Journal d’un entrepreneur #volet2

Je m’appelle Emmanuel Leroueil. Je suis consultant en stratégie et travaille actuellement au Gabon, à partir duquel j’interviens dans plusieurs autres pays africains. J’ai participé à la création il y a quelque années de Terangaweb – l’Afrique des idées. Depuis un an et demi, date d’un déménagement et du début d’une nouvelle expérience professionnelle, je n’ai plus beaucoup contribué au site et à la vie de l’association, ce que je regrette. Certains camarades me l’ont reproché à juste titre. Ma réponse était que je n’arrivais pas à concilier le « faire » et le « dire » : il m’était plus facile d’écrire et de parler de l’Afrique quand je n’y étais pas ; maintenant que j’y suis revenu, je suis absorbé par toutes les activités dans lesquelles je m’implique et n’ai quasiment plus l’énergie pour participer au débat d’idées. Ce « journal d’un apprenti entrepreneur » est ma tentative de réconciliation du « faire » et du « dire ». Je le dédie à Réassi Ouabonzi, pour son exigence constante.

La Genèse de mon projet entrepreneurial

Mon projet d’agriculture maraîchère sous serre n’a en soi rien de très imaginatif ni innovant. Ce projet ne m’est toutefois pas venu tout seul : il a fallu une conjonction de rencontres et une maturation de mes convictions sur la manière de lancer un business, pour que je décide de me lancer dans le grand bain de l’entrepreneuriat. 

L’élément déclencheur aura été mes discussions avec René NGIRIYE, agriculteur que j’avais interviewé pour Terangaweb, et qui a suscité mon intérêt pour une agriculture maraîchère périurbaine à proximité des grandes agglomérations africaines. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : la population urbaine africaine devrait passer d’environ 300 millions de personnes aujourd’hui à 600 millions dès 2030[1]. Une proportion croissante de cette population devrait rejoindre la classe moyenne, avec les changements de consommation, notamment alimentaire, que cela implique. Toutefois, l’agriculture africaine ne s’est pas encore mise au diapason de ces évolutions ; l’agriculture vivrière, qui alimente les marchés de consommation locaux, n’a connu que de très faibles augmentations de ses rendements, ce qui ne permet pas de faire face à ces nouveaux besoins. De sorte que l’Afrique continue à importer massivement pour se nourrir. Pour le seul cas du Gabon, pays pourtant peu peuplé et bien doté en terres arables, les importations alimentaires se sont élevées à 250 milliards de F CFA en 2013.

Pourtant, les solutions techniques qui permettent d’augmenter la productivité des exploitations existent, et sont mêmes disponibles à des prix abordables. René NGIRIYE avait ainsi attiré mon attention sur un fournisseur de kits agricoles (serres + graines sélectionnées + engrais + pesticides + conseils agricoles), Balton, qui propose à des prix abordables des solutions de production à haut rendement dans plusieurs pays d’Afrique anglophone, notamment d’Afrique de l’Est.

Une autre rencontre aura été nécessaire pour me décider à me lancer. Une rencontre non pas avec une personne, mais avec une ville : Bukavu, capitale du Sud Kivu, en République Démocratique du Congo. Cette ville, juchée sur d’imposantes collines verdoyantes et bordant le paisible et magnifique lac Kivu, a connu une transition démographique accélérée particulièrement douloureuse. Bien qu’il n’existe pas de statistiques fiables reposant sur des enquêtes démographiques récentes, certains habitants de la contrée estiment que la population de la ville a doublé en à peine 3 ans, passant d’environ 750 000 habitants en 2010 à environ 1,5 millions aujourd’hui. Une série de conflits et la prolifération de milices armées terrorisant les populations rurales a conduit à un vaste mouvement migratoire vers Bukavu, capitale régionale. Le résultat ne s’est pas fait attendre : les collines et vallons de la ville ont été rapidement couverts de bidonvilles d’un dénuement extrême, où les habitations sont faites de planches pourries, humides, les toits de bâches plastifiées. Juché sur un taxi-moto qui me faisait faire le tour de la ville, je découvrais la transformation effarante de cet ancien lieu de villégiature des princes belges, qui dispose toujours sur les bords du lac Kivu d’un quartier surréaliste où la douceur du climat, la beauté du lac et la magnificence des villas pourrait vous faire croire que vous vous trouvez en Suisse, à Montreux sur les bords du Léman.

