Paix et sécurité en Afrique en 2013 : quel bilan ?

Cet article est le premier d’une série de trois articles sur la sécurité en Afrique. Après ce panorama sur les conflits armés en 2013, nous nous intéresserons au concept de « sécurité humaine » et à la manière dont les pouvoirs publics développent des politiques de protection des civils face aux nouvelles menaces sécuritaires. Enfin, nous verrons quels sont les défis majeurs pour l’année 2014 en matière de résolution des conflits.

War_PeaceDepuis le début des années 2000, les guerres sont en recul en Afrique. Le continent n’est plus cette terre de chaos et de violences brutales que certains journaux se plaisent encore à décrire : le niveau général de démocratie et de développement économique s’est amélioré et des mécanismes de résolution des conflits ont émergé, permettant une baisse régulière du nombre des conflits.

2013 aura tout de même été une année turbulente sur le continent, et les questions de sécurité ont souvent occupé une place centrale dans les réunions internationales. Quelles grandes tendances peut-on dégager ?

Le problème des périphéries oubliées

Depuis quelques années, la nature de la violence sur le continent a changé assez radicalement. La majorité des conflits ne sont plus des « grandes guerres » : ils n’ont plus pour enjeu le contrôle de l’État, mais se déroulent aux confins de l’État, dans des périphéries peu ou mal gouvernées. Dans une Afrique de plus en plus urbanisée, l’État a tendance à concentrer son attention et ses efforts de développement sur la capitale et les grands centres urbains. La division coloniale entre la « partie utile » et le reste du pays reste encore d’actualité. Des pans entiers du territoire national, souvent pauvres en ressources, sont totalement laissés pour compte, oubliés par un État qui a renoncé jusqu’à ses fonctions les plus basiques de maintien de l’ordre et de la sécurité. Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à voir émerger des mouvements de contestation, qui se nourrissent du sentiment de marginalisation des populations.  

Parfois, le régime au pouvoir est tellement sclérosé que ces mouvements finissent par atteindre la capitale et prendre le contrôle de l’État. En République centrafricaine, la coalition rebelle de la Séléka, partie des régions reculées de la Vakaga et de la Haute-Kotto au nord-est, a pu arriver jusqu’à Bangui sans rencontrer d’opposition. Mais le plus souvent, c’est à un niveau local que ces conflits se jouent. La rareté des ressources crée des tensions entre les différentes communautés (entre agriculteurs et éleveurs, ou entre groupes ethniques), que l’État ne peut pas réguler puisqu’il a laissé s’installer un vide sécuritaire. Là où la présence de l’État permettrait de canaliser ces conflits, son absence laisse la porte ouverte à leur aggravation. En 2013, des incidents meurtriers ont ainsi éclaté aux confins de plusieurs États : l’Algérie, le Cameroun, l’Éthiopie, la Guinée, le Kenya, la Libye, le Mali, le Mozambique, le Nigéria, le Sénégal…

Du rebelle au trafiquant-terroriste : les nouveaux acteurs de la violence

Si la nature de la violence a changé, les acteurs de la violence ont également évolué au cours des dernières années. En 2003, les salafistes algériens du GSPC organisaient leur première prise d’otages au Sahel. Dix ans plus tard, leur action a fait des émules, les groupes se sont multipliés, et le phénomène du terrorisme, auparavant relativement inconnu du continent africain, est devenu une préoccupation centrale. Ces groupes sont à la fois internationaux et locaux : ils partagent l’idéologie du jihad et leurs militants collaborent régulièrement en profitant des difficultés des États africains à contrôler leurs frontières. Mais leur montée en puissance est aussi étroitement liée au problème des périphéries oubliées : Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) et le MUJAO au Sahel, Ansaru et Boko Haram au nord du Nigéria, Al-Shabaab en Somalie, ont chacun profité de la faiblesse des États et d’un sentiment de marginalisation vis-à-vis du pouvoir central pour prendre pied dans ces régions périphériques et s’implanter dans le tissu social local. Ne voir en eux que des groupes étrangers aux connexions mondiales serait une erreur : ils auraient déjà été éliminés s’ils n’avaient pas trouvé un réel écho auprès des populations locales

En 2013, ces groupes ont perdu du terrain, mais ils ont prouvé à maintes reprises qu’ils n’avaient pas besoin d’administrer un territoire pour conserver leur pouvoir de nuisance. Au Nord-Mali, AQMI, Ansar Dine et le MUJAO ont perdu le contrôle de Gao, Kidal et Tombouctou après l’opération Serval, mais leurs militants rôdent toujours dans la région et continuent d’organiser des attentats ; au Nigéria, malgré un couvre-feu et une campagne de contre-insurrection brutale (responsable de centaines de victimes civiles), l’armée n’est pas parvenue à stopper les attaques de Boko Haram, responsables de plus de 1 200 morts en 2013. Avec l’attaque du 21 septembre contre le centre commercial de Westgate à Nairobi (67 victimes), Al-Shabaab a démontré sa capacité à mener des opérations spectaculaires contre des intérêts étrangers au-delà des frontières.

À côté des groupes terroristes, d’autres acteurs transnationaux ont profité des problèmes de gouvernance des États africains pour prospérer. Les actes de piraterie sont en baisse au large des côtes somaliennes, mais n’ont jamais été aussi élevés dans le Golfe de Guinée ; et malgré les efforts des brigades anti-stupéfiants, la cocaïne latino-américaine continue de transiter en masse par les côtes ouest-africaines et le Sahel et génère toujours d’énormes profits illicites.

Les principaux foyers d’instabilité

La fin d’année a vu une amélioration plutôt inespérée dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC). En novembre 2012, les rebelles du M23 avaient mis en déroute l’armée congolaise (FARDC) et saisi la ville de Goma ; un an plus tard, ce sont des troupes congolaises plus disciplinées qui ont pris leur revanche, avec l’appui de la nouvelle Brigade d’Intervention des Nations Unies. Le M23 a déposé les armes, et même si une vingtaine de groupes armés sont encore actifs dans les Kivus et qu’il reste de nombreux efforts à faire pour améliorer la gouvernance et l’état de droit en RDC, la situation ouvre des perspectives intéressantes pour la paix dans les Grands Lacs.

2013 a confirmé le déplacement du centre de gravité des conflits vers la bande sahélo-saharienne. Le Sahel a concentré l’attention cette année, avec une évolution plutôt positive : au 1er janvier 2013, qui aurait parié sur la reconquête des régions du nord, l’élection d’un nouveau président et la chute précipitée du capitaine Sanogo ? Toutefois, beaucoup reste encore à faire : les négociations avec les groupes armés (MNLA, HCUA et MAA) sont au point mort et le Nord-Mali a connu ces derniers mois des violences sporadiques.

En Centrafrique, une spirale dramatique s’est enclenchée depuis la chute de François Bozizé en mars : la coalition hétéroclite de la Séléka s’est fragmentée, les rebelles se sont reconvertis en bandits armés, et le conflit a pris une tournure religieuse à partir de septembre lorsque des milices chrétiennes, les « anti-Balaka », ont pris les armes pour se venger des exactions et des pillages des ex-combattants, en majorité musulmans. En une seule semaine début décembre, l’ONU a compté plus de 600 victimes et 150 000 déplacés.

L’indépendance du Sud-Soudan en 2011 devait mettre un terme à plusieurs décennies de violences, mais depuis le conflit s’est au contraire complexifié. Malgré un rapprochement entre Khartoum et Juba, l’insoluble question de la frontière autour des zones pétrolières et de la répartition des revenus pétroliers continue d’empoisonner les relations entre le Soudan et le Sud-Soudan.  Chacun accuse l’autre d’armer en sous-main des milices sur son territoire. De plus, les deux régimes sont chacun fragilisés par des mouvements de contestation internes : à Khartoum, des manifestations ont été violemment réprimées en septembre, faisant 200 morts ; à la mi-décembre, des violences ont éclaté à Juba après que le président Salva Kiir a annoncé avoir déjoué une tentative de coup d’État orchestrée par son ancien vice-président et désormais rival politique Riek Machar.

Les « solutions africaines aux problèmes africains », un concept à la peine

L’année 2013 a débuté avec une intervention française au Mali (l’opération Serval) et s’est achevée avec une intervention française en Centrafrique (l’opération Sangaris), couplée à un sommet sur la Paix et la Sécurité en Afrique organisé à … Paris. Bien plus qu’un retour en force de la « Françafrique » (contre laquelle François Hollande a pris plus de mesures que tous ses prédécesseurs), ces trois évènements témoignent de la difficulté à mettre en pratique le concept de « solutions africaines aux problèmes africains ».

Depuis une quinzaine d’années, la formule ressurgit à chaque nouveau conflit, de la bouche des dirigeants occidentaux comme de celle de leurs homologues africains, et le sommet de Paris n’a pas fait exception. Sa mise en pratique est pourtant bien loin de répondre aux espérances de la génération des panafricanistes des années 1990 qui voyaient dans ces « solutions africaines » un outil d’émancipation, une rupture vis-à-vis du paternalisme occidental. En somme, les « solutions africaines » devaient être la clé d’une « renaissance » du continent ; or, la formule sonne au contraire de plus en plus creux, et l’année écoulée appelle donc  à un regard plus réaliste.

Côté occidental, si la formule est aussi populaire à Washington, Londres, Paris ou Berlin, c’est avant tout parce qu’elle épargne à ces pays de trop lourdes responsabilités lorsqu’un conflit ne les intéresse pas particulièrement ou qu’elles n’ont pas les moyens de s’y impliquer. Depuis le génocide du Rwanda, dire que l’on ne veut pas se mêler à un conflit africain est devenu tabou ; alors à la place, on dit qu’il faut privilégier des « solutions africaines ». Utile.

Côté africain, deux problèmes se posent. Le premier concerne la capacité des armées africaines : les équipements sont vétustes et insuffisants, les troupes peu entraînées et les récentes opérations militaires des armées même les plus aguerries – l’aventure hasardeuse de l’armée sud-africaine en Centrafrique pour défendre le régime en perdition de Bozizé ou la contre-insurrection brutale et peu efficace des troupes nigérianes contre Boko Haram – n’incitent guère à l’optimisme.

Deuxièmement, l’idée même de « solution africaine » est remplie d’incertitudes et de contradictions. Qu’est-ce qu’une « solution africaine », et pourquoi devrait-elle être systématiquement appréciée par tous les États concernés par un conflit ? Il serait naïf de croire que les 54 pays du continent, par le simple fait d’être « Africains », partagent une vision commune de la paix en Afrique. Qu’est-ce qu’une « solution africaine » au problème de la Somalie ? Une intervention kenyane, qui menace les ambitions régionales de l’Éthiopie ? Ou une intervention éthiopienne, qui heurte les intérêts du Kenya ? Dans le cas du Mali, la « solution algérienne » – négocier avec les groupes armés du Nord pour isoler les terroristes d’AQMI – s’opposait à la « solution de la CEDEAO », partisane d’une intervention militaire… Et au sein même de l’organisation ouest-africaine, les pays francophones craignaient qu’une opération menée par la CEDEAO ne permette au poids-lourd régional anglophone, le Nigéria, d’étendre son influence vers le Sahel. À vouloir écarter le gendarme nigérian, c’est finalement une solution non-africaine, celle du « gendarme français », qui s’est imposée.

Les « solutions africaines aux problèmes africains » font donc partie de ces concepts « tendances », avec lesquels on ne peut pas vraiment être en désaccord, mais à partir desquels il est quasiment impossible d’arriver à un programme d’actions concrètes. Finalement, la formule résonne surtout comme un cri d’encouragement à l’intention des gouvernements africains : « intéressez-vous aux problèmes de votre continent ! ». Sa vertu principale est d’appeler à une prise de responsabilité et à un leadership africain.

2014 : le défi du leadership ?

Or, c’est justement là, sur cette question du leadership, que le bât blesse : il n’y a toujours aucun État capable d’assumer un rôle de leader continental sur les questions de sécurité. Les deux candidats naturels – l’Afrique du Sud et le Nigéria – peinent à convaincre. Le premier a une diplomatie bruyante, mais pas toujours cohérente, comme l’a montré le scandale des militaires en Centrafrique ; le second a trop de mal avec ses propres problèmes sécuritaires internes (Boko Haram, le delta du Niger) pour donner l’exemple et impulser une dynamique. Les trois autres plus gros contributeurs au budget de l’Union africaine ne sont guère plus satisfaisants : l’Algérie a été dépassée par les évènements au Sahel ; et comme le Nigéria, on ne peut pas attendre beaucoup de la Libye et l’Égypte tant qu’elles n’auront pas réglé leurs crises politiques internes. D’autres États sont actifs à un niveau régional, comme le Burkina Faso et le Tchad dans le Sahel ou l’Éthiopie dans la Corne de l’Afrique, mais leur engagement est plus limité dès lors que leurs intérêts ne sont pas directement concernés.

