakamabé na Sakkadé, dont l'inculture n'a d'égale que l'immense étendue de ses lubies, exerce son rôle de chef de l'Etat avec un appétit gargantuesque. Omniprésent, malheur au ministre qui s'avise de faire une déclaration publique ou d'inaugurer le moindre édifice : seul Tonton, surnom de Bwakamabé, doit apparaître en grandes pompes sur les écrans ; seuls ses discours, aussi creux soient-ils, doivent y passer en boucle. Tonton instaure et entretient le culte de sa personnalité. Tout porte d'ailleurs son nom : aéroport, stade, gymnase, grandes places etc.

Bwakamabé estime que le pays, pour ne pas dire le monde, doit tourner autour de sa personne. Normal : il n'est pas n'importe qui et prétend égaler des chefs légendaires comme le roi Louis XIV : n'aménage-t-il pas un jardin qui pourrait faire penser au jardin de Versailles, pour accueillir dignement ses hôtes lors des somptueuses réceptions données à l'occasion de ses anniversaires ? On l'appelle d'ailleurs, à un moment, le "Président-Soleil", par analogie au "Roi-Soleil". Bwakamabé se compare aussi au Christ : le "Messie", le "roi des rois", le "Sauveur", le "Saint Patron"… les allusions religieuses pour le désigner ne manquent pas.

L'importance que se donne Bwakamabé se manifeste surtout à travers une politique d'apparat qui ruine le pays. L'argent public est géré comme si c'était son argent de poche. Le président passe son temps à ordonner des dépenses farfelues et dispendieuses, pour lui-même aussi bien que pour l'entretien de sa famille, de sa tribu, de ses innombrables maîtresses surtout. A ce rythme, les conséquences ne se font pas attendre : accumulation des mois de retard de paiement des salaires, trésor public à sec, misère du peuple… Mais Bwakamabé a son explication : n'allez surtout pas croire que c'est parce qu'il a dilapidé les fonds publics que ça va mal dans son pays, ah non ! C'est au contraire à cause des "pressions incessantes de la tribu et de l'incompétence d'en bas" (page 318).

La charge ironique est importante dans ce roman qui se présente comme un manuscrit, commenté séquence après séquence par un personnage qui a vécu les événements mais qui a, depuis, quitté le pays, et qui bénéficie du recul nécessaire pour apprécier à sa juste valeur la restitution des faits. Au lecteur de réussir à mettre un nom sur ce commentateur averti. Une remarque cependant de celui-ci mérité d'être relevée car elle met l'accent sur la réception du roman : celle-ci pourrait diverger selon les lectorats : quelles seraient par exemple les impressions d'un non habitué de l'univers africain à la lecture de ce roman ? "J'ai lu cet envoi d'une seule traite. Reste à vérifier si l'intérêt que j'ai ressenti aura la même puissance chez ceux qui n'ont jamais vécu au Pays." (page 143)

Le Pleurer-Rire nous montre un peuple bâillonné : la moindre remarque négative ou déplacée est sévèrement punie. Il faut acquiescer à tout ce que dit ou fait Tonton. Autant dire que le peuple n'est qu'une marionnette entre les mains de ce dictateur qui, lui, se donne pour le bon père irremplaçable du pays. "Nous veillions surtout à applaudir quand l'animateur, ou Tonton, donnait le signal, de rire dès que nous voyions poindre un sourire, d'hurler dès que le ton de la voix montait ou l'index remuait avec vitesse. Quelquefois, ayayay ! nous nous trompions, mais nous nous reprenions aussitôt." (page 219).

Ce roman nous montre aussi les rapports entretenus par ces régimes dictatoriaux avec les puissances occidentales, les "Oncles", des rapports entachés par une certaine hypocrisie. Chacun se souciant uniquement de son profit personnel au détriment du bien-être du peuple.

Liss Kihindou, article initialement paru sur son blog

 

Henri Lopes, Le Pleurer-Rire, Présence Africaine, 1982 pour la première édition, 380 pages.

Soleil noir

Cela fait plus d'une semaine que j'ai terminé la lecture de Black sunlight, je devrais dire Soleil noir puisque c'est le titre en français de ce roman de Dambudzo Marechera. Cette traduction est parue en début d'été aux éditions Vents d'ailleurs. Ma lecture a été un peu longue. Faite comme un fractionné pour ceux qui préparent une épreuve de fond ou demi-fond. Avec des accélérations dans la lecture, puis des temps où je fus obligé de me poser pour suivre, comprendre les mots, les phrases, les développements de l'auteur zimbabwéen. Oui, c'est une lecture particulière, où le romancier dicte le tempo du lecteur, construit son discours en brisant le classicisme des pères de la littérature africaine.

