Boubacar Boris Diop, La nuit de l’Imoko

diop-boubacar-boris-L’écrivain Boubacar Boris Diop est une figure importante de la littérature africaine de langue française. On pourrait évoquer de multiples raisons pour situer l’importance du travail de l’intellectuel sénégalais qui, au-delà d’être un prosateur de talent, est avant tout un homme engagé qui n’a pas peur d’exprimer une opinion sur une place publique francophone dont les tenants et les aboutissants ne sont pas toujours clairement identifiables. Il est l’un des très grands romanciers africains à résider sur le continent et les nouvelles de La nuit de l’Imoko traduisent bien cet ancrage dans un terroir dont il hume chaque jour les senteurs, dont il ressent constamment la pulsion de vie et les injustices.

Une lecture de ce recueil de nouvelles édité en terre canadienne chez Mémoires d’encrier pourrait se faire par couple de textes sur une thématique.

Le règne de l’arbitraire : quelle posture adoptée ?

Boubacar Boris Diop introduit ce recueil par deux nouvelles remarquables qui mettent en scène deux formes de violence politique qui s’abattent impitoyablement sur deux individus : Malick Cissé et Myriem. Un des intérêts de cette lecture est de voir les nuances que l’auteur sénégalais propose dans la narration de ces deux nouvelles. La petite vieille est un texte dédié à Jean-Luc Raharimanana. Une petite et vieille dame fait la pluie et le beau temps dans une capitale, arpentant les lieux de pouvoir, octroyant des prix comme bon lui semble pour des productions cinématographiques en compétition avec un jury de pacotille. Quand Malick Cissé, un intellectuel au placard s’insurge contre la vieille dame et l’arrogance de son discours exprimé de manière détachée, le retour de bâton est sacrément douloureux. Difficile de ne pas voir là, une métaphore de la Françafrique qui malgré son grand âge, ne s’est jamais aussi bien portée. Selon Diop. Malick Cissé paie pour son irrévérence. Dans la narration de Boubacar B. Diop de cette nouvelle, il y a une forme de rire désabusé.

Dans « Myriem », l’auteur continue son exploration de l’arbitraire. Le paramètre d’une influence extérieure est éliminé permettant ainsi une focale sur une violence absurde qui frappe une actrice de la société civile. L’intérêt de la nation doit être préservé, la défense de la larme présidentielle vaut bien l’incarcération d’une mère de famille qui s’occupe des enfants de la rue. Ici, on bascule dans l’absurde.

Regards journalistiques : Observer, figer, laisser une trace d’un moment de l’histoire

Il est intéressant d’observer un auteur adapter son écriture en fonction du discours qu’il développe. Les deux nouvelles « Ndar-Géej » et « Maitre Wade ou l’art de bâcler son destin » pourraient dans leur forme être de parfaites notes de reporter. Boubacar B. Diop utilise toutefois la liberté qu’offre la fiction pour décrire la chute de Saint-Louis et du président Wade. Un homme revient avec sa compagne sur la terre de son enfance, Saint-Louis. Il est et reste doomu ndaar. Il redécouvre la ville, des personnalités qui ont compté pour lui. Cette observation de celui qui vit loin de ses terres nourrit des souvenirs chargés de nostalgie. La ville coloniale dans sa gloire passée est évoquée. L’ancienne capitale politique de l’AOF, ses signares, son prytanée, ses après-midi de fête si singuliers, son pont. Sous la plume de l’écrivain, on a le sentiment d’un écroulement et de l’émergence d’une nouvelle ville se construisant sur des bases très différentes. Ndar-Géej. Cette autre ville. La chute de Wade est tout aussi douloureuse. Medun Ba, le conducteur de taxi que prend un écrivain exprime avec en emphase le profond enthousiasme que Gorgui a suscité avant de produire le rejet qui a conduit à sa chute. Inutile de revenir sur le népotisme et le clientélisme du Vieux. Si l’écrivain ne cache pas qu’il s’est opposé à la politique de Wade, le regard de Medun Ba conforte son point de vue et traduit la désillusion de beaucoup de sénégalais. Elle traduit aussi une certaine fierté de la réussite de l’alternance démocratique tout en posant une réserve sur deux points : la fragilité d’un tel processus qui exige une stabilité du pays (avec un renvoi à l’expérience malienne) et la nécessite de conduire un peuple afin que le vote électoral ne traduise plus le rejet d’un homme et d’un système mais plutôt l’adhésion à un projet.

Parole des sans voix

Les nouvelles « Diallo, l’homme sans nom » et «Comme une ombre» sont des monologues. Elles sont, pour moi, les textes les plus touchants de ce recueil et elles traduisent chez Boubacar B. Diop de proposer un profond désir d’introspection pour le lecteur africain. Diallo est un nom générique en Afrique de l’Ouest. Un peu comme Fatou qui finit par être l’étiquette d’une catégorie professionnelle, celle des femmes de ménage. On parle d’expériences partagées.

Un homme qui a bourlingué sur les grandes eaux de la planète occupe à présent un poste de gardien dans la très belle demeure des Soumaré, riche famille de la place.  Serviteur soumis, il est Diallo pour son patron. Un diallo. Il n’existe pas. Il n’a pas d’autre nom. Son histoire ne compte pas. Face à la puissance matérielle de ceux qui l’emploient, il est un objet, il ressemble à l’homme invisible de Ralph W. Ellison. Cette nouvelle parle avec force de la stratification lourde de certaines sociétés ouest-africaines et de l’impossibilité d’établir des connexions salvatrices. Une certaine idée de la mythique solidarité africaine en prend un coup dans l’aile face à un matérialisme triomphant dans cette nouvelle élite. La tentative de communication prend des formes qui engageront le lecteur à poursuivre seul le cheminement proposé par l’auteur. « Comme une ombre » met en scène une autre forme de discours marginal, celui de l’immigré quelque part en Europe qui voit son monde refaçonné sans avoir un mot à dire. Il observe passivement aussi la montée des extrémismes. D’une certaine manière les figures de l’immigré et de la sentinelle sont celle de spectateurs d’un monde qui change et sur lequel ils n’ont aucune prise.