Depuis la formation de l’Union africaine en 2002, des progrès considérables ont été réalisés sur le plan institutionnel pour former un cadre africain de résolution des conflits. Pour ceux qui seraient tentés de se satisfaire de ces avancées, 2013 aura constitué un utile appel à la vigilance : beaucoup reste encore à faire en 2014 et dans les années à venir pour éviter que ces institutions ne deviennent des coquilles vides, comme beaucoup d’autres dans l’histoire du continent.

L’impunité au Mali : Vers une récidive des erreurs précédemment commises ?

dv1915456Depuis que le Mali a rompu avec le régime dictatorial du général Moussa Traoré (1968-1991), suite à la révolution du 21 mars 1991, la démocratie malienne instaurée par Alpha Oumar Konaré et perpétuée par Amadou Toumani Touré, était un exemple, et citée parmi les plus prometteuses d’Afrique. La crise que vit le pays depuis mars 2012, sans doute la plus importante de son histoire, a sérieusement fracturé la société malienne dans son ensemble, bouleversé le dispositif politique, et permis de dévoiler ce mirage démocratique longtemps vanté, qui était pourtant bâti sur des bases fragiles.

L’issue de cette crise devrait donner lieu à une réorganisation en profondeur de la société malienne, à une redéfinition de la politique et un véritable dialogue entre différents antagonistes afin d’aboutir, enfin, à un consensus et une paix réellement durable. Pour cela, il est indispensable d’éviter les solutions expéditives pour ne pas à nouveau commettre les mêmes erreurs que lors des précédentes crises.

L’impunité : solution de la crise malienne ?

Le Mali semble de plus en plus dans une impasse. Les décisions politiques "désespérées" du président Ibrahim Boubacar Kéita (élu en août 2013) pour amener le pays vers la paix paraissent inopportunes, et l’inextricabilité de la situation malienne est de plus en plus prononcée. Des décisions politiques inopportunes, car, dans l’intégralité du processus de résolution (entamé par l’élection présidentielle) de la crise malienne, les principales victimes (en particulier les populations du nord) semblent être totalement ignorées.

L’impunité qui a prévalu dans de précédentes crises au Mali, est l’une des principales causes de celle que traverse le pays aujourd’hui. Pourtant, le 2 octobre 2013, le gouvernement malien a procédé à la libération de 23 membres du MNLA et du Haut Conseil pour l’Unité de l’Azawad (HCUA). Les mêmes actes avaient été posés sous la présidence d’Amadou Toumani Touré, qui mettait en liberté, sans aucune décision de justice, des terroristes arrêtés. Les mêmes éléments relâchés se trouvaient ensuite impliqués dans de nouvelles activités terroristes.

Toute la complication de la crise malienne réside dans les tensions existant entre les différentes communautés. Et c’est pourtant ce qui semble être ignoré par les dirigeants maliens. La réalité est qu’il existe aujourd’hui dans l’ensemble du Mali, et en particulier au nord, une indéniable dichotomie entre populations touarègues et non touarègues. De graves crimes ont sans doute été commis de part et d’autre. L’impunité sous prétexte d’une quelconque réconciliation, ne saurait être une base solide pour la paix, seule la justice permettrait d’y accéder. Le nouveau gouvernement malien aurait certainement dû mettre tout en œuvre, pour poursuivre et juger les auteurs des principales violations des droits humains commises, sans distinction de parties.

« Pour faciliter les négociations et dans le but d’accéder rapidement à la paix » dit-il, le ministre de la Justice malien a annoncé le 21 octobre 2013 la levée des mandats d’arrêt émis début février par le Procureur général près la Cour d’Appel de Bamako contre des membres du MNLA. Cette décision pourrait davantage aggraver la fracture entre les communautés, en exacerbant la frustration des victimes et le sentiment d’impunité en faveur des présumés auteurs.

La levée des mandats d’arrêt en question ne découle d’aucune décision judiciaire, ce qui fait qu’elle engendre ce sentiment d’impunité. En réponse à la gronde sociale contre la levée desdits mandats d’arrêts et la libération des membres de groupes armés, le président malien a fait clairement savoir lors de l’ouverture des Assises nationales sur le nord le 2 novembre 2013 à Bamako que « c’est le prix à payer pour la réconciliation », car, a-t-il dit : « j’ai été élu pour gérer le réel et non pas pour satisfaire le fantasme des uns et des autres ».

Toujours dans la logique d’une réconciliation nationale, le parti présidentiel (RPM) est allé jusqu’à inscrire sur sa liste aux élections législatives de 2013, un présumé criminel qui aurait une responsabilité dans le meurtre de dizaines de soldats maliens à Aguel Hoc.  Il s’agit du leader du HCUA et candidat du parti présidentiel dans le cercle d’Abeïbara (région de Kidal). La candidature de celui qui, autrefois, était président du groupe parlementaire d'amitié Mali-Algérie, aux élections législatives ne peut qu’attirer l’attention. Lors de la dernière rébellion touarègue, il avait rapidement déserté l’Hémicycle pour rejoindre la contestation touarègue, puis le groupe djihadiste Ansar Ed Dine.

Réconciliation nationale et lutte contre l’impunité

Le prélude d’une situation de stabilité absolue au Mali  est la réconciliation nationale. Pour la grande majorité de la population malienne, le nom « Touareg » est indissociable de la notion de rebelle, d’ennemi de l’État. Il faudrait donc amener l’ensemble des populations maliennes, à comprendre, à travers une véritable campagne de sensibilisation, qu’un Touareg n’est pas forcément un rebelle. Cela passe obligatoirement par une décision de justice, sanctionnant ceux d’entre eux ayant été impliqués dans des crimes contre l’Etat et contre des populations civiles. Les populations victimes de la crise, particulièrement dans les villes auparavant occupées par les groupes armées, ne peuvent qu’être exaspérées de voir libérés des responsables présumés de graves crimes commis : crimes contre l’humanité, crime de guerre, crimes à caractères racial, régionaliste et religieux, assassinats, rébellion, terrorisme…

Pour accéder à une paix durable, aucune solution politique ne devrait être adoptée au détriment des victimes et d’une justice indépendante.

 

Boubacar Haidara

Points de vue croisés: Le Mali en transition

Cet article présente les positions de deux analystes de Terangaweb – L'Afrique des Idées sur le Mali en transition et les évènements qui ont agité le pays, aussi bien au Nord qu'au Sud, depuis l'investiture d'Ibrahim Boubacar Keïta en septembre. Même si l'opération "Saniya" semble marquer une reprise en main des forces armées par l'Etat malien, les défis qui se présentent à IBK restent nombreux, notamment au Nord. 

Ousmane Aly Diallo & Racine Demba


Opération "Saniya": La fin de la transition au Mali

Opération SaniyaLundi 30 septembre 2013 au camp Soundiata Keïta de Kati. Trois militaires maliens s’avancent devant les locaux du Comité militaire de suivi de la réforme des forces de défense et de sécurité (CMSRFDS). Ils ouvrent le feu à l’arme lourde et signent par cet acte la fin de la période de transition au Mali.

Fissures au sein de la junte 

Ces évènements mettaient à nu les fissures au sein d’une junte qui s’était jusqu’ici montrée soudée face aux pressions, politique comme militaire. Que ce soit lors de la « cession » du pouvoir au président de l’Assemblée nationale malienne, que ce soit face à la tentative de contre-coup d’état menée par Abidine Guindo et ses bérets rouges, les membres du comité national pour le redressement de la démocratie et la restauration de l’État (CNRDRE) ont toujours affiché un front uni et ont pu résister à ces différentes épisodes.

La saute d’humeur de Kati, saute d’humeur puisque l’État malien n’était pas visé mais bien le fraichement galonné Amadou Haya Sanogo, montrait à la face du monde les divergences au sein du groupe de sous-officiers qui a  renversé  le gouvernement légitime quoiqu’impopulaire d’ATT. Amadou Haya Sanogo et son second Amadou Konaré, qu’on accuse d’être derrière ces évènements, étaient les éminences grises sous la transition politique et se sont  montrés déterminés à ne pas affronter les barbus d’AQMI et les partisans du MNLA pendant 9 mois. Ils représentent deux tendances distinctes au sein de cette junte, tendances devenues manifestes ce 30 septembre. Si Sanogo s’est vu gracieusement offrir sous l’égide de la CEDEAO un statut d’ancien chef d’État et la promotion au titre de général de corps d’armée, Amadou Konaré, deuxième homme fort et porte-parole de la junte est lui, passé de lieutenant à capitaine.  Une bien maigre consolation me diriez-vous. D’autres promotions ont eu lieu : celles de Sada Samaké et de Moussa Sinko Coulibaly, deux responsables proches de la junte et membres de l’actuel cabinet ministériel du Mali. IBK avait déjà imprimé sa marque dès son investiture, en promouvant les officiers qui s’étaient distingués au front, El  Hadji ag Gamou, Didier Dacko et Abderrahmane Ould Meydou, rétablissant ainsi une certaine justice au sein de l’armée malienne.

Mais la goutte d’eau qui aurait fait déborder le vase a été les dons que Sanogo aurait offerts au chanteur traditionnel Sékoubani Traoré lors d’une soirée dozo. Une Toyota Land Cruiser et des dons en espèces. Des dons de trop. Les mutins tirèrent à l’arme lourde ce 30 septembre sur les locaux du CMSFRDS pour exprimer leur ras-le-bol et leurs revendications, avant de l’occuper et d’attendre IBK de pied ferme.

 « Saniya » ou le retour de Koulouba comme centre du pouvoir

La mutinerie de Kati contre l’autorité de Sanogo a été l’un des premiers troubles sous le magistère du Kankélétigui ("homme qui n'a qu'une seule parole", le surnom d'IBK). Elle constituait en outre un coup d’arrêt, un vrai appel à la réalité, montrant l’impact du putsch du 22 mars 2012 sur les processus de communication interne au sein de l’armée malienne et de la toute-puissance de ce corps sur l’État malien.  Les mutins, principalement des sous-officiers maliens, réclamaient des promotions militaires et une revalorisation de leurs émoluments. Le retrait de la liste des bénéficiaires des promotions annuelles lors de la fête d’indépendance du Mali (22 septembre), de sous-officiers ayant contribué au putsch du 22 mars, retrait supposé ou actuel, a sans doute généré des frustrations au sein de ce corps.

Ibrahim Boubacar Keïta, qui a souvent été qualifié de « candidat de la junte » (on se souvient de la proclamation de la victoire d’IBK lors du premier tour de la présidentielle par le Ministre de l’administration territoriale et de la décentralisation et membre de la junte, ce qui avait déclenché des vives protestations chez les partisans de Soumaïla Cissé) par ses opposants avait l’occasion de montrer ce qu’il en était de ses assertions. Et il faut admettre que la réponse de l’État malien a été expéditive. De Paris où il se trouvait, le Kankélétigui déclare que « Kati ne ferait plus peur à  Koulouba ». La réaction et les engagements de son gouvernement attestent qu’il a été digne de son surnom.

L’opération « Saniya» marquait, plus que les élections présidentielles, la fin de la période de transition au Mali. La junte toisait toujours l’État malien même si elle n’existait plus « de jure ».  À travers ce déploiement de force, l’État malien a restauré l’ordre et son autorité dans un Kati aux mains de la junte pendant 18 mois, mettant fin à cette excroissance et à tous les amalgames qu’elle causait. En effet, l’arrestation et le désarmement des mutins  et le retour des arsenaux privés de certains sous-officiers et officiers, sous l’autorité de l’Intendance, montraient à souhait la nouvelle réalité qui se profilait. L’éviction de Sanogo hors du camp Soundiata Keïta de Kati; la dissolution du Comité militaire de suivi de la réforme des forces de défense et de sécurité qu’il présidait et l’arrestation des anciens hommes forts de la junte tels que le capitaine Amadou Konaré et le colonel Youssouf Traoré (présumés instigateurs du coup de main avorté du 30 septembre) sont autant de signaux forts annonçant le rétablissement de l’autorité de l’État sur l’armée malienne. Malgré la médiation de la CEDEAO, Dioncounda Traoré a dû composer pendant toute la transition avec l’autorité parallèle illégale mais toute-puissante du CNRDRE.

Avec une junte autant décrédibilisée par son inaction  au nord et par ses rivalités avec les autres structures militaires maliennes (comme les bérets verts de la garde présidentielle d’ATT), l’opération « Saniya » a été la conclusion de ce chapitre de l’histoire politique malienne. La mise en place au mois d’octobre d’un nouveau commandement militaire au camp Soundiata Keita signale bien la fin de la  partie. Mais non des défis pour IBK.

Rétablir la justice et mettre fin à l’impunité

Si l’État malien a apporté une réponse rapide et expéditive à ces troubles pour éviter tout débordement, les défis n’en demeurent pas moins énormes au septentrion. L’opération Serval a permis de disperser les troupes d’AQMI et d’intimider le MNLA sans pour autant détruire toute capacité de nuisance totale de ces organisations.  Déjà les troubles ont repris dans le nord avec les attentats-suicides à Tombouctou et la destruction d’un pont à Gao revendiqués par le MUJAO. Ces évènements signalent assez fort que la situation dans le Nord est loin d’être réglée et que l’armée malienne a aujourd’hui plus que jamais un rôle à jouer dans la stabilité du pays.