Mais de quoi parle-t-on?

Le narrateur est le prisonnier d'un groupe militaire ou d'une milice quelque part en brousse ou dans une jungle. Entre les mains de chefs de guerre pas très commodes, assez rapidement, les errements de la pensée du prisonnier suspendu la tête en bas à une corde se détachent de ce lieu sordide pour évoquer des personnes, des lieux, une femme blanche, nommée Blanche sous une cascade prend un bain, Susan un esprit révolté à un point que le lecteur n'imagine même pas, sa femme Marie, aveugle de son état et bien d'autres personnages dont il est assez difficile de comprendre le positionnement en début de lecture. Cette première phase de la narration est aussi confuse que pourrait l'être le cerveau d'un prisonnier de guerre qui s'attend au pire.

Par bribes, certains personnages se précisent. Mais, si la pensée de notre photographe n'est pas linéaire. Certains sont déjà morts, mais vivent dans l'esprit du narrateur. On découvre petit à petit que dans ce pays en guerre, le narrateur fait partie d'une organisation terroriste, dans une brigade particulièrement violente. Marechera prend un réel plaisir a décrire un processus d'embrigadement et de conditionnement du narrateur, il se délecte d'un discours sur la violence et une volonté de faire exploser toute forme d'autorité et de normes. Ce qui le conduit à user du blasphème. Maréchera excelle dans la théâtralisation de son discours, par des images très fortes venant d'un esprit qu'on pourrait penser complètement destroy.

Le personnage narrateur, dont le métier de photographe lui apporte une certaine forme de recul sur les actions des personnages jusqu'au boutistes qui l'environnent, montre néanmoins la distance que le romancier peut poser. Il est important pour avoir une meilleure compréhension de ce texte de réaliser que ce livre publié en 1980 par Heinemman dans la fameuse collection "African writers" dirigée par James Currey, sort au moment de l'indépendance du Zimbabwé et de la fin de la Rhodésie. C'est une toile de fond qui explique quelque part le caractère insurrectionnel du discours de l'auteur. Le lecteur perçoit l'absence de repères des membres de Soleil noir et la folie attachée à leurs actions qui malheureusement trouve une source dans leurs parcours "barrés".

Allez, pour le plaisir du match anglophones vs francophones, le discours de la tigritude répondant à la négritude, alors que notre personnage est sous l'emprise du discours de Susan :

 
Mes mains auraient tremblé sur la volant si je ne  m'y étais pas aggripés comme un apprenti conducteur.
– Le « Tigre », « Tigre » de William Blake a une force lumineuse précisément parce qu'il réveille en nous, depuis le tréfonds, une force d'opposition plus terrible qui peut marteler ce tigre artificiel et en jaillir des myriades d'étincelles. Les sociétés aussi font le même effet; tout comme les nations; toutes ces grandes constructions. Elles peuvent être réduites à d'éphémères braises vite consumées. La vue même d'une chose vivante a un effet similaire. Fais-la éclater et écrase-la en grains de poussière livide.
page 76, éditions Vents d'ailleurs.
 
Ou encore, le discours d'un écrivain sur le sens de son propos :

Évangéliser le magma rouge qui bout en l'homme n'est pas mon but quand j'écris. D'ailleurs je n'ai aucun but. Je vois  simplement les choses d'une certaine façon, juste comme vous, vous les voyez d'une autre façon. Je devrais être content ici. J'ai cette pièce. J'ai à boire à volonté. Et puis je vois soudain, et ça me paralyse, combien la création est stérile et auto-indulgente, parce qu'elle se nourrit continuellement d'elle-même; tantôt elle expose ses blessures en quatre dimensions, tantôt ellle rampe jusqu'à acquérir une majestueuse grandeur d'ou tout tire une signification particulière, tantôt elle retombe à nouveau dans des arguties aussi inutiles qu'un objet oublié en orbite autour du soleil.

page 99, éditions Vents d'ailleurs.
 
