La loi anti-tabac au Sénégal : réelle avancée ou écran de fumée

JPG_Tabac Sénégal 230615Plus d’un an après l’adoption, par l’Assemblée nationale sénégalaise, d’une loi anti-tabac puis sa promulgation par le président Macky Sall, son effectivité se fait attendre. Les décrets et autres textes règlementaires d’application sont encore dans le pipeline administratif.

Retour sur les motivations de la loi

Selon le Docteur Abdou Aziz Kassé, président de la Ligue sénégalaise contre le tabac (Listab) : « le tabac représente la plus grande menace en matière de santé, dans le monde. C’est la seule substance qui, utilisée comme le dit le vendeur, tue la moitié de ses usagers ». Les estimations font, en effet, cas de 100 millions de personnes tuées par le tabac au cours du siècle dernier. Sept millions de personnes en meurent chaque année ;  soit plus que le SIDA (2,1 millions) et le paludisme (0,6 Million) réunis. Le Dr Kassé ajoute que les fumeurs font 600 000 victimes par an (soit autant que le paludisme) dans leur entourage immédiat c'est-à-dire les conjoints, les enfants, les contacts et les proches.

Ainsi, de nombreux  spécialistes et organismes de recherche s’accordent sur une prévision : si des mesures drastiques ne sont pas prises, le fléau entrainera 1 milliard de morts au cours de ce 21ème siècle et c’est « pour éviter ce véritable génocide, ajoute le président de la Listab, que l’OMS a proposé à l’ONU une convention cadre définissant toutes les stratégies efficaces de lutte contre l’épidémie de tabagisme. L’ONU a adopté, en 2003, ce traité majeur qui demeure, à ce jour, le seul traité de santé adopté. »

Le Sénégal avait déjà voté une loi, en 1981, sur l’interdiction de la publicité relative au tabac et de son usage dans les lieux publics. Cette loi n’a pas eu les effets escomptés. Elle subira même des modifications, en 1985, qui feront sauter l’interdiction de fumer dans les lieux publics pour ne garder que l’aspect lié à la publicité. En 2004, le pays a ratifié la Convention Cadre de l’OMS pour la lutte antitabac. « Par cette ratification, le Sénégal était juridiquement lié par l’ensemble des dispositions du Traité, et s’est mis dans l’obligation de transposer ladite Convention-cadre en droit interne (Article 5.2 b CCLAT), avec des dispositions tendant à la protection des populations contre les méfaits du tabagisme et contre l’exposition à la fumée du tabac.

« Les différents gouvernements qui se sont succédé au cours des deux mandats du président Abdoulaye Wade (entre 2000 et 2012) n’avaient fait aucun effort pour respecter ces engagements» explique le Dr Kassé. Toutefois, à partir de 2008, la société civile va  accompagner les autorités dans la rédaction d’un texte de loi réglementant la production, la distribution et l’usage du tabac. La loi de mars 2014 constitue l’aboutissement du processus.

Le contenu de la loi

Le contenu de la loi peut-être décliné en cinq points : l’interdiction de toute forme d’ingérence de l’industrie du tabac dans la définition des politiques de santé, l’interdiction de toute forme de publicité, promotion ou parrainage qu’ils soient  directs ou indirects, l’affichage des avertissements sanitaires indélébiles, écrits avec des photos en couleur, sur 75% des principales faces de tout emballage de tabac et de produits du tabac, l’interdiction totale de fumer dans tous les espaces publics et ouverts au public, sans espace dédié aux fumeurs, l’adoption d’une taxation forte conforme aux dispositions communautaires de la CEDEAO et qui devrait être révisée, tous les ans, et indexée sur le coût de la vie.

Le ministre de la Santé, Awa Marie Coll Seck, s’est battu pour, dit-elle, « permettre à certains établissements d’avoir un endroit où les personnes qui veulent fumer pourraient se retirer ». De l’avis du Dr Kassé, sans cet « unique point noir », le Sénégal aurait eu la meilleure loi du monde.

Pour le Pr Abdoulaye Diagne, Directeur Exécutif du Consortium pour la Recherche Economique et Sociale (CRES) : « l’acquis majeur de cette nouvelle loi est l'interdiction de fumer dans les espaces publics ainsi que la possibilité donnée à l’autorité administrative locale d’entériner l’interdiction de l’usage du tabac dans sa localité en cas de menace de trouble à l’ordre public ». De son point de vue « cette dernière disposition permettra aux autorités locales, notamment des villes religieuses, d'interdire sur une base légale l'usage du tabac si cette mesure est sollicitée par les populations ».

Où se situent les blocages ?

Haoua Dia Thiam, présidente de la Commission Santé de l’Assemblée nationale, estime que les parlementaires qui ont porté cette loi ont « rempli leur part du contrat en faisant adopter un bon texte après un important plaidoyer auprès de leurs collègues ». Elle pense que la balle est désormais dans le camp de l’Exécutif. Au ministère de la Santé, l’on assure que le processus suit son cours même si l’on reconnait quelques lenteurs liées, par exemple, à la lutte anti-Ebola qui, à un moment donné, avait mobilisé toutes les ressources. Le Dr Oumar Ba, point focal de la lutte anti-tabac dans ce ministère explique : « certaines dispositions de la loi sont déjà entrées en vigueur, seulement les populations ne se les sont pas appropriées. Pour d’autres, il faut des décrets et des textes réglementaires interministériels d’application. Nous travaillons sur neuf textes parmi lesquels trois sont déjà achevés et mis dans le circuit administratif ». Les considérations prises en compte par ces textes vont de la définition de ce qu’est un lieu public à celle des montants des amendes en cas de violation de la loi en passant par les prérogatives des forces de l’ordre en la matière.

Le Pr Abdoulaye Diagne du CRES comprend les lenteurs notées dans le processus. « Ces textes, explique-t-il, s’avèrent parfois assez complexes et leur rédaction requiert l’appui technique d’experts pour prendre en compte tous les aspects y afférents. Le ministère de la Santé est à pied d’œuvre mais il a besoin de soutien technique »

Les responsables dudit ministère ainsi que des parlementaires reconnaissent l’ingérence de l’industrie du tabac qui avait déjà réussi à s’inviter aux débats lors de la rédaction de la loi et qui, aujourd’hui, ferait un intense lobbying pour entraver le processus.

Sylviane Ratte, conseillère technique à L’Union internationale contre le tabac et les maladies infectieuses met en garde les autorités sénégalaises : « ce qu’elles doivent savoir c’est que la stratégie de l’industrie du tabac est  principalement d’intimider, de menacer, de faire du chantage économique, tout cela sur la base de données fausses ou tendancieuses ». Et de poursuivre : « les autorités sénégalaises ne devraient pas tomber dans les pièges de l’industrie du tabac. Celle –ci, non contente de tuer 6 millions de personnes chaque année et de créer des souffrances partout dans le monde,  exagère grossièrement son apport aux Etats, sa contribution à l’emploi et  ne parle jamais du coût social du tabac ».  Ce coût social consiste en des pertes en vies humaines, des dépenses élevées sur les soins de santé, une perte de productivité. 

Racine Assane Demba