De même, des disparitions forcées et des exécutions sommaires  ont eu lieu durant la mutinerie de Kati  et durant le cadre de l’opération Saniya. Plusieurs sous-officiers coupables d’avoir défié l’autorité de Sanogo ont ainsi disparu durant les jours suivants, au fond des puits ou dans les morgues des hôpitaux environnants. Il ne suffit pas d’arrêter les mutins et d’installer une nouvelle hiérarchie militaire à Kati, répondant directement à Koulouba. La légitimité de l’État malien ne pourrait être établie sans que justice ne soit faite sur ces évènements. La volonté manifestée de tirer au clair les nombreux cas d’exécution est de bonne augure. L’impunité qui a marqué la période de transition ne saurait être cautionnée par déni ou par complaisance. Il faut croire que la récente convocation de Sanogo par la justice malienne constitue une manifestation de la fin de cet état de fait  et la « mort politique » d’un militaire qui s’est hissé au pouvoir en se faisant le porte-voix des frustrations de ces camarades.

Il faudra certainement du temps  pour que la culture républicaine puisse se réimposer à tous les niveaux de l’armée malienne. Le coup d’État du 22 mars 2012 avait créé une autorité parallèle, excroissance indépendante de l’État malien. La reprise en main par l’État malien de la chose militaire et la volonté de justice qui se manifeste ne sont que des préalables à l’établissement de sa souveraineté totale sur l’intégralité de son territoire. Le MNLA se cantonne à Kidal et les militants islamistes annoncent leur vivacité à travers des attentats dans le nord. Ce qui est certain, c’est qu’il faudra plus que des frustrations sur les promotions pour venir à bout de ces défis.

Ousmane Aly Diallo


Mali: L'effet IBK à l'épreuve des faits

MNLA KidalAu lendemain de l’élection d’Ibrahim Boubacar Keita nous disions (ici) qu’il serait, dans un premier temps, attendu principalement sur trois fronts : Kati, Kidal et le statut du Nord-Mali. Si sur le premier point évoqué, le nouveau président a rapidement imposé son autorité en reprenant la ville-garnison et en isolant le général Sanogo, pour les deux autres la tâche semble plus ardue.

Le président Keita était en visite d’État en France lorsqu’a éclaté, à Kati, une mutinerie. Sous prétexte d’avoir été oubliés lors de décisions ayant notamment abouti à la promotion du capitaine Sanogo au grade de général, des éléments ayant participé au putsch du 22 mars venaient de reprendre les armes. Dans la foulée, ils prenaient en otage un colonel de l’armée venu négocier avec eux. Le spectre d’un nouveau bain de sang et par la même un nouveau coup porté à l’autorité de l’Etat malien planait ainsi sérieusement.

De retour au pays IBK annonce, le 18 septembre dernier, lors d’une adresse solennelle à la nation : le désarmement de tous les éléments de la garnison, la dissolution du comité censé restructurer l’armée malienne que dirigeait le général Sanogo et le retour à l’orthodoxie par le respect stricte de la hiérarchie militaire. Des déclarations suivies d’effets puisque depuis lors l’armée est au garde à vous et les éléments de l’ex-junte ont été soit tués dans ce processus de reprise en main, soit mis aux arrêts, soit menacés de poursuites.

Avec l’assassinat, samedi 2 novembre, des deux journalistes de RFI, Gislaine Dupont et Claude Verlon à Kidal, cette ville est revenue au-devant de l’actualité. Le jeu trouble de la France dans la gestion du cas de cette localité du nord depuis le début de l’opération Serval avait déjà commencé à alimenter la polémique.

Comme l’a rappelé, pour le déplorer, le ministre malien de la Défense Soumeylou Boubèye Maïga, les  forces maliennes (au nombre de 200, le nombre maximum autorisé par le MNLA) « n’ont pas une marge d’action, qui leur permettrait d’être en permanence présentes sur les différents axes »    De plus le contingent de la Minusma (200 soldats également) est plus ou moins cantonné avec des effectifs insuffisants ainsi que des problèmes logistiques liés à l’immensité du territoire à couvrir.

Le drapeau du MNLA flotte sur le palais du gouverneur de Kidal qui est obligé de squatter une chambre de la mairie et des ministres en visite dans la ville se sont récemment fait chasser par des jets de pierres. Le MNLA a obtenu avec la bienveillance de la France que lui soit confié, dans le cadre des accords d’Ouagadougou signés par les autorités de la transition, la sécurité de la ville au grand dam du président Keita. Ce dernier, depuis son élection, réitère  chaque fois qu’il en a l’occasion, sa conviction que la situation à Kidal est inadmissible. Laurent Fabius, le chef de la diplomatie française vient d’ailleurs d’annoncer l’arrivée de 150 militaires français sur place pour renforcer la force Serval alors que dans le même temps il n’est nulle part question d’un déploiement des forces maliennes dans la ville. Les éléments de la Minusma se font eux très discrets. Kidal ressemble de plus en plus à une cité-État à l’intérieur de l’Etat malien.

Les négociations de paix avec le MNLA ne semblent, quant à elles, pas très bien parties malgré les récents États généraux de la décentralisation et autres Assises du Nord organisées par le gouvernement. Les dissensions entre gouvernement et groupes rebelles paraissent insurmontables, les deux parties se renvoyant la responsabilité de l’impasse dans les négociations entamées sur la base d’un pré-accord signé en juin. Leurs points de vue divergent aujourd’hui plus qu’hier sur le futur statut du Nord. Les rebelles réclament une autonomie dont IBK ne veut entendre parler. Un analyste local résume la situation ainsi : « au Sud, l'opinion publique est très majoritairement opposée à un statut spécifique pour le Nord et n'accepte qu'une décentralisation poussée. Au Nord, les rebelles pressés eux aussi par leur base, réclament "un minimum d'autonomie", Autant dire qu’on n’est pas loin de l’impasse.

Ibrahim Boubacar Keita laisse le chantier de la relance de l’activité économique à son Premier ministre, le banquier Oumar Tatam Ly, pour se consacrer à ses promesses phares de campagne : le retour de l’autorité de l’Etat et la paix dans le Nord. Toutefois bien qu’ayant réussi un premier pari avec un début de normalisation dans l’armée, il lui faudra plus que la bonne volonté affichée jusqu’ici pour reprendre Kidal au MNLA et à la France et pour obtenir, de l’ensemble des mouvements rebelles du Nord, une paix durable.

Racine Demba

Présidentielles 2013 au Mali : une question d’honneur

L’élection présidentielle malienne a vécu. Ces joutes électorales à haut risque, particulièrement surveillées par la communauté internationale, n’ont finalement pas donné lieu aux troubles annoncés. Ibrahim Boubakar Keita a été bien élu. Son adversaire au second tour, Soumaila Cissé, en reconnaissant rapidement sa défaite, a contribué à ouvrir, sans heurts, une nouvelle page de l’histoire de son pays. Actuellement au Mali, notre analyste Racine Demba nous livre les premiers chantiers qui attendent le nouveau président.


Honneur au vaincu

Dans la soirée du 12 aout 2013, Soumaila Cissé est venu gonfler les rangs de ces « grands vaincus » ouest africains, ces leaders qui ont su être grands dans la défaite : Abdou Diouf, John Atta-soumi-rend-visite-à-IBKMills en 2004, Abdoulaye Wade. La liste n’est pas longue.

Soumaila Cissé a parachevé le retour du Mali à la table des jeunes démocraties. Le choix de rompre avec « la tradition du coup de fil » pour se rendre au domicile de son adversaire avec femme et enfants afin de le féliciter est un des moments marquants de cette élection. Il relègue au second plan le score « à la soviétique » du président Keita (77,63% à l’issue du second tour).Il reste désormais à Cissé de se poser en chef de file de cette opposition forte qui a tant fait défaut au Mali ces dernières années. En cela, l’éclatement de l’ADEMA, parti le mieux implanté sur le territoire national pourrait jouer en sa faveur.

Les premières déclarations du leader de l’URD,  une fois sa défaite reconnue, montrent qu’il a déjà commencé à assumer ce nouveau rôle. Les élections législatives et locales prévues pour octobre 2013 seront déterminantes dans la confirmation ou non de sa stature d’opposant pouvant être une alternative crédible au nouveau régime.

IBK, le choix de l’honneur

« Pour l’honneur du Mali », voilà les mots qu’on peut lire sur les affiches du candidat Ibrahim Boubakar Keita encore bien visibles dans les rues de Bamako. En choisissant de faire campagne sur ce thème, le candidat du RPM et ses spin-doctors ont visé juste. La relance économique ou la réduction de la pauvreté ne s’étant  pas révélées être les soucis premiers des électeurs. Ces enjeux économiques devront, bien entendu, malgré leur importance moindre dans l’ordre de priorités de ces derniers, figurer en bonne place dans la liste des principales préoccupations du président élu. Au-delà du slogan, cette question de l’honneur – un honneur considéré comme n’étant certes pas perdu mais malmené par la crise de ces derniers mois-  revêt une importance capitale aux yeux des Maliens. La réputation d’homme à poigne de l’ancien chef du gouvernement et président de l’Assemblée nationale y a probablement contribué.

Personne n’a oublié sa gestion des affaires notamment la crise de l’éducation, dans les années 90. Alors qu’il était tout puissant Premier ministre d’Alpha Oumar Konaré, il refuse de faire la moindre concession aux syndicats d’enseignants et autres associations d’étudiants allant même jusqu’à durement les réprimer. Son intransigeance vaudra à l’école malienne une année blanche et lui coutera plus tard son poste. Venant s’ajouter à une forte opposition à ses méthodes au plan interne, sa tête aurait en effet été réclamée par les bailleurs de fonds. Ainsi le président Konaré aurait-il décidé de s’en séparer.

Cette intransigeance assimilée par certains à de l’arrogance que ses adversaires pointaient comme un défaut devant lui valoir la méfiance des électeurs est devenue, au gré des circonstances, son principal atout. Avec lui peut-être que l’armée disposera enfin d’un vrai commandant en chef et que le « problème » Sanogo pourra être géré ; la rébellion touarègue de même que les partenaires extérieurs auront devant eux un interlocuteur crédible.

IBK a déjà dit ne pas être engagé par l’accord d’Ouagadougou signé par le président de la transition Dioncounda Traoré. Il devra, pour ne pas perdre la confiance de l’essentiel de son électorat, rester constant dans cette fermeté affichée envers la rébellion même en cas d’ouverture de nouvelles négociations. Sa capacité à manœuvrer face à la France, parrain de cet accord, dont l’armée contrôle la ville de Kidal, ce qui selon l’opinion la plus répandue à Bamako fait le jeu du MNLA, sera déterminante. Le nouveau président juge la présence des troupes françaises sur le sol malien encore nécessaire au regard de la menace terroriste toujours d’actualité. Toutefois il est resté plus ambigu à propos du statut de cette ville du nord qui échappe encore, de fait, au contrôle de l’administration malienne.

 Après avoir fêté l’ancienne puissance coloniale pour lui avoir « rendu sa dignité en le sauvant du péril islamiste », le peuple malien semble faire de la « reconquête » de Kidal par ses soldats une question… d’honneur.

Racine Demba

Les attentes des Maliens de France envers leur futur président

Mali-large-avance-du-candidat-Keita-a-la-presidentielle_referenceLe premier tour des élections présidentielles au Mali s'est déroulé le 28 juillet dernier. Lors du second tour, prévu pour le 11 aout prochain, s'affronteront Ibrahim Boubacar Keita, dit IBK arrivé en tête du premier tour avec 39.2% des voix et l'ancien Président de la Comission de l'UEMOA, Soumaïla Cissé, candidat de l'Union pour la république et la démocratie, qui a recolté 19,44% des suffrages.

Les ralliements des autres candidats du premier tour se succèdent et les tractations sont en cours pour le second tour de ce scrutin tant attendu, et qui devrait mettre un terme aux deux ans d'instabilité qu'a connu le Mali. Mais au-delà du rétablissement de l'ordre constitutionnel, le nouveau Président de la République du Mali devra faire face à une économie durement touchée par la crise, une société civile et un corps politique divisé par l'insurrection touareg et le coup d'état conduit par le capitaine Sanogo, en mars 2012.

Dans l'attente de ce second tour, l’Unité Mixte de Recherche 225 DIAL (Développement, Institutions et Mondialisation) a realisé une enquête statistique inédite de très grande ampleur avec près de 100 enquêteurs répartis dans trois pays (Mali, Côte d’Ivoire et France). Nous présentons ici les premiers résultats de cette enquête menée auprès de plus de 200 votants maliens en France (Ambassade du Mali à Paris, Consulat du Mali à Bagnolet, villes d’Evry, de Montreuil et de Saint-Denis). Ils permettent de dresser plusieurs constats.