Ecrites sur quinze années, la cohérence de ces sept nouvelles a quelque chose d’exceptionnel.

LaRéus Gangoueus

Les 60 ans de la littérature congolaise

La littérature congolaise célèbre cette année ses noces de diamant. En effet, cela fait soixante ans qu'elle existe. Elle naquit en 1953 avec la publication du roman Coeur d'Aryenne, de Jean Malonga. Ce dernier, auteur du Sud du Congo, se déporte dans le Nord du pays, plus précisément à Mossaka, pour y faire vivre ses personnages, Mossaka où l'auteur n'a pas du tout vécu mais où il se projette par le pouvoir de l'imagination. 

 

Nouvelle image (3)Aujourd'hui, soixante ans après, on peut dire que Jean Malonga était un visionnaire, car partir du sud, sa région natale, pour le nord qui est à l'opposé, est un symbole fort d'unité et du patriotisme qui doit animer tous les fils et les filles du Congo, quelle que soit leur groupe ethnique, quelle que soit leur région. Le Congolais doit se sentir partout chez lui, il ne doit pas se laisser berner par ceux qui veulent manipuler  les masses en se servant de la tribu comme une arme implacable du diviser pour mieux régner. Les années quatre-vingt dix portent les traces sanglantes de l'instrumentalisation de l'ethnie.

Or Jean Malonga, premier écrivain congolais, ouvre la voix par un message de paix, un message d'unité, il nous invite à bâtir des ponts entre les régions et les ethnies. "Bâtir des ponts culturels", c'est le leitmotiv des festivités qui vont commémorer la naissance de la littérature congolaise, il y a soixante ans de cela, et Jean Malonga est naturellement la figure tutélaire de ces célébrations, qui ont officiellement démarré ce samedi 19 octobre au salon du livre de L'Haÿ-les-Roses.

Des écrivains, des admirateurs de la littérature congolaise, des patriotes venus faire honneur à leur littérature ont répondu présents à cette invitation à la Noce, et nous avons trinqué ensemble pour une littérature encore plus forte et plus vive. Mais avant de boire à la santé de la littérature du Congo Brazzaville, nous avons d'abord hommage à Léopold Pindy Mamonsono, écrivain, animateur de l'émission littéraire "Autopsie" sur télé Congo, organisateur d'événements culturels et littéraire, bref une figure importante du paysage littéraire congolais, qui a rejoint ses ancêtres le 8 octobre dernier. Nous avons ensuite vogué sur le fleuve Congo, car le voyage était au coeur de cette fête à L'Hay-les-Roses. Le modérateur Aimé Eyengué, initiateur de ces festivités, s'est improvisé commandant à bord et nous a conduits du Congo au Mékong avec l'écrivain aux doubles origines vietnamienne et congolaise Berthrand Nguyen Matoko. Belle coïncidence : le Vietnam était à l'honneur à cette édition 2013 du festival du livre et des arts de L'Haÿ-les-Roses, le Congo aussi. Berthrand Nguyen Matoko a parlé de ses livres dans lesquels, souvent, il brise le silence et les tabous, par exemple dans son Flamant noir, publié chez L'Harmattan, qui a fait beaucoup parler de lui. Nous avons fait escale au Rwanda avec le Docteur Roland Noël qui a évoqué son expérience là-bas à travers son livre Les Blessures incurables du Rwanda, publié aux éditions Paari. Ce livre a fortement retenu l'attention du public, il a été réédité et est au programme dans une université de France, a souligné l'auteur, médecin de profession. 

 

Nouvelle image (2)Nous sommes revenus au Congo, sur le fleuve, avec des défenseurs de marque, l'honorable Sylvain Ngambolo, ancien député, promoteur du fleuve Congo, ainsi que le producteur Hassim Tall qui a fait un beau film sur le Congo. Les littéraires Boniface Mongo Mboussa et Liss Kihindou se sont attachés à montrer la présence du fleuve Congo dans la littérature. Le premier a souligné combien le Congo avait nourri l'imaginaire occidental, il a par exemple cité Le Coeur des ténèbres, de Conrad ou Voyage au Congo de Gide, mais c'est souvent une vision sombre qui est donnée du Congo, tandis qu'avec les nationaux, c'est une autre image qui est donnée. Le fleuve irrigue les écrits des Congolais, ai-je déclaré, et cela se voit parfois dans les titres : "Photo de groupe au bord du fleuve" de Dongala, "Le cri du fleuve" de Kathia Mounthault… Sans nous être concertés, Boniface Mongo Mboussa et moi avons donné une idée de la vision différente que l'on avait du fleuve dans la littératture, selon que l'on se place du point de vue de l'Occident ou des natifs du pays, mais le temps était compté et nous n'avons pu aller en profondeur, la discussion s'est poursuivie à l'extérieur, autour d'un pot, avec l'apport de tous cette fois, mais ce n'est pas sans avoir écouté au préalable des extraits de la nouvelle d'Emilie Flore Faignond "Je suis une Congolo-Congolaise, à paraître dans l'ouvrage collectif qui va marquer, de manière durable, ce soixantième anniversaire. Emilie-Flore Faignond magnifie le fleuve d'une manière si touchante, si poignante que l'on ne peut rester insensible, c'est tout simplement un hymne au Congo qu'elle chante, et le chant composé par l'artiste Jacques Loubelo, qui nous a quittés récemment, revient forcément à la mémoire : "Congo, ekolo monene, tolingana, toyokana, to salisana malamu, bongo to bongisa Congo…" (Congo, pays dont la valeur est si grande, Congolais, aimons-nous, qu'il y ait l'entente, la fraternité parmi nous, c'est ainsi que nous bâtirons notre pays, que nous le rendrons meilleur…) 

Suivons les traces des artistes Jacques Loubelo et Emilie-Flore Faignond, donnons tout notre amour à notre pays, donnons la meilleure part de nous. Si nous, les premiers, ne bâtissons notre pays avec le ciment de l'amour, de l'entente, de la fraternité, de la paix, comment pourra-t-il tenir debout face aux intempéries, comment pourra-t-il résister au loup qui rôde pour le détruire ? Heureusement que dans le conte, l'un des trois petits cochons avait bâti en dur, et non avec de simples branchages ou de la paille. Alors, Congolais, congolaises, avec quoi bâtis-tu le Congo ?

