Commençons par un postulat quelque peu polémique : le mouvement démocratique marocain, et plus particulièrement la structure du « 20 février », est un mouvement qui peut être qualifié de révolutionnaire. Pourtant, nombreux sont les militants démocrates qui récuseront ce qualificatif : adoptant volontiers les mots de Hicham Ben Abdallah El Alaoui, l’iconoclaste cousin du Roi Mohammed VI, ils affirmeront qu’ils souhaitent pour le Maroc « une évolution, pas une révolution » – c’est-à-dire, en clair, qu’ils ne réclament pas la fin de la monarchie marocaine, mais simplement sa transformation.
C’est là confondre le Roi, qui concentre la majorité des pouvoirs, et le régime qu’il représente et qui constitue le support, la condition d’existence desdits pouvoirs. Si le mouvement du « 20 février » n’entend pas supprimer le Roi, il entend bel et bien renverser le régime[1]. Pour formuler la chose plus simplement, le mouvement du « 20 février » est révolutionnaire en ce que, fondamentalement, son ambition est d’écarter la classe dirigeante actuelle du pouvoir et de la remplacer par une autre. Supprimer les structures sur lesquelles reposent les prérogatives royales et faire du Maroc une monarchie strictement parlementaire équivaut, du strict point de vue du pouvoir politique, à supprimer le Roi comme institution politique centrale du système, et par conséquent à supprimer tout pouvoir parallèle non issu de la légitimité démocratique. Tel est l’objectif du mouvement démocratique.
Ces prolégomènes montrent que le cœur du mouvement démocratique marocain n’est pas uniquement un mouvement de réforme constitutionnelle : il est véritablement politique et surtout, social. Le « 20 février » a, plus ou moins inconsciemment, compris que la société marocaine est aujourd’hui divisée en classes, et que l’une de ces classes domine structurellement les autres. Il a compris que le compromis est presque impossible, parce que la classe dominante dispose de tous les leviers du pouvoir, et qu’aucun échange n’est possible avec les dominés. C’est ce qui explique la débauche de moyens de propagande utilisée par le régime pour faire triompher le OUI au référendum, sans même se cacher derrière une apparence de démocratie. Alors que certains sympathisants du mouvement démocratique croient encore à la négociation, le régime lui-même sait qu’il n’a rien à négocier avec le mouvement démocratique, car il n’a rien à demander au mouvement démocratique : il a déjà tout.
Aujourd’hui, le pouvoir et le mouvement démocratique sont dans un rapport de force, et le mouvement démocratique n’a pas réussi à inquiéter suffisamment le pouvoir. Il s’agit à présent de rechercher une stratégie permettant de générer une telle inquiétude dans la classe dominante marocaine.
La "prolétarisation", danger ou opportunité ?
C’est dans le cadre de ce conflit entre classes sociales qu’il faut comprendre la critique, effectuée par certains membres du « 20 février », d’une « prolétarisation » du mouvement. Cette critique peut être formulée ainsi : alors que le mouvement du « 20 février » a été initiée par une « classe moyenne » et demandait, à l’origine, des réformes essentiellement institutionnelles (liées à la séparation des pouvoirs), s’y ajoutent à présent des revendications de nature économique et sociale portées par les couches les plus pauvres de la société.
En conséquence, lesdits représentants de la « classe moyenne » craignent que ces revendications ne servent de levier ou de prétexte aux classes dirigeantes (le fameux « Makhzen ») pour écarter les revendications institutionnelles. Plus prosaïquement : à force de réclamer de l’argent et du travail, le mouvement risque de ne se voir offrir, par le régime en place, que de l’argent et du travail, et pas les réformes politiques sur lesquelles il s’est bâti et pour lesquelles il s’est battu[2].
Or, cette prolétarisation du mouvement est peut-être, au contraire, sa meilleure chance de réorienter son combat contre la classe dirigeante. Le prolétariat qui met les revendications économiques et sociales au cœur de sa mobilisation ne doit pas être abandonné à la manipulation du Makhzen – à laquelle son analphabétisme le rend particulièrement sensible. C’est plutôt l’occasion de constituer, entre la classe moyenne alphabétisée, soucieuse de réformes constitutionnelles, et un prolétariat plus porté sur les questions sociales, une alliance stratégique – car seule cette alliance semble susceptible, aujourd’hui, d’ébranler la classe dirigeante marocaine.
La défaite du mouvement démocratique marocain lors du référendum constitutionnel provient en grande partie de la mobilisation de classes populaires par le pouvoir politique. C’est d’ailleurs moins la vénération pour le roi ou la religion qui ont été utilisées, que la distribution de prébendes et de promesses aux prolétaires marocains, afin de les tourner contre une classe moyenne plus éduquée et plus politisée. Le « Makhzen » a compris comment il pouvait utiliser la pauvreté comme une arme réactionnaire ; le mouvement démocratique doit apprendre à l’utiliser comme une arme révolutionnaire.
Socialiser le mouvement du "20 février"
Le constat est simple : l’assise du régime marocain repose, en grande partie, sur sa manipulation des classes populaires. Les classes moyennes en sont tellement conscientes que, justement, elles rechignent parfois à voir les classes populaires prendre trop d’importance au sein du « 20 février », de peur que les revendications sociales ne priment sur les revendications politiques.