Des espoirs et des attentes pour l’avenir de la République du Mali

Un fort mécontentement quant à l’organisation du scrutin

Alors que la presse ou les réseaux sociaux se sont fait l’écho de nombreuses difficultés techniques posées au bon déroulement du scrutin dans la plupart des pays de résidence des migrants, et dans une moindre mesure au Mali, il ressort qu’en France plus des trois quarts des votants interrogés ne sont pas du tout satisfaits ou moyennement satisfaits de l’organisation des élections. Leur insatisfaction est principalement liée aux problèmes d’inscription sur les listes électorales en raison d’un recensement passé défectueux, à des retards dans la délivrance des cartes biométriques d’électeur NINA, à un manque d’information quant aux lieux de vote et à un non-respect du règlement électoral (urnes non cadenassées, bureaux de vote non ouverts ou avec retard, …). La date des élections qui avait été jugée trop précoce par de nombreux observateurs et certaines organisations non gouvernementales, est donc loin d’être la première raison invoquée.

Un large déficit de confiance dans la démocratie malienne

Alors que plus de 87% des votants maliens ont plutôt ou tout à fait confiance dans la démocratie française, ils portent a contrario un jugement extrêmement sévère sur le fonctionnement de la démocratie de leur pays d’origine. Un tiers d’entre eux considère même qu’avant le coup d’Etat il ne s’agissait pas d’une démocratie, 26% qu’il s’agissait d’une démocratie avec des problèmes majeurs. 31% seulement d’une pleine démocratie ou d’une démocratie avec des problèmes mineurs. Les principales raisons évoquées pour expliquer la crise traversée par leur pays sont : l’incompétence de la classe politique, la corruption généralisée et la faiblesse de l’Etat. La question du terrorisme étranger ne vient qu’après. L’intervention de l’armée militaire française agissant dans le cadre des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies a été jugée tout à fait justifiée par 79% des votants. Des espoirs et des attentes pour l’avenir de la République du Mali Si les trois quarts des votants interrogés affirment n’avoir eu plutôt pas, voire pas du tout confiance dans la classe politique malienne avant le coup d’Etat, ils sont paradoxalement plus de la moitié aujourd’hui à faire confiance à la classe politique malienne quand bien même n’a-t-elle été renouvelée qu’à la marge comme le montre la liste des candidats à l’élection présidentielle. Interrogés sur les plus grands défis qu’aura à relever le nouveau président, les électeurs citent, par ordre d’importance, le maintien de la sécurité du territoire face aux menaces islamistes ou terroristes, le renforcement de l’intégrité du territoire face aux revendications séparatistes et loin derrière ces deux premiers défis, la relance de l’activité économique et la réduction de la pauvreté.

La bonne « intégration » civique des électeurs maliens dans la société française

Contredisant les injonctions à l’intégration et les discours populistes sur les migrants ouest-africains en France, notre enquête montre sans nul doute possible que l’intérêt des personnes interrogées pour la vie politique de leur pays d’origine va de pair avec leur intérêt pour la vie politique de leur pays d’accueil, voire à leur participation réelle à la vie publique française lorsqu’elles sont dotées de la double nationalité. 56% de la population malienne votante déclare être très intéressée par la vie politique malienne, 26% affirmant avoir eu ou avoir la carte d’un politique malien. Vice et versa, 42% des électeurs affirment être très intéressés par la vie politique française. Au sein de cette population, 82% des personnes dotées de la bi-nationalité sont inscrites sur les listes électorales françaises et 77% votent aux scrutins nationaux.

CP – 2013.08. 01 Les Attentes des Maliens de France envers leur futur président, 1ères leçons d'une enquêt…


Retrouvez le communiqué complet en ligne.


Cette enquête a été réalisée dans le cadre du Projet POLECOMI, DIAL-IRD, Iris-EHESS.
DIAL-IRD est un partenaire de l'Afrique des Idées

 

Ibrahima Coulibaly (CNOP): «Nous sommes pauvres car nos paysans sont pauvres»

Ibrahima CoulibalyIbrahima Coulibaly: «Nous sommes pauvres car nos paysans sont pauvres»

 

Président de la Coordination nationale des organisations paysannes du Mali (CNOP), vice-président du Réseau des organisations paysannes et de producteurs de l’Afrique de l’Ouest (ROPPA), membre de la Via Campesina, Ibrahima Coulibaly se bat pour les intérêts de la paysannerie qui est, selon lui, le pilier du développement en Afrique.

  • Pouvez-vous nous expliquer les raisons de votre engagement dans l'agriculture et la souveraineté alimentaire des pays africains?

I.C. : Il m’est difficile de dire les raisons profondes de mon engagement mais je pense que ça m’est venu très tôt, au début des années 1970 lorsqu’il y a eu la grande sécheresse. J’étais alors très jeune et j’ai vu la famine, en 1973 au Mali. A cette époque il n’y avait pas les aides d’urgence que l’on voit aujourd’hui avec le Programme Alimentaire Mondial par exemple. J’avais la chance de ne pas être victime de cette famine mais j’ai vu des gens souffrir de la faim et cela m’a révolté. Je n’acceptais pas que certains puissent avoir à manger et que d’autres à côté n’aient rien. Ça m’a beaucoup marqué et j’y pense toujours. Je voyais des femmes venir de loin pour piler le mil afin de récupérer  le son qu’elles allaient transformer en couscous. Je n’ai jamais oublié ces images. Je pense que les raisons qui m’ont poussé à étudier l’agronomie, m’engager dans l’agriculture et me battre pour des politiques agricoles viennent de là.

  • Sur le continent africain, le phénomène d'accaparement des terres concernerait  presque 50 millions d'hectares[i]. Au Mali, plus de 800 000 hectares de terres arables auraient été vendues ou louées. Après la crise au nord Mali et vu l’imminence des prochaines élections, pensez-vous pouvoir changer la donne et obtenir d'un nouveau gouvernement des solutions au problème foncier au profit de la paysannerie?

I.C. : Tout à fait. Nous réfléchissons en ce moment à un contrat que nous allons proposer à tous les candidats à l’élection présidentielle. En effet, nous pensons que la seule chose qui peut expliquer l’accaparement des terres c’est la mauvaise gouvernance et la corruption. Autrement, il n’y a aucune justification en termes de progrès, cela n’apporte rien à l’agriculture, à la situation alimentaire ou au développement rural. Certaines personnes ont décidé de prendre le peu que d’autres ont. Moi, personnellement, je qualifie ce phénomène de banditisme d’Etat car ces actes sont réalisés au nom des gouvernements. Cela n’a rien à voir avec le développement car le fait de prendre à une famille paysanne le seul bien qu’elle possède, la terre, c’est la condamner à une mort certaine.

Mais le poids qu’ont pris les politiques libérales dans nos pays fait qu’il y a une banalisation de ce phénomène. La banque mondiale a joué un rôle important puisque, depuis 30 ans, elle ne cesse de dire que les petits paysans sont un problème pour l’Afrique, qu’il faut développer l’agro-business, remplacer les petites fermes par les grandes fermes et qu’il faut mécaniser l’agriculture afin que les paysans puissent faire face aux grands investisseurs; ce qui est impossible en réalité. Ces discours ont finalement donné une certaine acceptabilité au phénomène d’accaparement des terres. Je pense que ce qui serait plus souhaitable serait d’investir en amont et en aval de la production. Si, par exemple, des investisseurs installaient des réseaux d’irrigation et demandaient en retour aux paysans de payer une redevance, je le comprendrais tout à fait. Ou s’ils venaient pour acheter la production et organiser la transformation avec les paysans pour faire du profit, je le comprendrais aussi. Par contre, je ne comprends pas qu’on puisse retirer aux paysans leur terre, il n’y a aucune justification possible.

  • La campagne agricole 2012-2013 a cependant été très bonne au Mali et a battu tous les records. Cela peut-il avoir un lien avec les terres accaparées?

I.C. : Cela n’a absolument rien à voir avec l’accaparement des terres qui ne produisent rien à l’heure actuelle au Mali. Un seul projet lié à ces terres a été entamé et il ne produit absolument rien du tout pour le moment. Les paysans savent produire. Leur problème ne se situe pas du tout au niveau de la production. Le vrai problème c’est l’eau. Nous avons, avec le changement climatique, des saisons qui sont devenues très capricieuses. Il y a souvent des sécheresses, soit au cœur de la saison des pluies, soit en début ou en fin de saison agricole, et tout cela joue contre la production. Lorsque vous avez une sécheresse en début de saison vous ne pouvez pas semer à temps. Lorsque vous avez une sécheresse en milieu de saison, le stress hydrique joue contre les rendements, et c’est la même chose lorsque la sécheresse arrive en fin de saison. L’année dernière il n’y a pas eu de sécheresse. Il a plu tout au long de la saison sur la quasi-totalité du territoire malien. C’est ce qui explique la bonne campagne agricole.

Ce que nous demandons au gouvernement depuis longtemps c’est d’investir dans la maîtrise de l’eau au profit des familles paysannes. S’il y avait de l’eau, même avec une politique soutenue par un fonds pour que les paysans puissent investir dans des micro-barrages au niveau des rivières, dans les ruisseaux ou les rigoles – parce qu’il y a beaucoup de cours d’eau à travers le pays – les gens pourraient faire de l’agriculture d’appoint et irriguer leurs cultures maraichères lorsque la saison est mauvaise. En fait, il y a toujours un moyen de fournir suffisamment de nourriture mais ce type de politique ne figure pas dans les priorités de nos gouvernants. Leur seul souci est de nous dire que les paysans sont archaïques, que nous ne produisons rien et qu’il faut laisser l’agriculture à ceux qui ont de l’argent.

Par conséquent, l’agriculture telle qu’elle est aujourd’hui est une activité peu rentable comparée aux autres secteurs et n’attire pas les investissements. Les paysans continuent de cultiver parce qu’ils n’ont pas d’autre choix. C’est tout ce qu’ils ont et ils cultivent d’abord pour manger, et s’ils ont un surplus ils peuvent vendre. En revanche, avec l’explosion démographique, les gens commencent à comprendre que la terre a une grande valeur. Les investisseurs commencent à s’y intéresser car l’alimentation devient un enjeu majeur de commerce et de développement et c’est pour cela qu’il y a un accaparement des terres.

  • Le scandale d'Herakles Farms au Cameroun, a révélé le risque de voir également des organisations à priori philanthropes s'accaparer des terres. Pensez-vous que ce risque est réel ou s'agit-il d'un cas isolé?

I.C.: Au Mali, je pense que les choses sont plus transparentes. Les achats et locations de terres se sont accélérés au cours des deux dernières années de l’ancien gouvernement et les acheteurs n’avaient pas besoin de se cacher. Ils venaient et disaient qu’ils voulaient des terres agricoles. L’Etat a créé le « Conseil Présidentiel pour l’Investissement » qui était directement rattaché au Président de la République. Il suffisait d’aller voir ce Conseil avec de l’argent et automatiquement le président de l’Office du Niger était contacté pour que des parcelles de terre soient cédées. Parfois, même le ministère de l’agriculture n’était pas au courant. Il ne s’agit pas d’environnementalistes ou d’ONG, ce sont des investisseurs privés qui sont venus à visage découvert. Ceux-ci sont souvent étrangers (multinationales, fonds d’investissement…), mais on compte aussi des nationaux. L’origine des fonds est très opaque et nous avons des raisons de penser que l’argent du trafic de drogue pourrait servir à financer aussi ce type de projet.

  • Vous êtes partisan d'une agriculture basée sur les techniques agro-écologiques alors même que l'administration Obama mène une "diplomatie des OGM". Vous affirmez également subir des pressions de la part des multinationales pour l'utilisation de semences hybrides F1 et OGM. Quelles formes prennent ces pressions? Pourquoi ce combat contre ce type de semences?

I.C.: Pour les OGM, il s’agit surtout de programmes de recherche agronomique et de nombreuses propositions ont été faites par l’USaid pour que les chercheurs maliens expérimentent les OGM. Lorsqu’ils ont commencé, nous sommes entrés dans un conflit avec eux qui a duré quatre (04) ans. Puis ils ont compris que ça ne fonctionnerait pas de cette façon. Du coup une loi (« Loi sur la Sécurité en Biotechnologie ") a été préparée pour que l’expérimentation des OGM puisse débuter au Mali. Nous nous sommes battus contre cette loi mais elle a été votée avec le soutien de l’USaid et ils ne se sont pas cachés de cela malgré la marche que nous avons organisé contre ces derniers. Bien que la loi ait été votée, le Mali est probablement l’un des pays où la prise de conscience sur les conséquences néfastes des OGM est la plus développée, car nous avons fait une campagne de formation extraordinaire afin d’éduquer les paysans sur la question des OGM. Aussi, dans tous les villages maliens, les paysans savent de quoi il s’agit et ils n’en veulent pas.