Les prochaines célébrations auront lieu le 10 novembre, à la Maison de l'Afrique à Paris, puis le 12 décembre, aux Galeries Congo, toujours à Paris. A Brazzaville, elles auront lieu du 20 au 22 décembre 2013. Il y en aura aussi à Pointe-Noire, à la mi-décembre.

 

 

Liss Kihindou, article initialement paru sur son blog

http://valetsdeslivres.canalblog.com/

Ken Bugul : Riwan ou le chemin de sable

Ken BugulIl s’agit de ma première lecture de cette romancière originale. J’ai pris mon temps. Il faut dire que Ken Bugul est un nom que je connais depuis les années fac, quand je m’essayais à l’art du théâtre avec des amis étudiants à Brazzaville. Pour une raison que j’ai oublié Ken Bugul était associée à la pièce de théâtre L’intrus de Bilal Fall que nous interprétions, à l'époque. Les portraits ou commentaires que j’avais pu glaner çà et là sur cette écrivaine sénégalaise me laissaient penser qu’on ne sortait pas indemne d’une lecture d’un de ses ouvrages. Comment pourrait-il en être autrement d’un auteur qui revendique sa marginalité jusque dans le choix de son nom d’artiste (Ken Bugul signifie " personne n’en veut " en ouolof)?

Dans Riwan ou le chemin de sable, elle délivre sa propre expérience de femme lorsqu’elle devint la 28 épouse d’un grand Serigne, un guide spirituel influent dans les communautés musulmanes sénégalaises. Cette intellectuelle qui a parcouru le monde, et qui s’est abreuvée à des sources de savoirs multiples rentre éreintée sur ses terres, dans l'arrière pays et se prend d’amitié avec ce marabout. Elle découvre avec une fascination certaine la cour de cet homme faite de nombreuses femmes, belles, âgées, adolescentes, vieilles, bruyantes, timides, altières. Elle s’interroge :

Ce qui me frappait ici, dans cette cour, c’était l’apparente sérénité qui y régnait. Comment huit, douze femmes, pouvaient-elles partager la même chambre et le même homme ? Moi qui appartenais à la classe de celles qu’on disait allées à l’école des Autres, je ne pouvais pas comprendre cela et encore moins l’admettre. Avec tous les hommes que j’avais fréquentés, la jalousie, avouée ou étouffée, m’avait rongée jusqu’à l’os et elle m’était plus familière que tout autre sentiment. Comment ces femmes, la plupart belles, jeunes, pouvaient elles vivre dans la même cour ? Pourtant c’était dans une cour partagée par deux femmes que j’étais moi-même née. Mais de cela non plus je ne voulais plus me souvenir. On m’avais appris là-bas à rêver d’une cour différente, une cour où je serais seule.

Page 35 Ed. Présence Africaine

 

Avant de brosser son propre portrait et son entrée dans la cour, Ken Bugul prend le temps de décrire les différents ressorts d’une union matrimoniale dans son pays, le mariage arrangé, la virginité et le code de l’honneur associé. Elle partage ensuite deux expériences, celle d’une amie d’enfance, Nabou Samb qui a eu un mariage de rêve et celle Rama, fille de Mbos qui fût " livré " par sa famille au Serigne. A peine pubère. Rama va être initiée, s’épanouir et devenir femme auprès de cet homme avant de passer aux oubliettes. Elle n’est plus appelé. La plume de Ken Bugul décrit avec beaucoup de finesse l’amertume et la soumission de Rama. En intégrant la cour du Serigne, la narratrice découvre la volupté. Avec l’homme. Et au contact de ses femmes. Elle se réconcilie avec elle-même. Nouvelle favorite du Marabout, son regard évolue. Elle est cependant consciente que la dimension spirituelle de la relation de ces femmes avec le Serigne est un facteur important dans la sérénité qui règne dans cette cour.

Je ne cherchais pas quelqu’un seulement intelligent, je cherchais quelqu’un qui avait vécu, qui avait souffert, non pas seulement de sa propre misère mais de celle des autres, quelqu’un qui avait joui, non seulement de son propre plaisir mais aussi de celui des autres, un homme sensible au sourire et à la larme d’un enfant (…) Ces théories de liberté, d’émancipation, désintégraient les relations car elles détruisaient la tendresse. En plus de la destruction de la tendresse, l’impossibilité d’apprécier une démarche, des gestes beaux, la finesse d’une main, une brise de parfum virevoltant, toute cette gestuelle dans un verre d’eau qu’une femme tendait à un homme…

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Riwan

Dans un style sobre où les certitudes côtoient les interrogations de la narratrice, où la sensualité de cet univers de femmes est brossée avec la magie de Ken Bugul, le lecteur a un champ de découvertes et de réflexions intéressant. Il observe également les apparentes contradictions de l’auteur qui ne font que souligner la relativité du point de vue que l’on peut porter sur le paysage humain qu’elle nous décrit. Je me suis personnellement régalé en lisant ce roman (ou récit) tout en échangeant avec mes amis soninkés de certains points qui m’échappaient. La fin de l’ouvrage est à l’image de l’ensemble de l’œuvre : déroutante. Ken Bugul que l’on aurait pensé plus progressiste y offre un conservatisme cloisonnant. Faites-vous votre propre idée. Elle a obtenu le Grand Prix de Littérature d’Afrique noire 1999 suite à la publication de cet ouvrage. Bonne lecture

 

Ken Bugul, Riwan ou le chemin de sable Présence Africaine, 223 pages

1ère parution 1999

Photo de Ken Bugul par Sir Realist

Véronique Tadjo : Loin de mon père

Veronique Tadjo Loin de mon pèreNina est une jeune femme vivant en Occident qui rentre en Côte d’Ivoire à l’occasion du décès de son père, le docteur Kouadio Yao, un des premiers cadres de ce pays. Elle semble avoir quittée ce pays depuis longtemps. Nina nous conte ce retour contraint pour les funérailles du père. Un élément intéressant à savoir est que chez les populations du sud de la Côte d’Ivoire, ces funérailles peuvent être extrêmement longues et durer plusieurs semaines voir plusieurs mois.