Je terminerai en signalant que j'ai pris connaissance, en préparant cette chronique, du regard que James Currey porte sur le romancier zimbabwéen atypique, trublion, incontrôlable qu'il a dû gérer dans sa collection. L'éditeur en parle dans un magnifique bouquin intitulé Quand l'Afrique réplique, publié chez L'Harmattan dans sa version française. Entre fascination et désarroi, on lit le rapport délicieux entre l'écrivain de génie et son éditeur. Un merveille que j'aurai le plaisir de commenter dès que j'aurai fini toute la lecture de cet ouvrage référent sur la littérature africaine de langue anglaise. Il m'a conforté dans ce que j'ai ressenti en lisant Soleil noir. Marechera est un cas à part, qu'on aime ou qu'on n'aime pas ce qu'il dit ou écrit, il ne laisse pas indifférent.
 
Lareus Gangoueus
 
Traduit de l'anglais par Xavier Garnier et Jean-Baptiste Evette en 2012
Editions Vents d'ailleurs, 173 pages
Titre original Black Sunlight, chez Heinemann Educations Publishers en 1980
 
Crédit photo : © Ernst Schade (http://www.ernstschade.com/)

 

Blues pour Elise

Une des plus belles expériences que j’ai réalisé sur le web fut la découverte et l’immersion dans le blog des Tantines. Il y a trois ans déjà. Un site animé par trois charmantes commères qui nous racontaient avec classe leurs petites joies de femmes émancipées, leurs états d'âme et leurs déboires amoureux. Des frangines branchées, plutôt bobo, des citadines pur jus qui célébraient le black nouveau, l’obamanicus. Je rajoute parce que les portraits du mâle nègre qu'elles croquaient avec frénésie n'étaient pas toujours aussi angéliques que la figure du 44ème président des Etats-Unis. Ce fut une expérience enrichissante où le caractère interactif du blog prenait tout son sens. Plusieurs sujets dépassaient la centaine d’interventions où les sista se fightaient tendrement avec les brotha. La provocation n'était jamais loin chez ces secoueuses de cocotiers. Ce fut cependant une démarche éphémère qui n’a même pas laissé de trace sur le Net, puisqu’en créatrices toutes puissantes, les blogueuses se sont autorisées la destruction de leur espace sans préavis et au détriment de ceux ont nourri ce site de leurs nombreuses commentaires, j’ai cité les internautes.

A la différence des Tantines, le roman Blues pour Elise ne disparaitra pas de la circulation par le simple bon vouloir de son auteure. Pour cette septième publication, après sa trilogie africaine, Léonora Miano s’est plongée dans l'atmosphère décrite plus haut. Quatre copines (trentenaires?), les Bigger than life, sont à la recherche de l’amour. Chacune à sa manière. Avec les blessures anciennes, les dérapages inattendus, la difficulté de la rencontre, les déceptions dont on ne se remet point, les trahisons et les surprises agréables. Elles ont la particularité d’avoir un lien avec le Sud du Sahara, connexion assumée ou pas. Elles sont surtout françaises.

Léonora Miano commence à la surface des choses avant de, comme un sous marin, plonger en eaux profondes. Pour cela, elle découpe son roman comme une sorte de série Tv où les épisodes qui s'enchaînent semblent ne pas avoir de lien avec les précédents, laissant apparaître des nouveaux personnages plus ou moins en lien avec les Bigger than Life. Au fil des chapitres, les relations entre les personnages se revèlent et la bonne humeur inhabituelle dans les textes de Miano se dissipe quand on aborde le chapitre du Blues pour Elise. Je n'en dirai pas plus.

C'est un roman où j'ai eu du mal à reconnaitre le style de Léonora Miano. L'écriture est beaucoup plus "enjoyée" dirait les ivoiriens, plus légère que d'habitude comme si ces portions de vie parisiennes version afrodescendants permettaient une attitude plus relax de la romancière et j'ai vraiment kiffé jusqu'au fameux blues d'Elise où une mère se remémore le drame fondateur de sa migration avec son mari vers la France. Je n'en dirai pas plus (bis). Ce livre est l'occasion d'une plongée dans cette nouvelle France, avec ces magnifiques portraits de femmes d'aujourd'hui et la quête éternelle de l'amour, l'amour, toujours l'amour.