La question des hybrides est différente. Ils sont distribués via des programmes comme l’AGRA (Alliance pour la révolution verte en Afrique) qui est financée par la fondation Bill Gates. Leur stratégie est de travailler avec des ONG et ils vont dans les villages distribuer des semences, engrais et pesticides aux paysans. Les paysans qui ont des difficultés les prennent naturellement. Mais ces distributions gratuites ne durent qu’un an ou deux. Une fois que les paysans y sont dépendants, ils doivent chaque année acheter des semences à un prix très élevé, ainsi que les pesticides et les engrais chimiques. A partir de ce moment, ils sont confrontés à de gros problèmes car ils n’ont plus les moyens de commencer la campagne agricole.

Les efforts sont détruits à la base, c’est pour cette raison que je dis qu’il y a des pressions. De notre côté, nous essayons de former les paysans à être autonome, à la pratique de systèmes agro-écologiques, à fertiliser leurs sols par leurs propres moyens, à produire leurs propres semences qui ont besoin d’eau et la fumure organique permet de maintenir l’humidité des sols. De cette façon, en cas de sécheresse, ce sont les systèmes agro-écologiques qui résistent le mieux. Nous avons vu des paysans qui utilisaient les semences hybrides tout perdre suite à quelques jours de sécheresse. Nos formations ont lieu dans notre centre où nous enseignons l’agro-écologie et la protection des cultures contre les nuisibles.

  • Quelle est, selon vous, la meilleure façon de développer l'entrepreneuriat agricole en Afrique?

I.C.: Je ne peux pas envisager l’entrepreneuriat agricole en dehors de la famille paysanne. C’est pour cela qu’on ne se comprend pas toujours avec les organisations. Lorsque l’on parle d’entrepreneurs agricoles on pense qu’il faut remplacer les paysans traditionnels par un nouveau type d’agriculteurs. Or, ceci est une grosse erreur. Ce sont les familles de paysans qui produisent tout ce que nous mangeons, qui produisent notre coton, etc. Je suis en milieu rural, je connais très bien les paysans et je sais qu’un paysan qui n’est jamais allé à l’école maîtrise mieux l’agriculture qu’un ingénieur agronome car il a fait face à des problèmes et les a résolu alors que l’ingénieur connait surtout la théorie. Ce sont donc ces familles paysannes qu’il faut soutenir. Mais depuis les programmes d’ajustements structurels, elles sont abandonnées à elles-mêmes.

Les gouvernements doivent faire en sorte que ces familles puissent accéder au crédit, à la formation, à l’amélioration de leurs moyens de production et à la conservation des produits après la récolte. Si nous parvenons de cette façon à consolider la famille paysanne, nous consoliderons par là même notre économie puisque si les producteurs peuvent produire mieux et vendre mieux ils investiront dans la santé, dans l’éducation de leurs enfants, dans la formation et ils consommeront mieux. Ainsi, ce sont tous les secteurs qui en profiteront. Mais aujourd’hui les paysans sont exclus de tout cela, et c’est justement la raison pour laquelle nous sommes pauvres: Si jusqu’à 75% de la population vit dans la pauvreté, jamais ce pays ne sortira de la pauvreté; c’est la triste situation dans laquelle nous vivons.

Interview réalisée par Awa Sacko

www.afriquegrenierdumonde.com 

Retrouver les articles de terrangaweb sur la question des terres agricoles :


[i] Selon le rapport 2012 de Land Matrix, environ 80 millions d’hectares de terres agricoles ont été vendues dans le monde dont 62% en Afrique  cf également l’analyse de Georges Vivien intitulé « Les arguments contre la cession des terres en Afrique aux grands groupes internationaux »

 

Quel est le coût économique d’Un coup d’Etat ?

Le 22 mars dernier, l’Afrique s’est réveillée sur un nouveau coup d’Etat. Il ne s’agit plus cette fois-ci de la Guinée, ni du Niger, mais plutôt du Mali ; un pays admiré pour sa démocratie avec la perspective d’un Président qui s’apprêtait à quitter le pouvoir dans moins d’un mois. Les raisons évoquées par la junte semblent ne convaincre personne à l’exception d’une partie de la population Malienne ; ce qui suscite davantage de questionnements quant à l’opportunité et la justification de ce coup d’Etat particulièrement lorsqu’on ne dispose pas de toute l’information sur les événements en cours au Mali.

A cet effet, beaucoup de débats ont été menés jusqu’à présent sans qu’un consensus clair ne se dégage sur l’appréciation de ce coup d’Etat. Qu’il s’agisse des genèses de la rébellion touareg, ou de  l’insuffisance des réactions du gouvernement, ou même des discussions informelles à l’issue du coup d’Etat, la question qui demeure est de savoir ce qu’il apporte comme bénéfice à la population Malienne. Loin d’apporter davantage de confusion au débat en suggérant ce qui aurait été meilleur, il serait plus utile d’évaluer de manière générale le coût d’un coup d’Etat ; non pas pour les organisateurs, mais pour la nation entière en termes de développement économique. Sachant que le but avoué des organisateurs est souvent l’amélioration substantielle du bien-être des populations, il en résulte qu’une évaluation du gain net est à même de justifier de manière objective l’opportunité d’un coup d’Etat.
A priori, il serait quasiment impossible d’évaluer avec exactitude et exhaustivité le coût d’un coup d’Etat à cause des multiples dimensions qui le composent. En effet, un coup d’Etat peut affecter plusieurs dimensions de la vie d’une nation ; notamment la politique, l’économie, la culture et de façon générale le développement humain. Puisque les chocs économiques qui résultent d’un coup d’Etat sont susceptibles d’affecter l’ensemble de ces dimensions, il est possible d’avoir une meilleure approximation du coût sur la base de l’ampleur, de la structure et de l’évolution de ces chocs. Par ailleurs, pour éviter la prise en compte de chocs circulaires  qui ont eux-mêmes induit l’avènement du coup d’Etat, cette évaluation se restreint aux seuls coups d’Etat qui n’ont pas une origine économique ; bien qu’il soit toujours possible d’établir un lien entre la situation économique et les autres raisons ayant conduit au coup d’Etat. Comme le montre le graphique suivant, les exemples portent sur le Mali, la Mauritanie et le Niger durant les 20 dernières années.
 
 

Source : Données Banque Mondiale. Calculs de l’auteur. Les carrés rouges indiquent l’avènement d’un coup d’Etat post-1990.

Deux constats ressortent du graphique ci-dessus. D’une part, les pays ayant eu des coups d’Etat sont plus pauvres que la moyenne d’Afrique Sub-saharienne (ASS). Cela peut être dû à une faiblesse des institutions, à la fréquence des coups d’Etat antérieurs aux années 90 ou à des conditions initiales liée à l’histoire ou à la position géographique de ces pays. Toutefois, il existe peu de différence entre la qualité des institutions des pays d’Afrique sub-saharienne à l’exception des pays anglophones où elle est meilleure. Par ailleurs, les conditions initiales, qu’elles relèvent de l’économie ou du développement social, étaient similaires. L’ensemble de ces pays étaient des colonies avec une majorité ayant obtenu son indépendance durant la même période. On pourrait donc envisager la fréquence des coups d’Etats comme une possible explication au faible niveau du PIB par habitant.

D’autre part, les pays ayant connu un coup d’Etat n’enregistrent pas une chute de leur PIB par habitant mais décrochent par rapport au reste à l’ASS. En effet, comme le montre le graphique ci-dessus, l’ASS enregistre globalement une croissance de son PIB par habitant depuis 1990. Cependant, le Mali qui a connu un coup d’Etat en 1991 n’a pas suivi cette tendance avant 1996. En l’absence de coup d’Etat depuis cette année, le Mali a suivi la même tendance croissante que l’Afrique sub-saharienne. Ce qui implique qu’en absence de coup d’Etat, le PIB par habitant d’un pays comme le Mali évoluerait de la même manière que celui de l’ASS. Cette même conclusion est applicable à la Mauritanie  où le PIB par habitant a également suivi la même tendance que celui de l’ASS avant l’avènement du premier coup d’Etat de la période en 2005. A partir de cette année, on ne note pas une régression mais plutôt un décrochage par rapport à la croissance enregistrée par l’ASS. Quant au Niger, qui a enregistré cinq coups d’Etats depuis son accession à l’indépendance dont trois après 1990, son PIB par habitant est resté constant contrairement à celui de l’ASS.

De façon quantitative , l’occurrence d’un coup d’Etat conduit en moyenne à un décrochage du PIB par habitant de 1 à 18% par rapport à celui de l’ASS. Plus précisément, les coups d’Etat répétitifs au Niger ont contribué à faire décrocher son PIB par habitant de 15%, alors que celui de la Mauritanie en 2008 a engendré un décrochage de 43% par rapport au PIB par habitant de l’ASS. On note par contre que pour les trois pays objet de cette analyse, l’occurrence des coups d’Etat n’a pas eu d’impact sur l’inflation, ni sur les investissements directs étrangers (IDE). Ces résultats expliquent bien la stagnation du PIB par tête. Toutefois, le résultat obtenu sur les IDE, dont dépendent fortement l’ensemble des pays d’ASS, reste à nuancer. En effet, dans les conditions économiques de ces pays, les IDE devraient connaitre une tendance croissante. Dès lors, leur stagnation peut être le résultat d’un retrait des nouveaux investisseurs à cause du risque élevé.

En définitive, il ressort que les coups d’Etat constituent un frein au développement économique. Ils n’ont pas un impact significatif sur le bien-être des populations dans le court-terme, ce qui pourrait expliquer le soutien d’une certaine partie de la population aux mutineries. En réalité, le coût d’un coup d’Etat se retrouve dans le long terme à travers une stagnation du niveau de vie et une paupérisation relativement aux autres pays. Il faut donc qu’à l’avènement d’un coup d’Etat, la résistance citoyenne devienne le plus sacré des droits et le plus impératif des devoirs. Plusieurs autres alternatives existent dans une démocratie pour régler les contentieux, le Sénégal en est un bel exemple.

Georges Vivien Houngbonon

Article initialement publié le 3 avril 2012

Crédit photo : Source: Belga

L’Adieu aux (hommes en) armes

Dans l'introduction du 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852), Karl Marx écrit : "Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d'ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce"

(Cette phrase est ressortie depuis, pour un oui, pour un non, qu'il s'agisse des "deux François, socialistes Français" ou des deux "Bush"; même si dans dans ce dernier cas, les termes ont probablement été inversés)

On pourrait aisément appliquer le même adage à l'Afrique contemporaine. Dans la catégorie prisonnier politique, leader de la lutte contre le suprématisme racial en Afrique australe devenu président de la République, Nelson Mandela et Robert Mugabe sautent directement à l'esprit. Dans le sous-genre leader pan-arabe et pan-africain, les images de Nasser et Khadafi s'imposent douloureusement en tête.

rawlingsandthomassankaraMais s'il y a une tradition solidement ancrée dans l'histoire du continent qui aujourd'hui s'affaisse rapidement dans la farce, c'est celle du capitaine-président. Malgré leurs défauts, les capitaines Thomas Sankara et Jerry Rawlings ont laissé dans l'imaginaire africain – ou à tout le moins, ouest-africain – de belles caricatures de jeunes hommes en colère, révoltés et superbement idéalistes, debout contre les rentes et l'exploitation des pauvres. Sankara a été sauvé par la mort. Rawlings bénéficie cahin-caha de cette image de réformateur, mais s'évertue avec une incroyable persévérance à affiner son image de vieux grognon. C'est la tragédie.

 

sanogoPour la farce, l'histoire nous a offert d'autres capitaines : Moussa Dadis Camara en Guinée et Amadou Haya Sanogo au Mali. A la tête du Conseil national pour la démocratie et le développement qui prit le pouvoir à la mort de Lansana Conté en décembre 2008, Dadis Camara se fit remarquer par sa volonté initiale de lutter contre le trafic de drogue, par l'intempérance de ces décisions et ses discours-fleuves, à la Chavez, mais surtout par le massacre de septembre 2009 où sous (ou malgré?) ses ordres, les forces armées guinéennes exécutent plus de 150 manifestants et organisent le viol d'un centaine de femmes.

On connaît la suite, Dadis Camara essaiera d'arrêter son aide-de-camp Aboubacar Diakité, accusé d'avoir supervisé ces crimes. Diakité tirera sur Camara. Camara sera expédié d'urgence au Maroc, d'où il rejoindra le Burkina, sous la protection d'un autre capitaine, Blaise Compaoré. Puis Moussa Dadis Camara rencontrera le Dieu des Chrétiens. Et Moïse Dadis Camara devint exilé au pays des hommes intègres.

L'épopée de Sanogo est, pour elle, probablement terminée. Une partie des journalistes maliens continue de lui servir du "mon capitaine", avec une servilité jamais vue depuis Michel Droit. Et si Sanogo continue de bénéficier d'un véritable pouvoir de nuisance au Mali, son aventure est terminée. Il restera quelque part, comme une note de bas de page dans la grande histoire de l'insurrection islamiste au Sahel.

Mais l'analyse de Marx allait au delà du contraste tragédie/farce. Il écrivit également que "la tradition de toutes les générations mortes pès[ait] d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants."