Nina est assistée par la famille de son père qui prend en charge l’organisation de la veillée funéraire, laissant à la jeune femme le temps de mettre de l’ordre dans les affaires de son père, de mieux se remémorer divers souvenirs sur cette figure emblématique que fut son père, son enfance, sa mère européenne qui a suivi son homme en Afrique, sa sœur aînée, rebelle et en rupture avec la famille. Le souvenir d’une enfance et d’une adolescence dans un pays apaisé. Mais la Côte d’Ivoire a changé depuis la rébellion de 2002.

Les comportements ont évolué. La corruption s’est installée, les armes sont beaucoup plus visibles. Nina poursuit ses investigations dans la paperasse du père et découvre ses créances, ses ambitions brisées pour son pays, les errements d’un intellectuel africain éternellement écartelé entre son savoir scientifique et les exigences d’une société ancrée dans ses traditions, les raccourcis irrationnels… Nina mesure la pression sociale exercée sur cet homme généreux. Mais ce n’est que la face cachée de l’iceberg, quand elle découvre les frères et sœurs que le docteur Kouadio a toujours caché à ses filles aînées, Nina tombe de très haut

Je suis avec beaucoup d’intérêt la production littéraire de Véronique Tadjo. J’aime son originalité, la pertinence de son discours, sa manière de dénoncer l’air de rien de nombreuses tares de ces sociétés africaines. Ici, encore, elle met le doigt sur tout le faste qui entoure ces funérailles, mais elle montre surtout la posture complexe de l’intellectuel africain. Certes, ici il s’agit d’une figure de la génération des indépendances, polygame dans l’âme malgré un progressisme de façade. Mais c’est aussi une plongée dans l’hypocrisie familiale qui entoure souvent les couples mixtes en Afrique, où les enfants sont élevés dans des cercles de mensonges.

Le personnage principal exprime sa rage face à cette figure si aimée mais si méconnue que fut son père. L’écriture de Véronique Tadjo est simple, sans emphase particulière, l’émotion et l’intérêt naissant des maux narrés plus que mots usités. C’est que j’aime, chez cette auteure, la richesse et la justesse de son propos.

 


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Véronique Tadjo, Loin de mon père

Editions Actes Sud, 177 pages,

1ère parution 2010

Revue parue initialement "Chez Gangoueus"

 

« Autour de ton cou » (2013), de Chimamanda Ngozi Adichie

Autour du couDès que l'on commence à lire Autour de ton cou, recueil de douze nouvelles, on se sent très vite pris comme dans un étau, qui se resserre au fil de la lecture. On ne sait pas très bien à quel moment on manquera de soufffle, on guette, pour ne pas se laisser surprendre, les moindres signes, regardant dans la direction d'où proviendra sans doute le danger, mais il ne surgit pas là où on l'attend. Chaque fois l'auteure nous entraîne dans les abîmes de la conscience, afin d'accomplir avec le personnage l'éprouvant chemin qui le ramène à la surface. C'est un chemin au cours duquel le personnage se dénude petit à petit, se révèle à lui-même ou aux autres.

En dehors de la nouvelle "Fantôme", où le narrateur est un homme, toutes les nouvelles mettent au premier plan des femmes. Des femmes qui se racontent. Des femmes qui prennent conscience de leur condition. Des femmes qui sont toujours considérées comme un objet de plaisir. Comme un objet tout court. Des femmes qui en ont assez d'être ce que les autres ont voulu – ou veulent – qu'elles soient et qui décident qu'il en sera autrement. Bref des femmes puissantes, pour reprendre le titre de Marie N'Diaye. Elles ont beau s'être laissées conduire comme des petites filles jusqu'au lieu où sera sacrifiée leur liberté d'action, leur liberté d'opinion, elles ont assez de force pour dire "Non !" au dernier moment, quoi qu'il leur en coûte. Ces femmes font l'expérience déterminante de la "réalisation de soi" (page 256). Ont-elles le cran de le faire dans la vraie vie, au quotidien ? Pour pouvoir le faire, il faut déjà croire que ce soit possible, il faut entrevoir cette possiblité de donner un autre cours aux choses.

Ce recueil invite à rompre avec cette "habitude d'accepter ce que la vie donnait, d'écrire sous sa dictée." (page 163). Contrairement à L'Hibiscus pourpre et à L'autre motié du Soleil, les deux romans de l'auteur, qui ont le Nigéria pour cadre même si les personnages séjournent parfois à l'étranger, avec les nouvelles qui composent Autour de ton cou, le lecteur se trouve à cheval entre le Nigéria et les Etats-Unis. Ces nouvelles posent le problème de l'identité, de la construction de soi. Qui l'on est ? Qui l'on veut être ? Veut-on être soi ou préfère-t-on ressembler à… ? Les sujets abordés sont pourtant nombreux : la relation conjugale, le couple mixte, l'amour, l'homosexualité, l'art, la foi et la religion, l'éducation des enfants, l'immigration, la vie après la mort… mais au-dessus de tous, il y a cette malheureuse propension à s'afficher, à montrer que l'on est ceci ou cela, on se construit une vie dans le but de taper dans l'oeil des autres, de susciter leur admiration. Une vie qui n'est en fait qu'imitation, comme le titre d'une des nouvelles, mais que l'on exhibe comme un trophée.

