Aliénations

« Paroles d’anciens, paroles de mes aïeux
Paroles éternelles reçues en héritage »

Ainsi débute le documentaire de Malek Bensmaïl par les paroles du chant des femmes des Aurès. Il y est en effet question d’héritage. Héritage du savoir d’un père. Le réalisateur rend hommage dans un court prélude à feu son père, le professeur Belkacem Bensmaïl, un des fondateurs de la psychiatrie algérienne. Mais aussi questionnement de l’héritage culturel par la pratique psychiatrique elle-même.

Parler de psychiatrie en Afrique et ici dans le Maghreb et monde arabe est très rare. On connaît l’importance et le prestige de Frantz Fanon qui avant que d’être au service de la lutte contre la colonisation fût psychiatre. Un psychiatre certes révolutionnaire aussi dans sa pratique. De Frantz Fanon, il n’est pourtant pas question et en même temps, le titre de ce documentaire reste imprégné de la problématique qui a agité Fanon tout au long de sa vie et sa pratique : guérir les colonisés de leur aliénation. La fête de l’indépendance est maintenant terminée, même si l’on fête cette année son cinquantenaire. Ce n’est plus la colonisation qui fait du mal à l’Algérien, mais la société algérienne elle-même avec sa violence sociale.

De la « Nechra » à la psychiatrie ou comment se dépêtre-t-on des djinns en Algérie ?

Dans la grotte de Dar Eddiwane, haut lieu mystique près de Constantine se déroule le rituel de la Nechra, cette danse rituelle que font les femmes possédées pour se libérer de leurs djinns. Les mauvais, bien sûr. On devine qu’il a dû être difficile de filmer la pratique de la Nechra, telle que nous la montre Malek Bensmaïl par les descriptions du guide et du gardien, mais aussi par quelques images assez elliptiques, sorte de reconstitution d’un rituel qui doit rester secret. La psychiatrie s’inscrit encore difficilement dans la tradition culturelle du pays. Les femmes effectuent d’abord la Nechra et si cela ne fonctionne pas, alors peut-être iront-elles consulter.

La psychiatre que Malek Bensmaïl interroge à ce sujet déclare qu’effectivement en tant que croyante musulmane, elle croit aux djinns. L’islam reconnaît en effet l’existence des djinns. Les uns protègent, les autres possèdent. Et dans la tradition culturelle algérienne, on évoque parfois l’existence des djinns pour expliquer un mal, une querelle. D’après cette psychiatre, quand on évoque ces djinns de façon récurrente, voire permanente, alors cela devient pathologique et donc objet de traitement psychiatrique.

« Avec un psy, un cheikh et l’aide de Dieu, tu guériras »

Tel est le conseil qu’un ami prodigue à cet homme se voulant homme politique et qui  s'est effondré psychologiquement à cause d’une réunion avec d’autres partis politiques qui n’a mené à rien. Chacun était occupé à tirer la couverture sur soi et cet homme qui voulait apporter des solutions aux problèmes n’a pu le supporter. Après avoir effectué un séjour à l’hôpital psychiatrique, il fait appel à un thérapeute islamique pour faire la Roqya. La Roqya est une sorte d’exorcisme légiféré par l’islam. Le thérapeute islamique prévient d’ailleurs contre la pratique de la Nechra qui détourne les croyants de l’islam. La psychiatrie oui, la Nechra non. Ainsi, psychiatrie et islam peuvent faire bon ménage.

« C’est la faute à Boumédiène ! »

Beaucoup de malades n’hésitent pas à désigner l’Etat comme source de tous leurs maux comme cette femme de ménage qui dans un cri-soupir incrimine Boumédiène, président de l’Algérie entre 1965 et 1978. L’Etat (Hokouma), ce grand Djinn ? Tous les Algériens sont-ils rendus fous par l’Etat comme l’affirme cet autre ? Sont-ils donc possédés ou s’estiment-ils dépossédés dans leur présent et confisqués d’avenir ?

Filmé dans les années 2000, à l’époque de la guerre civile ou plutôt fratricide, on perçoit de temps à autres dans les témoignages l’incidence de cette actualité. Surtout concernant les témoignages de cet autre malade « l’Emir de la Paix », son obsession d’apporter la paix sur terre et à la fois son refus d’entendre parler de concorde civile. D’ailleurs, il chante souvent « We are the world, we are the children ». Nous sommes tous frères, mais il n’y a plus de fraternité.

Malek Bensmaïl choisit de suivre et d’écouter des malades qui n’ont pas l’air si anormaux. On se surprend à guetter dans leurs paroles les indices d’anormalité, prompts à porter la sentence de folie. Or, nous découvrons dans la grande majorité des paroles sensées, voire d’une prodigieuse liberté. L’hôpital psychiatrique est aussi l’espace de ses paroles jugées « anormales » peut-être car nuisibles pour le bon fonctionnement de la société. Il faut cacher ces choses-là et l’hôpital psychiatrique est révélateur des maux de cette société.

On peut se demander comment la caméra a été autorisée à filmer ses entretiens médicaux, ses confidences, voire déclamations. Les malades, loin de cacher leurs maux, les crient parfois à qui veut entendre et enjoignent même le réalisateur à filmer et montrer ce film à l’Algérie entière. On pense à cet homme harcelé et mis sous pression par les policiers locaux pour qu’il devienne indic contre son gré ; il veut qu’on entende ces paroles pour dénoncer les dérives et la gangrène de la police locale car ce sont leurs pratiques qui le rendent malade.

« Un fou c’est quelqu’un d’intelligent qui ne sait pas faire circuler son savoir »

Presque tout se passe en huis clos avec circulation de paroles dans les couloirs blancs de cet hôpital et ces propos à huis clos nous parlent d’une société algérienne que beaucoup de ses habitants jugent forclose, soit une prison à ciel ouvert. Aux cris et transes cachés au creux de la grotte de Dar Eddiwane succèdent les paroles libres cachées au creux de l’hôpital psychiatrique qui, loin d’être dans un no man’s land de la société algérienne, en constituerait presque le cœur grouillant et palpitant où se disent et circulent ces paroles vivantes.

 

Linda Zitouni