Je crois que cette conception de la tradition, de son poids dans l'histoire se-faisant est l'aspect le plus important. Il y a quelque chose d'inéluctable dans l'établissement d'une forme de tradition démocratique en Afrique subsaharienne. Je me rend peut-être otage du hasard en écrivant ceci, mais j'y crois fermement : le temps des capitaines-présidents est révolu.

Plus jamais. Plus jamais l'Afrique subsaharienne ne connaîtra ce type d'épopée. L'anachronisme de ce recours est évident. Sanogo et Camara n'ont bénéficié de "l'engouement des foules" que suite à une crise exceptionnelle : la mort de Condé, leader éternel et éternellement agonisant de la Guinée, et la foudroyante percée du MNLA dans le Nord-Mali. Et même dans ces circonstances originales, le retour à une sorte de légalité constitutionnelle se fit en moins de deux ans.

Quelque chose dans l'air du temps, certainement. Le poids de l'histoire et le souvenir des expériences catastrophiques du passé, probablement. L'aspiration profonde des "peuples" et des hommes à la liberté, aussi. Ce que Saul Bellow dans les "aventures d'Augie March" appelle "l'éligibilité universelle à être noble".

Mais bien plus que cela : le rôle joué par cette maudite "communauté internationale".

C'est son assentiment et sa réprobation, sa puissance militaire, économique et financière, le pouvoir qu'elle possède aujourd'hui d'ostraciser et détruire les régimes récalcitrants, ses cours criminelles et ses droits fondamentaux. C'est toute cette architecture internationale, le rêve de Wilson en voie de réalisation, qui a finalement gagné. C'est la hantise de la Haye qui a vaincu Dadis, c'est la grogne de la CEDEAO et le risque d'une banqueroute financière qui ont éloigné Sanogo du pouvoir.

L'Afrique a dit adieu aux hommes en armes. Sankara est mort. Le Franc CFA l'a probablement tué.

Sécurité au Sahel : comprendre le « puzzle algérien »

Bouteflika & HollandeA bien des égards, l’Algérie dispose de tous les atouts nécessaires à en faire l’acteur clé de la sécurité en Afrique du Nord et dans le Sahel, notamment dans le cadre de la crise malienne.
 
D’abord par la simple force des chiffres. Avec 8,61 milliards de dollars (2011), le budget du ministère de la défense algérien est le plus élevé d’Afrique, supérieur même à ceux du Maroc et de l’Egypte combinés (3,34 et 4,2 respectivement sur la même période). Les forces armées algériennes disposent également d’une remarquable capacité de projection et de combat : une division d’intervention rapide composée de 4 régiments de parachutistes et d’un régiment des forces spéciales ; 125 avions et 33 hélicoptères de combat, plus d’un millier de chars de combat principaux et un nombre similaire de véhicules de combats d’infanterie.

Ensuite par l’expérience. Alger a dû lutter, presque seule contre la violence du Groupe Islamique Armé, durant la guerre civile de 1991-2000. Durant ce conflit qui fit plus de 100.000 victimes, l’Algérie acquis – douloureusement – une expertise de première-main dans la lutte contre le terrorisme et un statut de presque-paria de la communauté internationale dû aux pratiques de ses services de Sécurité. Le 11 Septembre 2001 a servi à légitimer la « mano dura » des "éradicateurs". Le très redouté Département du Renseignement et de la Sécurité, fort de 16.000 hommes, a été au cœur de l’appareil sécuritaire en Algérie, depuis sa formation en 1962. Et si ses méthodes restent controversées, le DRS est selon, les mots de John Schindler, ancien analyste en chef de la division contre-espionnage de la National Security Agency, « peut-être le service de renseignement le plus efficace au monde, lorsqu’il s’agit de lutter contre Al Qaida
 
Par l’influence aussi. En partie nostalgique, parce que cahin-caha, l’Algérie a conservé un peu de l’aura acquise au temps des "non-alignés". Mais surtout parce que l’Algérie dispose de contacts poussés et constants avec les principaux acteurs de la région. L’Algérie a ainsi été l’intermédiaire et l’hôte de tous les accords négociés entre le Mali et les divers mouvements Touaregs. C’est sur pression d’Alger que le MNLA a – de mauvaise grâce – accepté de libérer des soldats maliens au début de l’insurrection. Et plus que tout, Iyad ag Ghali, leader d’Ansar Dine, a été les des interlocuteurs principaux du gouvernement algérien durant les négociations sur la question Touareg – il est considéré par certains comme un agent du DRS, coutumier de l’infiltration de groupes radicaux.
 
Par le jeu d’alliances, enfin. Le Comité d’état-major opérationnel conjoint (CEMOC) créé en avril 2010 sous l’instigation d’Alger et basé à Tamanrasset, regroupe l’Algérie, le Mali, le Niger et la Mauritanie. Il est censé coordonner les efforts de ces pays dans la lutte contre le terrorisme dans le Sahel. L’Algérie fait également partie du Transaharan Counter-Terrorism partnership, programme inter-agences américain regroupant le Tchad, le Mali, la Mauritanie, le Niger, le Maroc, la Tunisie, le Nigéria et le Sénégal. Succédant en 2005 à l’initiative Pan-Sahel du gouvernement américain, ce programme vise à renforcer les capacités des armées africaines dans la lutte contre Al Qaida et à renforcer la communication et l’interopérabilité entre elles. Il convient également de noter que Ramtane Lamamra, chef de Conseil de Paix et de Sécurité de l’Union Africaine et Saïd Djinnit, responsable du Bureau de l’ONU en Afrique de l’Ouest sont algériens. Autant de preuves du désir d’Alger de jouer un rôle décisif et reconnu dans la région.
 
Autant de raisons qui rendent incompréhensible l’attitude des autorités algériennes depuis le début de la crise malienne, qu’il s’agisse du retrait de ses conseillers militaires au plus fort de la bataille de Tessalit en mars 2012 ou de la reluctance initiale à ouvrir l’espace aérien algérien aux avions français dans les premiers temps de l’opération Serval. La frustration devant la réticence de l’Algérie redonne du grain à moudre à ceux qui, depuis belle lurette, condamnent la « paranoïa » de l’establishment militaire du pays.
 
La réalité est plus complexe et fait apparaître bien des signes de fragilité dans l’édifice politico-militaire algérien.

Au commencement était la rancœur. L’Algérie n’a pas pardonné à l’administration d’Amadou Toumani Touré, les liens qu’elle a entretenus entre 2002 avec AQMI (et son ancêtre le GSPC) entre 2002 et la chute du général-président. En voulant coûte-que-coûte acheter la paix dans le Nord, ATT aurait laissé se développer un système corrompu dans le nord qui bénéficia financièrement et politiquement à Al Qaida au Maghreb Islamique, renforça les griefs des Touaregs, radicalisa le MNLA et sabota l’influence de l’Algérie dans la région. ATT aurait ainsi semé le vent et récolté sa tempête.
 
L’Algérie se méfierait également du rôle de la France et du Maroc dans la question malienne. A la première, en sus des griefs historiques, il est reproché son attitude "cavalière" à la chute de Kadhafi, qui permit la sortie d’importantes quantités d’armes et munitions – utilisées par la suite contre le gouvernement malien. L’empressement à intervenir au Mali fut considéré comme une autre de ces décisions hâtives aux conséquences mal-anticipées. La CEDEAO pour sa part, ne serait qu’un autre « jouet » de Paris, utilisé pour contrecarrer l’influence d’Alger. Les vieux démons des "évènements en Algérie" n'ont pas été gommés par le discours de Tlemcen. Le Maroc est quant à lui accusé de manipuler le MUJAO (Mouvement pour l'unicité et le jihad en Afrique de l'Ouest) et de l’utiliser en vue de déstabiliser le Front Polissario. L’enlèvement de responsables algériens, par ce mouvement, dès la saisie de la ville de Gao en avril 2012 l’exécution du vice-consul algérien Taher Touati en septembre suffirent à valider cette lecture.
 
La peur d’une "Afghanisation" du Nord Mali a elle aussi joué son rôle dans le refus d’Alger de participer à une intervention militaire. L’exemple de la Somalie où l’intervention de l’Ethiopie, en 2006, censée mettre un terme au contrôle exercé par l’Union des Tribunaux Islamiques déboucha sur la radicalisation et le renforcement d’Al-Shabbaab, hante les autorités algériennes. Ce scénario catastrophe est aussi l’une des raisons des hésitations américaines et françaises. Sans la marche vers Mopti d’Ansar Dine, début janvier 2013, la France aurait probablement maintenu son attentisme. La reluctance initiale du Ghana, du Sénégal, de la Mauritanie et du Nigéria à mettre ses soldats à la disposition de la mission d’intervention de la CEDEAO au Mali, n’a pu que renforcer Alger dans un choix, vers lequel sa tradition de "non-intervention" l'orientait de toute façon.

Il se trouve enfin que les autorités algériennes craignent toujours les retombées du « Printemps Arabe ». Les risques de voir un gouvernement islamiste s’emparer du pouvoir en Algérie sont minces. Le souvenir de la guerre civile reste suffisamment fort, aujourd’hui encore, pour ôter toute majorité populaire à quelque mouvement islamiste, aussi « modéré » soit-il. Il reste évident, en revanche, que le scénario d’un intervention « occidentale » au Mali aboutissant à une union et un renforcement des mouvements islamistes de la région est un risque que le gouvernement algérien n’a pas voulu courir. En tout cas pas avec des camps accueillant 30.000 réfugiés du Mali susceptibles d’être infiltrés et radicalisés. Pas avec une gérontocratie militaire redoutant une révolution de caserne « à la portugaise ». Pas avec un Bouteflika vieillissant dont le  départ probable en 2014 augure une transition compliquée et risquée. Et surtout pas avec l’exemple de l’Egypte où le parti "islamiste modéré" défit en 5 mois la mainmise de l’armée sur le pays, là où les "islamistes modérés" turques mirent 30 ans…
 
Sous le « puzzle » algérien devant la crise malienne se cache un mélange de ressentiment, de bon sens paysan, de géopolitique extrêmement pointue et… une lutte pour le pouvoir.
 
Joël Té-Léssia

Tombouctou : D’un « choc de civilisations » à l’autre

6904210226_b06d24c44dC'est à la fois infiniment ennuyeux et extraordinairement irritant que de recenser les "indignations sélectives" des acteurs du débat public, en France ou en Afrique. Je m'y suis essayé avec plus ou moins d'enthousiasme, qu'il s'agisse de l'affaire Mahé ou du mythe de la hausse du coût de la vie en Afrique. Pour d'étranges raisons, en ces temps de crétinisme journalistique, l'Islam et les musulmans sont plus que jamais au centre de cette myopie. Tel déteste la malbouffe mais crèverait plutôt que de voir un hamburger Hallal. Tel autre est indigné par l'homophobie supposée des "musulmans" au point de rejoindre l'extrême droite xénophobe et réactionnaire. C'est assez pathétique.

L'article de Racine Demba, publié en juillet dernier, " Destruction du patrimoine malien : cet islam qui n’est pas le nôtre" essayait de montrer les différences profondes et radicales entre les conceptions de l'Islam, de l'Histoire et du lien au divin, propres à l'Afrique Occidentale et celles d'Ansar Dine et d'Aqmi. Que ces derniers aient eu besoin de martyriser les populations locales et de les mutiler pour les convaincre de se "rallier" à cette forme d'Islam est bien la preuve qu'ils ne bénéficiaient pas d'un soutien majoritaire au sein des populations locales. C'est autant une splendide légitimation de l'analyse de Demba qu'une preuve du caractère meurtrier de la couardise des forces armées maliennes.

Mais plus encore, la liesse populaire et les drapeaux français qui ont accueilli François Hollande durant sa visite à Tombouctou signalent précisément que la main de fer du radicalisme d'Ansar El Dine n'a pas (cor)-rompu les populations maliennes. Si la destruction des monuments funéraires a choqué, ce n'est rien à côté de la stupidité, de la lâcheté et du racisme qui a animé Ansar El Dine durant son règne dans le Grand-Nord Malien. Le compte-rendu de ces longs mois où le drapeau noir de l'islamisme radical a flotté sur Gao et Tombouctou  transpire le crétinisme :

où sont les bordels, hein? Où sont les bordels? Où fait-on des films pornographiques ici, hein? Où? Ah il paraît qu'on a attrapé des homosexuels! Il faut les pendre? Non, donnons-leur une seconde chance! Non! Non, c'est moi-même qui vais les égorger. On a attrapé des voleurs! Il faut leur couper la main – s'ils sont noirs. S'ils sont berbères, peulhs ou Arabes, on discute. Ah, ces femmes ne sont pas voilées? Où elles sont, il faut les "chicoter". Etc.