Pourquoi perdre son temps et son énergie à "donner une représentation de sa vie, au lieu de la vivre" ? (page 205) Cette fâcheuse tendance à l'affectation trouve son paroxysme dans la nouvelle "Les marieuses", où l'époux de l'héroïne s'attire le mépris du lecteur à vouloir combattre tout ce qui trahit leur origine nigériane, il est tellement ridicule, mais ce ridicule-là on le croise tous les jours : combien d'Africains ne décident-ils pas de ne plus parler leurs langues, de changer leurs noms, de mutiler leur être croyant ainsi gagner plus de respectabilité de la part du Blanc, comme si celui-ci était le baromètre du monde ? Adichie ravit une fois de plus avec cette écriture qui laisse une grande part à la suggestion. Tout n'est pas dit, mais le lecteur tire les conclusions nécessaires, mieux que le personnage parfois.

 


adichie_sheehanChimamanda Ngozi Adichie est née au Nigeria en 1977. Elle est l'auteur de trois romans, l'Hibiscus Pourpre (2003), L'Autre Moitié du Soleil (2006), et Americanah (2013), d'un recueil de nouvelles, Autour de votre cou (2009 – parution en langue originale).
Elle a reçu de nombreux prix et distinctions, dont le Prix d'Orange Broadband for Fiction (2007) et une bourse de la Fondation MacArthur (2008).

Chimamanda Ngozi Adichie, Autour de ton cou, Gallimard, 2013, 292 pages, 22.50 €. Nouvelles initialement publiées dans des revues, réunies en recueil en 2009. Traduction de Mona de Pracontal.

Disponible sur Amazon.com

L’Engagement selon l’écrivain Sami Tchak

Je me souviens de cette autre question que vous m’aviez posée, Madame : « Vous considérez-vous comme un écrivain engagé ? » Avant que je ne vous eusse répondu, vous m’aviez cité vos exemples d’écrivains noirs engagés : Mongo Béti et Wole Soyinka. Et vous aviez ajouté : « On a l’impression que les écrivains africains de la nouvelle génération sont un peu plus individualistes, plus préoccupés par la question de leur visibilité que par le destin de leur pays et de leur continent. Ils ont cessé d’être la voix de leurs peuples, dans un monde pourtant marqué par la marginalité encore plus grande de l’Afrique, dans un monde qui voit ce continent retourner à ses démons : les atrocités et les barbaries chroniques. Croyez-vous, monsieur Tchak, qu’un écrivain africain, comme vous, a le droit, je dirais le luxe, de nous décrire les yeux de sa femme alors que les Éthiopiens meurent de faim et qu’on a mangé des pygmées en République Démocratique du Congo ? ».

 

Salon_du_livre_de_Paris_2011_-_Sami_Tchak_-_004Chère Madame, ma réponse ne vous plaira pas, je vous la donne quand même. Récemment, pour écrire un texte de commande sur le Darfour, je me suis retrouvé devant mon écran d’ordinaire tout en fixant le dos d’un livre en particulier dans ma bibliothèque : La littérature et le mal de Georges Bataille [Lien vidéo]. Et cela m’inspira une réflexion sur moi-même, sur mon rapport aux tragédies dans certains pays africains. Par-delà moi, les écrivains et artistes que nous avons la prétention d’être. Quel est réellement l’impact de nos mots quand nous oublions les stratégies de placement, les petites comédies d’un milieu qui a la grandeur et la misère de tous les petits milieux ? Si en tant qu’êtres humains, nous parvenions à éviter d’être acteurs directs du mal, jusqu’où pouvons-nous empêcher qu’il soit commis ? Jusqu’où notre prétention à décrypter le monde nous permet-elle de prévoir des tragédies ? Jusqu’où nous aurions par exemple pu prévoir le Rwanda, le Darfour, la Côte d’Ivoire ? Je me suis demandé et je me demande toujours : après ces années de massacres au Darfour, ma voix enfin levée est-elle en moi le tardif sursaut de l’humain ou s’agit-il juste d’un travail de charognard : faire mon beurre sur les cadavres et les larmes ? En termes clairs, quand je me mettrai à parler du Darfour, à quoi cela servirait-il ? Ầ la compréhension du problème ? Ầ sa résolution ? Ou à ma propre visibilité, dans la mesure où la voix d’un écrivain mêlée à une actualité brûlante peut apporter une popularité supplémentaire à l’écrivain ?

Je me pose ces questions, qui ne peuvent paraître inutiles qu’aux yeux des écrivains imbus d’eux-mêmes et qui n’ont pas encore pris conscience de leur manque total de poids non seulement dans le milieu littéraire, mais aussi et surtout dans le monde. Or, que met en action un artiste pour faire avancer une cause ? Sa notoriété. Quelle cause peut faire avancer un écrivain sans notoriété ? Voici le sens de ma question. Et que peuvent faire, même réunis avec leur bonne volonté, des écrivains sans notoriété ? J’ai éteint mon ordinateur et je me suis installé devant la télé. Je ne comprends rien au problème du Darfour, je tente de le comprendre. Je ne vois pas ce que je peux réellement faire et à quoi servirait le texte que je bricolerais. Si j’avais été Nelson Mandela, si j’avais été Youssou N’Dour, j’aurais pu mêler ma voix au concert des voix déjà audibles au sujet de ce conflit. Et, peut-être, aurais-je pu faire bouger les choses ne serait-ce qu’au rythme où avancent les cadavres.