Ambiance :

D'ailleurs, les choses avaient changé. Depuis un moment, l'homme blanc poussait, lui aussi, son sanglot. Il souffrait. Le capitalisme dérégulé l'oppressait, les traders le mettaient sur la paille, ses bassins industriels étaient de vastes déserts, ses emplois étaient délocalisés, il se demandait à quoi avait servi, tout ça : le code noir, le code de l'indigénat, ça lui faisait une belle jambe, il avait honte des aïeux, voulait tout effacer, ne plus voir, sur les pages d'histoire commune, du rouge sang, sans trêve ni repos, proclamer que Noir et Blanc sont ressemblants comme de gouttes d'eau ( Nougaro), pénétrer dans l'ère post-raciale, ce temps féérique où il n'y aurait que l'identité des humains. L'homme blanc avait réfléchi. Il ne voulait pas se mélanger, évidemment, la disparition des différences ayant rendu la chose impossible. L'homme blanc voulait fraterniser.

Page 27, Edition Plon

Ambiance II :

Les bigger than life étaient intelligentes, financièrement autonomes, belles, chacune à sa manière. Elles s'étaient données ce nom il y avait déjà des années, quand elles n'étaient encore que des étudiantes souvent désargentées, filles de personne d'important, portant des prénoms non alignés, des patronymes à l'ancrage lointain. Bigger than life était devenu leur devise. Elles ne seraient pas toujours plus fortes que l'adversité, mais elles seraient tenaces.

Page 78, Edition Plon

Bonne lecture et surtout bonne musique !

Lareus Gangoueus, article initialement paru sur son blog

Léonora Miano, Blues pour Elise
Editions Plon, 199 pages, 1ère parution en 2010.

Petina Gappah, Les racines déchirées

De manière assez surprenante, quand on oppose le Zimbabwé à l'Afrique du Sud, on découvre un pays avec de très nombreux romanciers de qualité. En attendant la prochaine chronique d'un auteur charismatique de ce pays, à savoir Dambudzo Marechera, Terangaweb vous invite à découvrir Petina Gappah avec son recueil de nouvelles "Les racines déchirées"…

Quelle magnifique et délicate plume que celle de cette jeune écrivaine zimbabwéenne, Petina Gappah, considérée par Coetzee comme l’un des grands auteurs de ce pays à la dérive. Que de contrastes entre cette délicatesse fragile et la violence des portraits dépeints dans ce recueil de treize superbes nouvelles aux blessures à jamais béantes. La guerre de libération était promesse de jours nouveaux : une nation, le Zimbabwe, naissait des décombres de cette purulence historique, la Rhodésie du Sud. Peu importaient dorénavant sa couleur de peau, ses origines raciales : Noirs ( Shonas, Ndebele ou autres tribus), Indiens, Blancs étaient censés constituer un peuple unique de citoyens égaux. Y compris cet indien, patron acariâtre et pingre d’une quincaillerie où est employée Julia qui vit dans les Townships. Avant la révolution, le Blanc y était reçu avec déférence et le Noir au mieux avec condescendance.

Mais avec la nouvelle ère et en dépit de la fuite de ses proches en Afrique du Sud par peur de l’esprit revanchard apocalyptique des noirs, l’Indien boutiquier sut se faire humaniste et cela sans roublardise : il est vrai qu’il aura fallu un salutaire coup de poing dans son visage de la part de son employée, Juliana, pour lui remettre les idées au clair. D’incongru potentat il devient l’ami fidèle de son agresseur. Lui aussi a cru aux jours meilleurs promis par ce glorieux révolutionnaire, Mugabe (« L’indien de tante Juliana », nouvelle p. 141). Et maintenant quand est-il des horizons fraternels après ces embellies ? La guerre de libération et les espoirs qui en étaient nés sont bien loin ; et avec les promesses du président et de la ZANU devenue sérail à privilèges d’une clique d’opportunistes. Des temps glorieux ne subsistent que les apparences et l’hypocrisie : il en est de la mort de ce soi-disant héros qui a passé les temps révolutionnaires à Londres et accompagné le vieil autocrate jusqu’à sa mort, son unique fait d’arme. Est présente à ses funérailles ce qui se fait de mieux dans la hiérarchie cleptomane du Politburo sous les yeux de la veuve désabusée par cette mascarade.

« Tout est noir, vert, marron et blanc. Noir, le marbre poli des pierres tombales, et noires, les tenues de deuil. Verte, l’écharpe présidentielle, vert olive, les bérets sur la tête des soldats, et vert, l’éclat artificiel du tombeau. Noire, la masse sombre de la foule réunie qui écoute le chœur des jeunes gens parés au combat en treillis vert bouteille leurs voix rauques dans la chaleur du mois d’août, chantant les chants d’une guerre qu’ils n’ont pas le droit d’oublier. Noires et brunes, les Warren Hills alentour, ces collines dénudées, les souches qui subsistent où se dressaient les arbres, ces arbres sont devenus le bois brun qui remplace l’électricité qu’il n’y a pas dans les maisons », p. 14.