Et ça a continué comme ça pendant des mois et des mois. Dans un glauque travestissement des brigades internationales dans l'Espagne des années 30, le Mali a vu déversées sur ses populations des hordes de djihadistes du monde entier, Pakistanais, Français, Marocains, Mauritaniens, Algériens etc. venus tester leurs théories, là, en toute impunité. Et le résultat est misérable : lorsqu'on leur laisse le contrôle entier sur une zone vaste comme un tiers de l'Europe, les premières choses auxquelles ces islamistes pensent c'est de tabasser des femmes et chercher des films pornographiques? Ca plus des exécutions sommaires. Plus une bonne dose de discrimination raciale – il est intéressant de constater que toutes les religions finissent par pécher, à un moment ou un autre, sur ce point.

L'occupation du Nord Mali par les islamistes d'Ansar El Dine et AQMI a mis à plat un autre raccourci journalistique et un de ces fantasmes fin-de-siècles dont on désespérait de se débarrasser : le fameux "choc des civilisations". Pour quiconque croit vraiment en une opposition entre l'Occident et le "monde musulman", et qui plus est, pense que ces entités existent réellement, qu'il y a quelque chose comme un "monde musulman" unifié et uniforme, régi par les mêmes pratiques, les mêmes impératifs et la même historicité, la résistance passive des populations locales à l'imposition de la Sharia et la libération de Tombouctou cette semaine ont dû être une terrible gifle et un bon rappel à la réalité.

Edward Saïd avait été l'un des premiers à le remarquer : les mêmes qui, pompeusement précis, peuvent faire la différence entre l'histoire des (chrétiens) Portugais et (chrétiens) Espagnols, assument simplement qu'il n'y a rien de très différent entre un (musulman) Malien et un (musulman) Indonésien. Comme si la culture, la géographie, l'histoire et même le damné passé colonial, s'effaçaient simplement lorsqu'il s'agissait d'Islam.

Tombouctou a été la réponse – nécessairement temporaire – à cette insanité. Et au discours de Dakar. Si la greffe n'a pas pris c'est parce que l'hôte n'y était pas disposé, parce que la "page" n'était ni "à écrire", ni "blanche" – ou "vierge". C'est parce que le Mali a une histoire. La preuve? Les islamistes ont essayé de l'effacer. Et ils y sont presque arrivés. Les mêmes flammes qui embrasent le papier, ravivent la mémoire.

Mais peu importe. Les comptes seront fait une autre jour. Aujourd'hui c'est dimanche à Tombouctou, à Gao et à Kidal. C'est jour de célébration.


Joël Té-Léssia

Sanogo, No Go…

Avec un peu de chance, je finirai l'année 2012 en ayant eu raison sur le Mali. Je ne sais si on se souvient de la fièvre qui saisit "l'intelligentsia" en juillet dernier, lorsque tombes et monuments funéraires de Tombouctou furent détruits par les Islamistes d'Ansar El Dine, comme si les populations civiles, brutalisées des semaines durant par ces terroristes avaient moins d'importance que de vulgaires bâtisses en terre cuite. Je ne crois pas qu'on se rappelle correctement les manifestations à Bamako, appelant à la violence contre les Touaregs et l'envie de pogrom qui enflamma les populations de Bamako en février 2012. J'avais crû détecter là, le signe d'un malaise plus profond et plus lointain, dû au fait que le Mali était, depuis le départ, une "mauvaise idée" qui avait plus ou moins pas mal réussi, mais une mauvaise idée quand même.

J'avais été dégoûté par l'incroyable passivité, la permissivité de la classe politique malienne lorsque la clique du Capitaine Sanogo et ses sous-fifres du CNRDR s'empara du pouvoir en mars. J'avais soupçonné, dès les tous premiers jours de cette aventure, la volonté réelle de Sanogo de se battre. Installé à Kati avec ses troufions, il s'était fait bâtir une sorte de palace/bunker au milieu du camp, exigeant qu'on lui accorde le respect dû à un ancien chef d'Etat et gesticulant pour que d'autres y aillent à sa place une intervention étrangère: ce n'était certainement pas l'attitude d'un soldat attendant impatiemment l'occasion de retourner au combat. La décision même d'interrompre l'ordre constitutionnel dans un pays menacé de sécession était peut-être l'idée la plus sotte qu'on ait jamais eue depuis cent ans dans cette Afrique Occidentale, pourtant experte dans le domaine. Mon compagnon de barricade, Moustapha Mbengue avait eu lui, la hardiesse de recommander… la négociation devant les difficultés pratiques de l'intervention et les risques pour les populations civiles. Recommandations ayant reçu un accueil plutôt tiède.

J'ai toujours eu pour ma part, une position plutôt réservée par rapport à ces populations, ses forces armées et sa classe dirigeante. Les souffrances des premières sont réelles, le désarroi des secondes au plus fort de l'offensive du MNLA étaient compréhensible et palpable, la désunion de la classe politique prévisible. Ce qui, en revanche, est inacceptable c'est l'absence de conviction démocratique et la lâcheté. S'être rendu relicta non bene parmula à la clique de Sanogo est une débandade injustifiable. Que des soldats de la CEDEAO aient à sacrifier leurs vies pour aider ces soldats et défendre la "démocratie malienne" est un mal, pas nécessairement nécessaire. La récente démission forcée de Modibo Diarra, "premier ministre de consensus", lâché par une partie du gouvernement, dénoncé par une partie de l'appareil militaire, arrêté sur ordre du capitaine Sanogo, contraint à annoncer qu'il se retirait, presque sous la force des baïonnettes est une infamie — et le signe que le Mali n'est pas encore prêt à être aidé.

Avant que le moindre franc soit dépensé pour le Mali, bien avant que le moindre début de commencement d'intervention militaire soit décidé il faudrait absolument que Sanogo, les militaires le protégeant et les hommes politiques le soutenant soient écartés des discussions; qu'un gouvernement solidement démocratique et reconnaissant, sans faux-semblant, le besoin d'une intervention armée au Mali et la soutenant entièrement, soit en place. Et que la société civile malienne choisisse son camp.

Le Capitaine Sanogo n'est pas Thomas Sankara. Il n'est plus "capitaine", ni même soldat. Sanogo est un politicien. Et Sanogo doit partir.

 

 

**** Promis, j'arrête les titres en anglais.

La CEDEAO au Mali : mensonges et tremblements

Evoquant son métier de critique littéraire, le journaliste et écrivain français Patrick Besson eut cette formule à la fois géniale et scandaleuse : « quand je lis la presse littéraire, j'ai l'impression d'être le curé d'une église dans laquelle un tas d'idiots viendraient manger des chips. » A un degré forcément inférieur, je retrouve, ah… le même agacement, un étonnement de nature semblable : quand je lis des articles traitant de l’Afrique contemporaine, j’ai l’impression d’être le seul mec avec du popcorn dans un cinéma où une bande d'illuminés viendrait prier.
 
Prenez cette affaire malienne, par exemple. Un an qu’on présente cette crise comme une calamité qui se serait abattue sur une démocratie exemplaire, pacifique et désarmée. C’en est devenu presqu’un nouveau catéchisme. Tout est faux, évidemment, dans cette démonstration. Les populations maliennes, au plus dur de la crise, ont purement et simplement abandonné tout instinct démocratique et applaudi l’instauration d’une dictature militaire. L’armée malienne, sous-formée mais plus ou moins bien dotée n’a pas attendu la rébellion pour céder à la trahison et à l’argent. La classe politique malienne, quant à elle, s’avère incapable de soutenir le gouvernement de transition, tout comme elle s’était révélée incapable de soutenir le régime démocratiquement élu d’Amadou Toumani Touré. En cinquante ans, les institutions politiques maliennes ont échoué à apporter le quart d'un début de réponse cohérente aux très anciennes revendications des Touaregs.
 
Et encore, les troupes de la CEDEAO qui doivent intervenir pour (il est interdit de rire) "rétablir la démocratie", seront composées essentiellement de soldats n’ayant jamais obéi à un commandement civil. Si un consensus existe aujourd’hui sur la nécessité d’intervenir, personne n’a aucune idée du moment à partir duquel la mission sera considérée comme « accomplie. » Personne n’arrive à expliquer comment la Mauritanie et le Niger sont arrivés à assurer la sécurité de leur territoire quand les forces armées maliennes n’y songeaient même plus et imploraient les Américains d'installer le siège de l'Africom dans le sahel malien. Personne ne sait exactement à quoi joue Blaise Compaoré qui aura soutenu aussi bien Toumani Touré que les putschistes, autant que l’intervention de la CEDEAO. Personne ne fait confiance au parlement malien, encore moins au gouvernement. Personne ne reconnaît la moindre espèce d’autorité à Cheikh Modibo Diarra, premier ministre fantoche. Personne ne veut penser aux réactions des populations de la CEDEAO lorsque les premiers cercueils reviendront de Gao. Personne ne sait comment réagiront les populations maliennes quand les premières victimes collatérales rempliront les fosses communes. Personne ne sait qui dirige les nombreuses milices qui poussent comme champignon dans le centre du pays.

 De l'autre côté, tout le monde sait que la question Touareg devra être réglée – de préférence sans exterminer tous les Touaregs. Tout le monde sait qu’il faudra négocier, c'est-à-dire accorder une espèce d’autonomie territoriale au MNLA. Le plus probable est un scénario à la Kurde, avec une nouvelle constitution malienne qui reconnaisse la spécificité de l’Azawad et laisse aux Touaregs le contrôle de la sécurité, de l’éducation et de la culture sur plus ou moins un tiers du territoire – avec une administration locale aux couleurs locales et un certain pouvoir administratif. Tout le monde sait que l’armée malienne devra combattre aux côtés du MNLA. Et tout le monde sait que des agents secrets (mettons formateurs militaires pour faire plaisir au souverainistes) des pays de l’OTAN devront être sur le terrain. De la même façon, tout le monde sait qu’il faudra trouver une ambassade au capitaine Sanogo. Ah et tout le monde sait que c’est parti pour cinq ans, au moins – parce que des forces de maintien de l’ordre devront rester sur place.

Dans l’espèce d’impatience et l’excitation qui entourent le premier vote du conseil de sécurité de l’ONU exigeant de la CEDEAO, un plan détaillé d’intervention, on retrouve la même irrationalité qui avait suivi la profanation des monuments funéraires de Tombouctou. Des soldats ghanéens, ivoiriens, burkinabés et sénégalais seront expédiés dans un territoire inconnu et hostile, affronter des combattants qui n’ont aucunement agressé leur propre pays, au sein d’une population pas particulièrement amène ni attachée à la démocratie – dans le cas des Ivoiriens, ils devront coopérer avec l’armée malienne qui il y a dix ans formait ceux qui bientôt allaient mettre la Côte d’Ivoire à feu et à sang. J’insiste sur ce point depuis quelques semaines maintenant, parce que c’est essentiel : toute intervention militaire au Mali se fera moitié par altruisme, moitié parce que quand la barbe de ton voisin brûle… ; ce n’est nullement un renvoi d’ascenseur, quite the contrary.

Qu'on le reconnaisse simplement, il est hors de question que les forces de la CEDEAO interviennent dans le sahel malien pour restaurer l'instable et irresponsable statu-quo de 2011. Il faut bien évidemment bouter Ansar El Dine hors d'Afrique Occidentale. Mais ce n'est là que le début. Il faudra ensuite reconstruire la démocratie malienne. Et cela risque de prendre plus de temps, coûter plus cher, causer plus de pertes civiles et exiger un soutien sans faille des populations et des instances politiques maliennes. Soutien qu'il serait fou d'imaginer gagné d'avance.

Joël Té-Léssia

Tombouctou ou notre « pari de civilisation »*

Les actes barbares que les islamistes perpètrent au nord du Mali sont un crime contre une civilisation. Ainsi, l’indignation formulée dans Le Monde, ce vendredi, par les anciens présidents Abdou Diouf et Jacques Chirac est salutaire.

 

Agir est devenu une impérieuse nécessité car ces hommes cumulent deux dangers : la désagrégation d’un Etat et la destruction d’une histoire plusieurs fois séculaires. Les bandes terroristes qui se sont emparées du nord du Mali lancent un défi à toutes les nations civilisées ; défi qu’il faudrait impérativement relever si nous ne voulons pas laisser à la postérité le souvenir de n’avoir pas agi quand des individus se sont attaqués à l’une des choses les plus fondamentales : la mémoire.

 

Les terroristes qui se drapent du manteau de l’Islam pour commettre leurs funestes forfaits ne s’attaquent pas seulement au Mali, mais à la conscience de tous les hommes. Tombouctou n’appartient pas à un pays. Ses vestiges historiques ont dépassé les contours de notre continent, ils sont un bien commun à la communauté des nations. Chaque individu, quel qu’il soit, détient une parcelle de ce joyau. Les mausolées profanés ne doivent pas constituer un choc uniquement pour les musulmans mais une marque indélébile de chagrin pour chacun, au delà des convictions religieuses.

 

La résolution des Nations Unies condamnant la rébellion islamiste est une avancée significative. Mais l’ONU doit aller plus loin en autorisant, sous le seau du Chapitre VII, l’envoi de troupes ouest africaines combattantes sur place. Il convient seulement de dessiner déjà les contours d’un plan politique de sortie de crise qui devra prendre le relais d’un succès militaire certain.