 

Le rôle social et politique de la littérature semble aller de soi lorsque les auteurs viennent non seulement des pays à problèmes, mais sont aussi perçus, ou se définissent eux-mêmes, comme porte-parole des sans-voix, comme écho noble d'une conscience collective qui émerge à peine dans la conscience du monde. Les œuvres qui en sont issues auront alors le fardeau de répondre à des questions concrètes, elles subiront l'abaissante lecture sociologique et politique, donc seront situées dans la temporalité d'une cause, d'une fonctionnalité qui éclipse, si elles en ont, ce qui leur vaut en réalité leur statut d'œuvres littéraires, c'est-à-dire leur exigence esthétique. On aura par exemple vite fait de dire que Mongo Beti était un auteur engagé, ce qui pour certains signifierait un écrivain conscient de son devoir envers son peuple, donc digne de respect, et pour d'autres un écrivain d'un intérêt limité, pour ne pas dire mineur, qu'on n'a pas besoin de lire, puisqu'on sait ce que cela vaut. On réduit sa plume à sa gueule, sa plume dense, magnifique. L'engagement couplé à la littérature renvoie donc assez souvent à des visions ambiguës de légitimation et de déclassement par rapport à une certaine norme. Or, lorsqu'on dit d'un écrivain qu'il est engagé, à supposer qu'il le soit réellement, il reste toujours à préciser s'il l'est par son écriture et/ou par sa personne.

Pour ma part, je fais cette distinction entre une littérature dite engagée et un écrivain qui peut être engagé sans forcément engager son œuvre ou engager celle-ci sans s'engager lui-même. Dans tous les cas, l'engagement est souvent favorisé par certains contextes historiques, sociaux, politiques… Il s'impose plutôt à certaines personnes qui ont eu la chance ou le malheur de rencontrer l'Histoire dans ce qu'elle peut avoir d'universellement tragique. Les écrivains noirs américains, franco-antillais et guyanais, africains : Wright, Baldwin, Himes, Césaire, Damas, Fanon, Senghor, Gordimer, Brink, Coetzee, et bien d'autres dans le monde, ont émergé à l'écriture dans la prise de conscience directe des grandes tragédies mondiales ou particulières à leur pays, touchant directement ou non à leur propre place au sein de la société. Pour ceux que nous avons cités, le racisme sous toutes ses formes et le sort envisagé ou réservé à certains peuples à cause de la couleur de leur peau, ont sans aucun doute rendu incontournable un combat par la plume, donc l'émergence d'une littérature qui favorise une prise de conscience collective, l'ancrage d'une identité particulière au sein des identités mondiales. Si les peuples ne se libèrent réellement de tous les jougs qu'en donnant une part de leur sang, ils ont dans certains cas bénéficié du secours de ces armes miraculeuses que sont les romans, les poèmes, les pamphlets qui, sans faire l'effet direct des bombes, peuvent introduire dans les mailles des instances répressives et discriminantes comme une substance brutalement ou lentement corrosive.

Les livres ont parfois été les armes d'une catégorie particulière de maquisards, d'hommes et de femmes qui, grâce à leurs dons singuliers, ont peint avec une beauté rare les démons de leur société tout en offrant à voir l'universelle condition humaine dans sa part d'enfer. Ils ont exhumé l'insoutenable pour venir à bout des silences complices, pour susciter des révoltes, le vrai combat. Car l'œuvre engagée est, de mon point de vue, celle qui porte clairement la volonté de son auteur de changer les choses. Fanon voulait changer le monde, il écrivait pour cela. Nadine Gordimer voulait changer l'Afrique du sud et elle a contribué à son changement. Et c'est cette volonté claire qui explique que généralement, les textes ne suffisent pas, leurs auteurs aussi les accompagnent dans le combat de leur propre notoriété, de leur propre personne, ils s'engagent, ils deviennent militants, acteurs, à leurs risques et périls.

 

Beaucoup d'écrivains engagés ont été contraints à l'exil ou ont connu les ténèbres des prisons. Certains ont été fusillés ou pendus… Hugo, Soyinka, Ken Saro-Wiwa, et bien d'autres avant eux avaient eu à payer de leur vie ou d'une partie de leur liberté leur engagement pour des causes qu'ils estiment justes. D'autres paient actuellement ou paieront toujours. Ceci pour souligner la permanence, l'universalité et la nécessité de l'engagement des écrivains, et d'autres catégories de citoyens dont l'activité favorise une certaine notoriété. Mais la nécessité de l'engagement peut-elle rendre celui-ci obligatoire ? Peut-on raconter les cabrioles de son chat dans un pays qui vit un génocide ? Aurait-on pu par exemple chanter les yeux d'une belle femme par une saison de machettes au Rwanda ? Bref, l'art peut-il côtoyer l'horreur sans s'en émouvoir ? C'est peut-être à ce niveau qu'un débat semble s'amorcer dans le milieu des écrivains africains dits de la nouvelle génération, si l'on se réfère à la polémique entre les écrivains franco-congolais Alain Mabanckou et franco-malgache Jean-Luc Raharimanana, polémique qui n'est que l'écho d'un débat longtemps amorcé, ravivé au Tchad en octobre 2003 lors du Fest'Africa sous les Étoiles. De telles polémiques, au-delà de la pertinence des points de vue des uns et des autres, sont en elles-mêmes significatives d'une réalité : une génération qui se cherche, qui tente de définir son rôle, sa place dans l'Histoire actuelle, et qui, parfois, dans un souci de se démarquer des aînés, dont l'ombre est encore pesante, ou de s'en revendiquer, impose à la littérature un discours qui ne la concerne pas forcément. Si l'engagement est une nécessité, peut-il devenir une obligation ? En d'autres termes, peut-on commander l'engagement ? Quel est déjà son degré de pertinence dans certaines circonstances ?