Quelle ironie pour l’épouse de voir cette engeance cauteleuse être abusée à son tour, le cercueil ne contenant aucun cadavre (« La sonnerie aux morts », p. 11).

Et pendant ces temps de crise abjecte où une vie coûte moins cher qu’un pain, les familles se détruisent, soit dans l’exil – les migrants oubliant les leurs restés au pays, eux qui pourtant ont acheté le passeport salvateur – ( « Ma sœur-cousine Rambanai », p. 165 ), soit dans la rapine et le règlement hypocrite de vieux contentieux. Gare aux plus fragiles, en particulier les femmes aux biens enviés par les parents des défunts époux ( « Un joli souvenir de Londres », p. 63).

Alors que la dilapidation des richesses nationales se fait par une petite élite médisante ( « Au cœur du triangle doré », p. 83), les autres n’ont que la débrouillardise qui bien souvent les mène dans l’interlope, le marché noir se faisant chemin royal :

« C’est contraire à la loi, bien sûr, ces activités de marché noir, mais autant passer les menottes à toutes les personnes vivantes entre le Limpolo et le Zambèze et en finir une bonne fois. Tel est le nouveau Zimbabwe, où chaque citoyen est un criminel. Un de mes meilleurs client,  Monsieur le juge, Mr Mafa, est magistrat régional pour Harare, et un autre, Mgr Malema, est un pilier de la Sainte Eglise de l’Agneau Sacré. La dernière fois que j’ai vendu du gasoil à Monsieur le Juge, il m’en a réglé une partie en tomates – son bureau de Rotten Row regorge de légumes… », ( « Minuit à l’hôtel California » p. 205 ).

Ces catastrophes ne suffisant pas, un autre fléau, le sida, s’abat sur le peuple, flatté qu’il est par la ruine des infrastructures sanitaires. La « maladie sans nom » déploie ses longues ailes assassines et remplit le long cortège des tombeaux de cadavres qui se rassemblent bien au-delà des différences sociales et raciales. L’union est enfin retrouvée (« Les lèvres roses et gercées du fiancé de Rosie », p. 159). Dans cette désolation sans fin, il ne semble rester comme lot de consolation que le rire cynique ou encore la folie à l’image de cette jeune étudiante en Droit à la grande sensibilité qui voit l’université s’éloigner et l’hôpital psychiatrique lui ouvrir grandes ses portes (« Le chant de l’Annexe », p. 49). Et pourquoi ne pas tournoyer sans fin à l’image de ce vieil homme nostalgique qui enchaîne les pas de danse enfiévrés les plus ingénieux sur une piste cerclée de spectateurs aux sifflets admiratifs et cela jusqu’à ce que mort s’ensuive (« Le champion de danse de Mupandawana », p. 91) ?

Les Racines déchirées est un merveilleux recueil de nouvelles d’une justesse littéraire bienheureuse à l’acuité rare, qui plonge le lecteur dans un pays qui en dépit des espoirs a sombré dans la folie à l’image de cette inflation délirante. Un livre hautement conseillé.

Hervé Ferrand

 

petinagappah.jpg Petina Gappah, Les racines déchirées, Histoires, 2009, éd. française, Plon, 2010, 221 p.

Josué Guébo : Mon pays, ce soir

Josué Guébo n’a rien d’un mec déprimé. Chaque jour je m’évertue à déconstruire des schèmes et clichés qui ont souvent la vie dure dans mon esprit. Non, l’homme que j’ai rencontré au salon du livre est un personnage engageant et joyeux. Sa poésie, elle, est plus nerveuse. Ce qui n’a rien de surprenant quand on songe que le recueil Mon pays, ce soir exprime le regard de cet intellectuel sur les évènements qui ont secoué son pays ces dernières années. Mais l’homme est subtil, ses vers sont denses, sa langue française très soignée porte à la fois sa dignité, son courroux, ses espoirs, ses accusations. L’expression est parfois pompeuse me faisant penser à des textes de Césaire ou Tchicaya U Tam’Si sans être pour autant hermétique. Mais, je réalise en lisant Josué Guébo que ma difficulté avec la poésie n’est pas tant dans les formules, les envolées lyriques du poète mais sur le sens du discours. Je crois profondément que l’art doit d’être au service du sens et non de la simple esthétique des mots. Je n’adhère pas au concept d’un art s’auto- satisfaisant, sublimant une beauté quelle qu’elle fût et sensée toucher nos émois et notre inconscient.