La solution est également simple : fusionner les deux types de revendications. La Révolution Française n’a-t-elle pas commencé lorsque les paysans ont questionné les titres de propriété des nobles sur leurs terres (la querelle du « domaine éminent ») ? La rhétorique efficace consistera donc à affirmer, et à démontrer, que la solution aux problèmes économiques et sociaux du Maroc et la transformation des structures constitutionnelles ne peuvent qu’aller de pair.
Les discussions sur les institutions politiques marocaines ne peuvent toucher les classes populaires, qui auront tendance à s’aligner sur le Roi, représentant une autorité traditionnelle et religieuse, ou à se désintéresser de ces questions profondément intellectuelles. Au contraire, pointer la corruption des élites, l’enrichissement débordant d’une extrême minorité de la population, le détournement des ressources nationales à des fins privées, et utiliser pour cela un langage très dur (vol, pillage, fraude, extorsion), voilà qui pourrait véritablement susciter une colère populaire contre le pouvoir marocain[3]. Le langage du droit ne doit pas tomber dans l’abstraction ; or, la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice et les réformes constitutionnelles sont des idées abstraites. En revanche, le « droit » des riches à ne pas être soumis aux mêmes règles que les pauvres, le « droit » des possédants à favoriser leurs proches au détriment du bien public, le « droit » des grandes entreprises étrangères à venir exploiter les travailleurs marocains avec la bénédiction du pouvoir en place, voilà des concepts qui pourront drainer un soutien populaire extrêmement large.
Mais, dira-t-on, quel lien avec les réformes politiques ? Jusqu’à présent, les revendications économiques et sociales des manifestations au Maroc critiquaient la politique économique gouvernementale. Les manifestants demandaient des emplois, de meilleures conditions de travail, etc., toutes revendications qui, de fait, donnent la main au pouvoir en place, qui peut y répondre (ou faire croire qu’il y répond) afin de regagner en popularité.
Le changement de stratégie que propose cet article consiste en une « personnalisation » des revendications sociales : il s’agirait non plus de demander un meilleur partage des richesses, mais de dénoncer l’accaparement desdites richesses par une minorité – de préférence, clairement désignée. Les classes populaires en viendront à considérer la classe dominante, non plus comme celle qui peut changer leur situation, mais comme celle qui en est responsable, et il est probable que les slogans dans les manifestations deviennent beaucoup plus violents. Le pouvoir en place tentera d’abord d’y répondre en changeant les responsables, mais si la mobilisation est bien menée, le peuple marocain réalisera rapidement que ses aspirations sociales ne peuvent être satisfaites que par un pouvoir politique totalement différent – ce qui impliquera, logiquement, des modifications institutionnelles.
La démocratisation présentée comme condition sine qua non de la résolution de la question sociale : voilà la stratégie qui doit être adoptée. Les détracteurs de cette stratégie – tant parmi les soutiens du régime marocain, que dans la frange la plus modérée du mouvement démocratique, qui croit en la conciliation entre celui-ci et le pouvoir – la qualifieront de populiste, de dangereuse, de « clivante ».
Populiste ? Oui, dans la mesure où elle essaiera de porter directement les revendications du peuple ; et, quoiqu’en disent les classes moyennes, le peuple ne veut pas la séparation des pouvoirs – il veut manger à sa faim, décider de son sort librement, et ne pas se faire tabasser lorsqu’il exerce ses droits ; il s’agit simplement de lui en montrer le chemin, et ce chemin passe par l’accompagnement de ses revendications sociales ; les réformes institutionnelles ne sont qu’un aboutissement.
Dangereuse ? Oui, puisque cette situation est naturellement génératrice d’instabilité, et que l’instabilité est la seule monnaie d’échange qui semble pouvoir convaincre le pouvoir marocain de lâcher du lest – l’alternative est de faire confiance aux velléités réformatrices du Roi et de son entourage, ce que la manière dont le référendum a été menée ne permet plus.
Clivante ? Oui, parce que, comme il a été dit au début de cette article, la société marocaine est à l’heure actuelle profondément divisée entre une classe dominante et divers classes dominées ; et prôner l’union des secondes contre la première n’est aucunement un appel à la guerre civile – simplement la volonté de prendre acte d’une opposition entre forces sociale, et de la nécessité de faire prévaloir, parmi celles-ci, les forces démocratiques.
David Apelbaum, article initialement paru sur ArabsThink.com
[1] Le pouvoir politique marocain repose essentiellement sur le Roi et son entourage personnel, sur une aristocratie locale dont les membres les plus éminents sont appelés à des fonctions nationales en intégrant ledit entourage, et sur une prise de contrôle des richesses nationales par ledit entourage. On le désigne souvent, de manière quelque peu essentialiste, par l’expression idiomatique « Makhzen ».
[2] Par exemple, dans les régions où prédomine la plus grande entreprise nationale, l’Office Chérifien des Phosphates (OCP), les manifestants les plus pauvres sont des chômeurs qui demandent surtout à être embauchés par l’OCP ; leurs exigences en matière de réformes institutionnelles sont marginales, voire inexistantes.
[3] Pour reprendre l’exemple précédant, les chômeurs demandant à être embauchés par l’OCP se transformeront en force d’opposition s’ils commencent à estimer que la détresse économique de la région provient de la corruption des dirigeants politiques et économiques, voire s’ils commencent à affirmer que les richesses récoltées dans leur région par l’OCP devraient leur appartenir.