La plupart des écrivains africains dits de la nouvelle génération, ceux qui jouissent d'une certaine reconnaissance dans un certain milieu, ceux qui sont plus ou moins visibles dans un contexte de marginalité globale, la plupart d'entre eux donc vivent hors de leur pays, et ce depuis de longues périodes. Si leurs aînés, dont Senghor demeure la figure la plus illustre, avaient été à la fois des citoyens assez visibles au cœur des contradictions de la société française et des acteurs de premier rang du destin des jeunes nations africaines, eux ont rarement cette épaisseur de vie. Ils sont plutôt assis entre deux marginalités, entre deux non-existences : cloués aux marges de la société d'accueil, ils s'effacent aussi progressivement de la mémoire de leur propre société pour ceux qui s'y étaient déjà fait une place. Ce n'est pas remettre en cause leur degré de conscience que de soutenir qu'ils ont plutôt, au mieux, une demi-vie.

Quelle pourrait être l'efficacité de leur engagement ? De quelle notoriété disposent-ils au point de la mettre au service de quelle cause ? Ou, pourraient-ils acquérir une certaine notoriété en se servant de certaines causes ? Les complexes questions de survie bassement matérielles ne constituent-elles pas pour nombre d'entre eux peut-être la cause la plus urgente ? Comment leurs œuvres, ce qu'ils considèrent comme leurs œuvres, pourraient-elles entrer dans cette complicité intime avec des consciences nationales dont ils sont pratiquement exclus ? Non lus dans leur pays, est-ce en engageant leur personne qu'ils feront entendre leur voix, au point d'agir profondément sur des consciences ? Enfin, sont-ils nécessaires ici ? Sont-ils nécessaires là-bas ? Le débat ne devrait-il pas porter plus sur leur propre destin, leur situation de dépendance sans fin qui renvoie à la dépendance de leurs pays d'origine et leur marginalité absolument logique ?

Il ne me semble pas nécessaire de répondre à ces questions qui pourraient orienter un autre débat : le destin des écrivains venant des périphéries. Dans le meilleur des cas, il arrive que des écrivains " exilés ", dont l'œuvre alimente l'hostilité consensuelle d'une large opinion envers les dirigeants de leur pays d'origine, jouissent d'un succès que ne justifie pas toujours la qualité de leurs œuvres. Ils servent d'une certaine manière de caution aux discours convenus. Formant comme des groupes d'engagés, ils deviennent une diaspora littéraire qui ne réfléchit pas toujours ou pas assez profondément sur sa propre misère. Or, généralement, quel est son destin ? Une littérature en marge de la littérature du pays d'accueil, qui peut devenir occasionnellement un bon produit commercial, mais ne s'ancre jamais dans le patrimoine culturel qui lui prête pour une durée limitée sa caution auprès des instances légitimatrices, alors qu'elle n'a nul écho dans le pays d'origine des auteurs. On a ainsi l'impression de nains qui s'illusionnent sur leur taille et croient brandir pour effrayer les démons qu'ils ont fui des épouvantails dont même les gosses riraient. Ils sont engagés, mais contre quoi et pour qui ? Leur isolement favorise généralement un militantisme du vide, c'est-à-dire une grande débauche d'énergie pour des discours progressivement désincarnés ou qui finissent par ne plus parler que de leurs auteurs et d'eux seuls. La bonne foi, pour ceux qui en ont, ne les protège pas toujours contre le risque de l'assèchement du sens dans leurs plaidoiries. L'injure suprême qui leur est faite, c'est dans certains cas, le "Vous, vous ne comprenez plus rien à notre pays", qu'on leur jette à la figure dans leur propre pays, alors que nulle part ailleurs ils n'ont réellement pu faire racine. Aussi, leur destin littéraire lui-même tient-il aux circonstances qui l'ont favorisé.

 

Aux États-Unis, en Espagne, ailleurs, certains auteurs cubains par exemple construisent une œuvre si liée à Castro qu'elle pourrait cesser d'intéresser quand tarira leur source. Ce tableau sombre au sujet de l'écrivain dit exilé ne peut faire oublier le destin des écrivains "locaux", ceux qui ne sont pas partis, ceux qui sont restés au pays. Plus en phase avec les réalités sociales et politiques qui pourraient conférer à une œuvre son authenticité et lui permettre d'entretenir avec un peuple une relation passionnelle (le roman La Marche en crabe de Günter Grass s'est vendu, à sa sortie en Allemagne, à quatre cent mille exemplaires en une semaine – au-delà du fait qu'il s'agit ici d'un écrivain mondialement connu, prix Nobel, c'est aussi qu'un auteur et son peuple se sont réellement rencontrés avec ce livre qui rappelle leur tragédie commune, ils se sont parlés directement aux tripes), oui, plus en phase avec les réalités qui font la puissance de certaines œuvres, sont-ils pour autant mieux lotis dans des pays plus qu'en faillite ? Quelle que soit la qualité de leurs œuvres, quel impact peuvent-elles avoir dans des sociétés qui ne les entendent pas ? Quel rôle peut jouer un écrivain dans son pays où l'écrivain n'a de statut que pour lui-même ? Quel rôle peuvent jouer ces marginaux parmi les marginaux, ces pauvres parmi les pauvres qui, après avoir écrit dans des conditions parfois pénibles, doivent ensuite réunir des fonds pour publier leurs textes à compte d'auteurs chez des éditeurs locaux n'ayant pour la plupart aucun circuit de diffusion ? Ont-ils un destin s'ils ne devenaient, même en vivant chez eux, des écrivains révélés ailleurs ?

La question, qu'il s'agisse d'un écrivain parti ou resté, quand on parle particulièrement de l'Afrique, la question est celle-ci : un écrivain, c'est quoi ça ? Ahmadou Kourouma, Mongo Beti, eux, pourtant très connus, eux aussi ont eu à le comprendre, chacun à son heure, chacun à sa manière, avant de se suivre vers le royaume où personne n'est engagé, là où tout s'apaise peut-être ! Mais pour revenir à l'engagement, en partant de l'idée qu'il n'est ni à recommander ni à être perçu avec une condescendance insultante, je soutiens que lorsqu'on parle de littérature, on parle de la création du beau, on parle de l'art. Si ce point de base n'est pas oublié, on jugera forcément une œuvre littéraire à partir de sa cohérence interne, de sa capacité à faire coïncider les particuliers et l'universel, à offrir une lecture originale de la condition humaine.