Le cri de Josué Guébo, au-delà de son esthétique est celui de la révolte, celui de l’homme qui veut secouer les consciences, celui qui veut bousculer le quotidien qui efface des combats passés, des vies perdues, une ville déchirée, un pays en cendres. Il zoome avec insistance sur certains mots qui méritent notre attention quand on pense à son pays : pétrole – pluie – bottes – ascaris – haine. Les stridulations du cri que ma mère lance un soir de veillée funèbre ont du sens, il exprime une joie ou une peine selon le chant exprimé. Il interpelle voir interloque le badaud qui se voit contraint de s'arrêter et d’analyser la substance des choses. Celui de Josué Guébo porte cette rage et cette folie, il ne se veut pas une palabre de plus à la Sorbonne, les Ivoiriens me comprendront, mais un appel à l’introspection et une réaction pour que le quotidien ne soit pas un compromis éternel. Il dépasse le cadre de la Côte d'Ivoire pour évoquer les pères de l'indépendance et les figures africaines qui ont voulu se défaire de la Françafrique.

 

Je nous donne
La plume d'un tel orage
Je nous sonne l'index
D'une telle audace
Nous sommes
Poing
Formés de toutes les douleurs
Des siècles piétinés
Debout dans le champ pubère
De la vérité
Tenant de l'iroko
Ce devoir de fermeté
L'impératif
Incoercible
De notre geste ignifugé

Page 54, Edition Panafrika

J'ai eu le plaisir de rencontrer ce poète au salon du livre de Paris (2012), au stand ivoirien. Une occasion de pour moi de tomber sur les produits d'éditions africaines, si rarement accessible en France.

Bonne découverte !

Lareus Gangoueus

La littérature togolaise, du silence à la présence

Le Togo fut l’un des premiers pays à livrer à l’Afrique des romanciers. Déjà en 1929, Félix Couchoro, que se disputaient longtemps les critiques du Bénin et du Togo, publiait des feuilletons dans la presse des deux pays. Son succès fut retentissant mais aléatoire, à cause des aléas de la politique coloniale. Il fallut attendre une vingtaine d’années plus tard pour que d’autres fils du pays tentent à leur tour l’expérience de l’écriture. Et, c’est en en pleine colonisation que David Ananou publia en 1955 son premier roman, Le fils du Fétiche, une œuvre didactique et au ton moralisateur fustigeant l’animisme et célébrant les vertus du christianisme conquérant. Les années 60 à 80 connurent une pléthore d’écrivains dont les noms ornent encore les manuels de littérature : Victor Aladji, Gnoussira Analla, Julien Atsou Guenou, Koffi Mawuli Agokla, Towaly, Yves Emmanuel Dogbé et le premier et unique best seller de la littérature togolaise, Tété Michel Kpomassie avec son carnet de voyages, L’Africain du Groenland, préfacé par Jean Malaurie.

Mais nul ne saurait expliquer pourquoi, très vite, le roman est passé au second plan de la scène littéraire togolaise, le théâtre prenant la vedette de manière incontestable. La popularité du Concert-Party dans ces années-là, genre théâtral populaire en langue nationale, aurait-elle facilité la prise du pouvoir littéraire par les dramaturges ?

Un conflit de genres

Si la poésie n’a jamais vraiment décollé malgré les tentatives de quelques passionnés (Sena Kuassivi, Kossi Guenou, Yves-Emmanuel Dogbe, etc.), le théâtre togolais n’est pas resté en marge du roman. Ses débuts remontent à la fin des années cinquante avec la publication en 1956 de Fasi de Anoumou Pedro Santos. Mais c’est surtout à partir de la période après indépendance que des dramaturges se sont illustrés. Le genre connu alors un franc succès avec des dramaturges comme Modeste d’Almeida, Senouvo Agbota Zinsou ou encore Koffi Gomez et occulta pendant des années le roman. Mais le paysage politique rendit impossible l’éclosion du genre et contraint plusieurs de ses pionniers à l’exil. Aussi, les planches furent désertées par les spectateurs, laissant les comédiens et les dramaturges sans public.