 

A Tombouctou se joue un destin pour notre civilisation. Nous avons l’obligation de sauver ce passé glorieux, cette grande civilisation menacée par des individus tenants d’une idéologie aux bases haineuses et rétrogrades.  

 

Abdelwahab Meddeb, théoricien d’un Islam en phase avec la modernité, avec qui je ne suis certes pas toujours d’accord, évoqua un jour la nécessité de réconcilier l’Islam et le logos. Le savoir ne devrait point s’éloigner de la pratique cultuelle, cela nous évite le risque de l’intégrisme, du fanatisme et au delà du fascisme.

 

Quel sacrilège que de voir la ville des médersas, de l’université islamique fondée au 15ème siècle accueillir aujourd’hui des illuminés à la solde d’une ambition obscurantiste contraire aux valeurs universelles qui régissent le fonctionnement des sociétés modernes. Les 333 Saints de la ville doivent en ce moment se remuer dans leur tombes car Tombouctou, « la perle du désert », est aux mains de terroristes honteusement drapés d’un manteau religieux aux antipodes des valeurs de paix, de tolérance et de respect de la liberté de conscience.

 

La communauté internationale a constaté, impuissante, l’horreur de la destruction des Bouddhas de Bamiyan en 2001, elle ne doit pas cette fois laisser les mêmes, sur une autre aire géographique, récidiver. Il y va de notre responsabilité de protéger notre passé et d’éviter que les séquelles ne touchent d’autres pays de la région.

 

Dans un monde aux repères difficilement identifiables, la protection de notre civilisation vaut tous les sacrifices. Si nous ne faisons rien face à ce projet totalitaire, nous aurons privé aux générations futures le droit de jouir entièrement de leur civilisation.

Hamidou ANNE

 

* Le titre est emprunté à un ouvrage d’Abdelwahab Meddeb

Destruction du patrimoine malien : cet islam qui n’est pas le nôtre

Nous assistons depuis un moment, impuissants, à l’invasion du Nord Mali, Gao et Tombouctou notamment, par des individus assez particuliers sans être originaux qui sous le couvert d’un discours irrédentiste et/ou religieux ont décidé d’y assouvir leur soif de pouvoir. Des experts de tous ordres nous ont déjà éclairés sur le processus par lequel on en est arrivé à cette situation et sur la curieuse léthargie du pouvoir central malien et des observateurs, témoins de la trempe d’Ousmane Diarra, nous ont rappelé tout ce que représente pour l’Afrique et l’humanité cette cité unique qu’est Tombouctou (Voir http://terangaweb.com/terangaweb_new/2012/07/07/tombouctou-la-martyre/). Cependant il convient de poursuivre la réflexion concernant le discours religieux qui sous-tend toute cette affaire et qui nous parait relever plus de l’imposture, à la fois historique et spirituelle, pour dire le moins, que d’autre chose. Ce discours a fini d’engendrer un obscurantisme qui veut que le rayonnement d’une cité comme Tombouctou avec ses 333 saints, partie intégrante du patrimoine culturel du continent ne soit pas compatible avec la pratique et les croyances musulmanes, une aberration tant au vue de l’histoire de cette religion que de son essence.

L’Islam est arrivé dans cette partie de l’Afrique  au huitième siècle à travers les échanges commerciaux avec le sud de l’Afrique du Nord. Un islam sunnite, soufi basé sur la tolérance, la sagesse, l’intériorisation, le discours contemplatif, l’amour d’Allah et mettant à côté de la charia (loi islamique), la haqiqa qui est la recherche de la vérité. Une quête de vérité et de sens qui conduit à l’humilité, à l’introspection, à l’interprétation et au souci d’équité lorsqu’il s’agit d’appliquer la loi.

Il se base sur le fait que les enseignements traditionnels du prophète Mohamed (PSL) s’accompagnent d’un héritage spirituel caché auquel seuls ont accès des initiés et qui se transmettent à travers le temps, de génération en génération.

Parmi ces initiés, on peut citer des figures de la propagation et de l’implantation de cette religion en Afrique de l’Ouest tels que : El Haj Omar Tall, Ahmed Baaba, Cheikh Ahmadou Bamba, El Haj Malick Sy , des saints qui ont éduqué leurs disciples en leur inculquant des valeurs religieuses et humanistes, poursuivant cette mission en refusant l’autorité de l’administration coloniale et l’assimilation des populations autochtones.

Il contient aussi un héritage politique qui n’a rien de commun avec la pratique actuelle de nombre de gouvernements totalitaires ou d’irrédentistes illuminés qui s’affublent du nom d’Etats Islamiques pour endormir leurs peuples. Cet héritage est plutôt influencé par l’action du prophète Mohamed ( PSL) en tant que chef d’Etat et à sa suite l’action et les écrits de grandes figures, l’imam Ali par exemple, en matière de bonne gouvernance, de gestion responsable et de respect des droits des plus démunis tels ce document envoyé par le quatrième calife de l’Islam au gouverneur d’Egypte Malik al Achtar dont nous livrons la teneur ici :

« Sache, Mâlik, que je t'envoie comme gouverneur à un pays qui a connu dans le passé des gouvernements justes et injustes. Les gens vont t'observer comme tu observais les gouverneurs qui t'ont précédé. Ils parlent de toi comme tu parlais d'eux. Ce sont eux qui fournissent la preuve de tes actions. Que ton trésor préféré soit donc le trésor de bonnes actions. Contrôle tes désirs et abstiens-toi de ce contre quoi tu as été servi. C'est seulement par une telle abstinence que tu pourras distinguer le bien du mal.

Développe dans ton coeur le sentiment d'amour pour ton peuple, et fais-en la source de bonté et de bénédiction pour lui. Ne te comporte pas en barbare envers tes citoyens et ne t'approprie pas ce qui leur appartient. Rappelle-toi que les citoyens d'un Etat sont de deux catégories. Ils sont soit tes frères en religion, soit tes semblables en genre. Ils sont susceptibles de commettre des erreurs, et sujets aux maladies. (… )  Ne leur dis pas: "Je suis votre suzerain et votre dictateur. Vous devez donc vous plier à mes ordres", car cela corromprait ton coeur, affaiblirait ta foi en la religion et susciterait des désordres dans l'Etat. Si le pouvoir engendre en toi le moindre sentiment d'orgueil et d'arrogance, considère alors le pouvoir et la majesté du Royaume Divin qui gouverne l'univers et sur lequel tu n'as pas le moindre contrôle. Cela restituera à ta raison fantasque le sens de la mesure et te rendra calme et affable.»  lui écrivait il.

Au 12eme siècle des penseurs comme Averroès posaient la spéculation intellectuelle dans l’Islam qui devrait tenir aujourd’hui de l’évidence mais qui hélas, par la faute d’idées reçues faisant le lie fertile de dangereux malentendus, est victime d’un dogmatisme malvenu. Car  l’histoire des idées dans le monde musulman, brillamment restituée par Souleymane Bachir Diagne dans son  désormais incontournable ‘’Comment philosopher en Islam’’ a inclue la question du sens et du raisonnement dès l’apparition de cette religion. L’affrontement des écoles mutazilites et acharites avec l’émergence de la falsafa (philosophie d’inspiration grecque) en est une parfaite illustration . Celle entre Avicenne et Ghazali ou entre Averroès et le même Ghazali ou on vit le penseur andalou répondre aux écrits ghazalien  pointant l’incohérence des philosophes donc de la raison en islam, par d’autres écrits démontrant comme il l’appelait : ‘’l’incohérence de l’incohérence’’.

Cette pensée musulmane qui fit une rencontre féconde avec la Grèce inspira  Hegel, Descartes ou encore Spinoza au 17eme siècle. Elle dénote que le rapport entre le monde musulman et d’autres civilisations telles que l’Occident, purgé des malentendus sournoisement encrés et entretenus, tend plus vers une convergence d’idées sur les valeurs humanistes universelles, les grands mystères de l’existence, les grands questionnements de l’être que vers la confrontation. Une pensée perpétuée par Iqbal au début du 20eme siècle et plus prés de nous, dans l’espace, par Thierno Bocar, El Haj Malick Sy, Cheikh Ahmadou Bamba et tant d’autres.

En effet l’islam pratiqué dans la partie du monde où ont œuvré ces grands érudits (Afrique Occidentale) est attachée à l’esprit pour une meilleure compréhension des enseignements, il s’inscrit en droite ligne de tout ce qui a été évoqué plus haut. Il est plus ésotérique qu’exotérique.

Dans son ouvrage ‘’Soufisme et Charia’’ Malal Ndiaye explique comment un débat « exclusivement intellectuel » à ses débuts s’est mué en « confrontation et anathème ». Pour lui des individus comme ceux qui grossissent les rangs d’Ansardine aujourd’hui, rivés à leur islam « plombé et hermétique, les littérateurs sont plus portés à défendre leur foi qu’à la vivre ». Une défense jamais vraiment désintéressée serait on tenté d’ajouter, les luttes d’influence et les considérations politiques prenant souvent le pas sur l’aspect purement religieux.

Il conclut en affirmant que le soufisme enseigné par ces saints dont on profane aujourd’hui les mausolées,  ne promeut point, contrairement à la thèse défendue par les intégristes, une nouvelle Charia, sa substance étant résumée dans cet enseignement de l’imam Malik : « Quiconque pratique le soufisme sans loi (Charia) est hérétique, quiconque  suit la loi sans pratiquer le soufisme est dévié . Celui qui conjoint les deux, celui là seul réalise la vérité. » Allier l’esprit et la lettre donc pour ne pas en être réduit aux comportements des barbares du Nord Mali et être fidèle aux enseignements du Prophète perpétués par les saints et à leur legs.

Des sites qui renferment une partie de cet héritage comme l’université Sankhoré sont  aujourd’hui aux mains de ces obscurantistes dont nul ne sait où s’arrêtera la folie destructrice, le détournement de notre foi et le pillage de notre mémoire.

  Racine Demba

Tombouctou des vivants, Tombouctou des morts

 
Rien n’a suscité plus de réaction et d’indignation depuis le début de la crise politico-militaire au Mali que la destruction par les combattants d’Ansar Dine des monuments funéraires de Tombouctou. Ni l’atteinte à la souveraineté d’un état membre de l’ONU et de l’UA. Ni les soldats exécutés par le MNLA. Ni la disruption de l’ordre constitutionnel. Ni le coup d’état que la sécession a servi à légitimer. Ni l’éviction d’un des rares, pures démocrates que l’Afrique de l’Ouest ai jamais connu, Amadou Toumani Touré. Ni l’imposition du voile. Ni la fermeture des lieux de loisirs. Rien de tout cela n’a provoqué autant de réaction, dans les médias internationaux et au sein même de l’ONU que la destruction de quelques bâtisses en terre cuite.
 
Je me demande si on se rend compte de la portée d’une telle réaction, ou plutôt d’une telle surrection après la léthargie, l’apathie et même la tolérance témoignées jusqu’alors au MNLA et aux islamistes d’Ansar Dine durant le premier semestre de cette année. Il se murmure maintenant qu’il est temps d’intervenir militairement au Mali. L’Editorialiste du quotidien français « Le Monde » appelle à sauver Tomboucoutou, cette ville qui se trouve « sous l’assaut des barbares. » Irina Bokova, l’indignée en chef de l’ONU considère que ces attaques sont des crimes contre notre humanité – pas « contre l’humanité » nuance, la décence est sauve. La CEDEAO quant à elle, se prépare plus décidée que jamais à lutter contre les… « Terroristes »…
 
Imagine-t-on un instant l’invasion de l’Afghanistan par l’OTAN, en Octobre 2001, conduite en représailles à la destruction des Bouddhas de Bâmiyân ? De toutes évidences, non. Cet acte sauvage s’il rappelait la barbarie intrinsèque du régime des Mollahs, ne constituait pas une raison suffisante. Il fallut le 11 septembre, la destruction des tours jumelles et les 3000 morts. Au Mali, le raisonnement est inversé. Les massacres, violences et violations du droit commises jusqu’ici dans le Nord du Mali ne constituent pas une raison suffisante d’intervention. Les sacrifices n’ont pas suffi, Il fallut un sacrilège.
 
Même à supposer que le mélange de superstition, de religion crédulité, de falsification, de glorification posthume qui fait une grande part du « patrimoine culturel » de Tombouctou soit unique et indiscutable, pour ma part, j’évalue cette perte à une hauteur bien moindre que celles subies par les populations maliennes depuis janvier 2012. S'il faut envoyer des soldats au Mali, que ce soit par décision et pour des motifs politiques, et non pour sacrifier à l'humeur du temps, aux caprices des gens cultivés.
 
Les vivants, dans mon bréviaire personnel, ont plus d’importance que les morts, les institutions plus que les symboles, le présent matériel plutôt que le passé fut-il immatériel. J’entends bien qu’on veuille mourir par appât du gain, par amour, par fidélité et même « pour sa patrie ». Mais mourir pour un tombeau ?
 
 
Joël Té-Léssia