Certaines œuvres engagées n'ont survécu que parce qu'au-delà des causes immédiates qui les ont inspirées, elles ont échappé au cadre géographique de leur inspiration et à l'acide du temps. Relire par exemple aujourd'hui Amour, colère et folie de Marie Chauvet, est toujours source d'un grand plaisir, de grandes émotions, parce qu'au-delà des situations passées et actuelles d'Haïti, il s'agit d'une œuvre qui nous parle intimement, qui descend au plus profond de nous, au-delà des âges, des sexes et de la couleur de la peau. Cahier d'un retour au pays natal de Césaire conserve sa beauté et sa puissance qu'elle doit au Verbe. C'est tout simplement un très, très grand texte. Ce sont ces exigences-là, qui ne se décrètent pas, ce sont elles qui font de certaines œuvres engagées des œuvres littéraires tout court, des œuvres durables, parfois immortelles, pour autant qu'un mortel peut décréter l'immortalité. Césaire, Senghor, Damas, Brink, Jacques-Stephen Alexis, Boulgakov, Soljenitsyne, Lezama Lima, Arenas, Glissant, etc., ont eu, pour la plupart d'entre eux, une très grande conscience de la tragédie de leur peuple, mais en en faisant la peinture, ils ont touché l'Homme. En d'autres termes, ce qu'il reste de leurs textes au fur et à mesure qu'ils s'enlisent dans le temps, c'est leur valeur esthétique et leur dimension universelle.

Tous les débats ont leur utilité peut-être, mais les écrivains ne doivent pas oublier que la littérature, engagée ou pas, a ses propres exigences, que ce n'est pas forcément avec un cœur gros comme une montagne qu'on bâtit une œuvre puissante. Les bonnes intentions ne sont pas un obstacle à la bonne littérature, mais elles n'accouchent pas forcément du Voyage au bout de la nuit. Je soutiens donc que lorsqu'on parle de littérature, on parle aussi d'art. Si ce point n'est pas oublié, on jugera forcément une œuvre littéraire à partir de sa cohérence interne, de sa capacité à faire coïncider le particulier et l'universel, à offrir une lecture originale de la condition humaine. Mais l’engagement d’un écrivain médiocre peut être touchant sans que cela change notre jugement sur sa prétendue œuvre.

Jacques, l’idéaliste

On imagine bien que ce n'est pas dans les Saintes Ecritures que j'essaie de trouver réconfort, ces jours-ci. Ni dans la compagnie des femmes. Ni dans l'alcool – je sais, personne ne me croira mais c'est vrai. Non, je me suis remis à la lecture. 

Chacun son truc. Quand il s'ennuie, Jean Ping voyage aux frais de l'Union Africaine. Dans leur temps libre Amilcar Cabral et Agustino Neto écrivaient des poèmes d'une niaiserie géniarde à faire pleurer des poules; Hitler peignait des personnages de Walt Disney; Abdoulaye Wade convoque la presse; moi, je lis.

 

J'ai retrouvé, la semaine passée, une très vieille version d'Agape des dieux, pièce de l'écrivain et homme politique Malgache Jacques Rabemananjara. C'est comme de retrouver une femme qu'on a aimée jadis. Elle a "mûri". La peau est moins ferme mais son parfum plus enivrant. Une de mes premières émotions littéraires. Je me souviens de nuits entières passées à lire et relire les mêmes passages, vers lesquels je retourne encore avec le même bonheur, inaltéré :

·                     Le bonheur ! Encore un mythe que chacun se forge et conçoit à sa manière.

·                     Imitez le zébu blessé, il beugle mais n'en broute pas moins.

·                     Si les murs d'une prison pouvaient crier, si les cellules d'arrêts, les salles de garde et de torture témoigner, l'on ne serait guère fier d'appartenir à ce genre particulier d'animaux féroces désignés sous le nom d'hommes.

·                     Le bonheur authentique ne s'explique, il nous empoigne à l'improviste pour mieux  nous éblouir de sa nouveauté, et il nous rompt l'entendement pour nous épargner les instances de la raison.

·                     Coutume ! coutume ! encore de ces inventions imbéciles que des ancêtres scrofuleux, pris de colique ou de cocasserie mystique avaient caprice d'éditer, d'imposer à la bauderie de leur progéniture !

·                     Jamais est un mot rigide, sans boucle ni rondeur, un mot interdit, à rayer du dictionnaire pour qui s'apprête à faire son entrée dans le monde.

Rabemananjara occupe une place à part dans le mouvement de la Négritude. Une tonalité différente, ni la voix brutale et exaltée de Césaire, grandes orgues et karyenda, ni l'humour tranchant et blessé de Damas, ni le lyrisme piéton de Senghor. Sa poésie habite une douleur dominée, ironique. La réalité est tenue à bras le corps, secouée, raillée. Surtout quand elle est brutale. Tout est à sauver chez Rabemananjara. Commencez par Antsa, sublime chant d'amour à une terre, au sang versé qui ne sait pas s'évaporer, à la liberté surtout :

Madagascar !

Qu’importent le hululement des chouettes,

le vol rasant et bas

des hiboux apeures sous le faîtage

de la maison incendie ! oh, les renards,

qu’ils lèchent

leur peau puante du sang des poussins,

du sang auréole des flamants roses !

Nous autres, les hallucines de l’azur,

nous scrutons éperdument tout l’infini de bleu de la nue,

Madagascar !

La tête tournée a l’aube levante,

un pied sur le nombril du ponant,

et le thyrse

planté dans le coeur nu du Sud

Jacques Rabemananjara est décédé en 2005. Isaïe Biton Coulibaly est toujours vivant.

Joël Té Léssia