Dans les années 80, Kossi Efoui et Kangni Alem crèvent l’écran, en remportant l’un à la suite de l’autre le prestigieux Prix Tchicaya U’Tamsi du Concours Théâtral Interafricain organisé par RFI. Puis, des comédiens et metteurs en scène comme Alfa Ramsès, Léonard Yakanou, Banissa Méwê, Gaetan Noussouglo, Richard Lakpassa, Koriko Amoussa et d’autres reprirent le flambeau, essayant tant bien que mal de perpétuer la tradition théâtrale au Togo, notamment à travers le très couru FESTHEF (Festival du Théâtre de la Fraternité). Le public est au rendez-vous, faisant du théâtre, un art en phase total avec les revendications politiques de l’époque. Dans les années 2000, sur la scène théâtrale on retrouvait plusieurs compagnie : Louxor d’Alfa Ramsès, Tambours Théâtre de Richard Lakpassa et Hans Masro, les 3C de Rodrigue Norman. Les metteurs en scène dominent toujours cette scène (Marc Agbedjidji, David Ganda, Basile Yawanke, Leonard Yakanou, Alfa Ramsès…), même si les auteurs de théâtre l’ont un peu déserté, suite au renouveau constaté dans le genre romanesque.

La littérature togolaise aujourd'hui

Après plusieurs années à se chercher, des écrivains togolais ont inscrit en lettre d’or leur nom dans l'hémicycle des littératures du monde, à travers le roman, genre international par excellence. Parmi les précurseurs, on retrouve quelques transfuges de l’art théâtral, Kossi Efoui et Kangni Alem, rejoints quelques années plus tard par Sami Tchak, Théo Ananissoh, et récemment par Edem Awumey. A l’exception de Theo Ananissoh, tous ces auteurs ont la particularité d’avoir remporté le Grand Prix Littéraire d’Afrique Noire !

La nouvelle vague de romanciers a réussi à sortir le roman togolais de son cadre national et à l’internationaliser, grâce à leur accession aux grandes maisons d’édition (Serpent à Plumes, Gallimard, Seuil, Jean-Claude Lattès, Mercure de France) et à l’internationalisation de leurs thématiques. Leurs pratiques de la littérature va jusqu’à la provocation, comme on peut l’observer avec des titres qui ont provoqué la polémique à leur sortie comme Eclaves de Kangni Alem et Al Capone Le Malien de Sami Tckak. Si certains critiques soulignent la forte présence des hommes, très peu de femmes se sont livrées à l’exercice du roman. Les Souvenirs de Pyabelo Kouly Chaold publiés en 1978 furent suivis des romans de Gad Ami en 1986 et de ceux de Christiane Akoua Ekue un peu plus tard. D’autres écrivaines emboitèrent le pas à ces romancières. : Jeannette Ahonsou-Abotsi, Emilie Anifrani Ehah, Laklaba Talakaena, Henriette Akofa et plus récemment Fatou Biramah, Kouméalo Anaté ou encore Lauren Ekué…

Pérennité et relève ?

La littérature togolaise connaît donc une saison assez fleurie. Mais certaines voix s’élèvent pour prévenir d’un tassement éventuel si rien n’est fait pour assurer la pérennité et la relève des auteurs. Dans un pays où la tradition littéraire n’a pas un siècle d’écriture, les initiatives pour relever ce défi sont nombreuses et prises très au sérieux par les promoteurs culturels. Parmi elles, on peut citer la création de maison d’édition (Harmattan-Togo, Moffi, Awoud, etc.), l’adoption récemment d’une politique culturelle, la création d’un festival, "Plumes francophones", qui par son concours de nouvelles a révelé de nouveaux talents. Toutes ces initiatives, on l’espère, feront pousser des ailes à ces jeunes écrivains qui essayent de redorer le blason d’une littérature, pas inexistante, mais qui aurait besoin d’un coup de pouce pour passer totalement à la lumière.

La relève semble être assurée. Plusieurs jeunes écrivains ont été publiés localement et semblent vouloir rivaliser avec leurs prédécesseurs. Des noms comme Noun Fare, Anas Atakora, David Kpelly, David Ganda, Essenam Kokoè, Alex Halley et bien d’autres sont à retenir, car ils seront peut-être la prochaine génération d’écrivains togolais à rivaliser avec Kossi Efoui, Kangni Alem, Edem Awumey ou encore Sami Tchak.

Marthe FARE

« Le démagogue », Chinua Achebe

On ne présente pas Chinua Achebe. On parle de lui, on discute de son œuvre. Il suffit de mentionner son roman « Le monde s’effondre », le plus célèbre de tous et qui, seul, suffit à rendre à l’auteur ses lettres de noblesse pour rappeler son talent dans la mémoire collective. Notons seulement quelques faits remarquables pour un lecteur qui aurait pu, au travers de hasards malencontreux, manquer de croiser ce romancier de génie.

Chinua Achebe est l’un des auteurs africains les plus respecté de sa génération et remporte certainement la première place au palmarès nigérian. Né en 1930 à Ogigi dans l’état d’Anambra, il y poursuit une scolarité remarquable jusqu’à ses études supérieures. Son intelligence vive le prédestinait à un avenir brillant. Contrairement à nombre de ses pairs, il se refuse pendant de longues années à l’exil en Occident et préfère demeurer dans son Nigéria natal. Il s’y attèle par différents biais, à la turbulente reconstruction du pays après la décolonisation, déstabilisée entre autres par maints coups d’états et les guerres civiles. Il occupe ainsi des postes d’éditeurs dans plusieurs grandes maisons nigérianes dont « African Writers », une maison qu’il fonde en 1962. Il s’illustre également lors de la guerre civile de 1967 à 1970 au cours de laquelle il se positionne en faveur de l’indépendance du Biafra et il va jusqu’à plaider cette cause aux Etats-Unis.

L’œuvre de Chinua Achebe est particulièrement reconnue et appréciée car ses romans constituent une véritable encyclopédie des mœurs et coutumes ou encore déboires politiques du Nigéria, malgré leur caractère fictionnel. "Le démagogue", son quatrième roman paru en 1966 ne déroge pas à cette règle. Le lecteur y suit un face à face entre deux hommes : le narrateur Odili, un jeune professeur dont le cours de vie tranquille est bouleversé par des retrouvailles avec son ancien maître d’école, Chef Nanga, récemment nommé ministre de la culture, en visite officielle dans leur village natal. Heureux de cette rencontre, Chef Nanga, qui nourrit de grandes ambitions politiques décide donc de se positionner en figure tutélaire pour Odili, y voyant la parfaite occasion de récolter les supports locaux pour sa prochaine campagne de réélection.  

Chef Nanga joue à « l’homme du peuple » (« A man of the people », comme l’indique la version originale du roman) auprès de son électorat mais se révèle dès les premières lignes comme un politicien malhonnête et corrompu détournant les fonds pour construire des bâtiments sans utilité publique. On imagine donc aisément Odili comme son parfait opposé : un jeune homme préférant une vie modeste et peu ambitieuse dans un petit village, refusant de s’impliquer dans les tumultes politiques du pays dont les solutions se décident à la capitale. Pourtant, lorsque l’orgueil d’Odili se trouve heurté, il met progressivement en lumière ses passions destructrices en décidant d’affronter son ancien maître sur un terrain qu’il maîtrise mal : la politique. En réalité, peu à peu, s’amorce une violente confrontation entre passions, vices et appétits voraces propulsant ainsi le roman bien au-delà de l’évident conflit de générations entre deux hommes ou même deux mouvements de l’histoire.

Sans doute ce roman est l’un des plus durs écrit par Chinua Achebe car la violence y est omniprésente et n’épargne personne. Les relations hommes-femmes, la perdition de la jeunesse, notamment féminine, et la quête insatiable de l’influence politique et financière qui n’a pour unique but que de maintenir la domination des uns sur les autres sont autant de thèmes qui ne tiennent qu’à ce sentiment. Finalement, il n’y a que la mort qui sauve. Reste encore à trouver qui doit être sacrifié et mesurer la portée symbolique, si tant est qu’il y en ait une, de cette perte. Corruption, initiation au combats politiques, intimidation des opposants, perdition des mœurs, tous les éléments sont présents pour faire du Démagogue une satire du Nigeria des années 1960 sur lequel l’auteur porte un regard tristement pessimiste et pourtant ô combien visionnaire.

Muna SOPPO

Chinua Achebe, A man of the people, William Heinemann, African writers series, 1966. 160p.
Bibliographie : http://www.notablebiographies.com/A-An/Achebe-Chinua.html#b