Un autre élément a particulièrement retenu mon attention pendant ce bref séjour à Bukavu : la très faible offre en produits alimentaires des marchés locaux, où l’on ne trouve quasiment que de la banane et des tubercules, et quasiment aucun légume, même les plus consommés comme les tomates, piments, oignons, etc. En questionnant les vendeuses, j’appris que la migration des populations rurales avait coupé la ville de son approvisionnement naturel en produits agricoles, les agriculteurs de la région étant devenus les habitants des bidonvilles de la ville. Désormais, les vendeuses traversent tous les matins la frontière avec le Rwanda, vont parfois jusqu’au Burundi, pour s’approvisionner en bananes et tubercules, qu’elles portent sur leur tête généralement. Les régions du Sud-Ouest du Rwanda et du Nord-Ouest du Burundi sont essentiellement des régions de production de cultures d’exportation, de thé et de café.  D’où la faible disponibilité de produits maraîchers pour le marché de Bikavu.

Cette expérience m’aura ouvert les yeux sur l’impact social déterminant de la production agricole sur la qualité de vie de communautés humaines importantes. Produire des tomates et des légumes à un prix compétitif à proximité de Bukavu pourrait non seulement apporter des revenus supplémentaires aux vendeuses locales, mais également améliorer le régime alimentaire de plus d’un million d’habitants. Et pour cela, pas besoin de faire de la charité, juste du business. A ce moment, déterminant, je me suis convaincu que j’avais un rôle à jouer à ce niveau.  

Faire de la production intensive de légumes grande consommation à destination des marchés urbains africains

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Mon ambition est d’approvisionner en légumes frais plusieurs grandes villes africaines, à destination de consommateurs haut de gamme (consommateurs fortunés, supermarchés), moyen de gamme (restaurants et hôtels) et bas de gamme (marchés populaires). Je souhaite à la fois produire moi-même, sur de petites surfaces (entre 2 à 5 hectares) de manière intensive (production sous serre, avec semences améliorées, usage raisonné d’engrais et pesticides naturels si possible), et agglomérer autour de moi d’autres producteurs intensifs de légumes, en prenant en charge le conditionnement, stockage, labellisation et distribution. La particularité que je souhaite donner à mon entreprise est une compréhension fine des besoins de consommation des populations de ces villes, une éducation de certains consommateurs (proposition de nouveaux légumes et produits naturels – brocolis, tain, melons, etc – aux restaurateurs par exemple),  un marketing sophistiqué de mes produits et une supply chain et capacité de distribution souple et efficace. Vaste programme !

Ayant des moyens financiers relativement limités, essentiellement constitués d’économies sur mon salaire, et n’ayant pas encore d’expertise technique dans le secteur, j’ai décidé de commencer petit. Mon choix s’est rapidement arrêté sur la ville de Kigali pour commencer mon activité. C’est tout d’abord le lieu où habite ma mère, retraitée, qui a un vaste jardin qu’elle peut mettre à ma disposition gratuitement. Kigali est également une ville dynamique, de plus d’un million d’habitants, avec une forte communauté de membres de la diaspora retournés au pays ainsi que d’expatriés, entraînant de nouvelles attentes de consommation alimentaire. C’est enfin la capitale d’un pays où le climat des affaires est réputé l’un des meilleurs d’Afrique et qui connait une dynamique économique remarquable.

J’ai donc mis à profit mes vacances d’août 2014 au Rwanda pour installer une première serre de 8 mètres sur 25, achetée à la représentation rwandaise de l’entreprise Balton, dans le package du Amiran Farmer Kit, qui prévoit un accompagnement conseil de 8 mois. Le tableau ci-dessous détaille les coûts entraînés par l’achat et l’installation de cette serre, exprimé en francs rwandais et convertis en francs CFA.  Cet investissement a été entièrement financé sur fonds propres personnels.

article_manu_1Au regard des trois premiers mois d’activité et au titre des frais de fonctionnement, les principaux postes de dépenses sont les suivants :  

tableau2Nb : le salaire du jardinier n’est que partiellement pris en charge par le projet de serre à tomates, et exprimé sur 11 mois

Mon choix de culture s’est porté sur la tomate, qui est une culture simple, rapide, et un produit de grande consommation. Une entrée simplifiée pour une première maîtrise de culture maraîchère intensive puis du cycle de distribution/vente. Il faut compter entre trois à quatre mois entre le moment où l’on installe la serre et plante la semence, et le moment où les premières tomates pourront être ramassées. Une serre de 200 m² comme celle que j’ai achetée peut produire 8,8 tonnes de tomates sur une saison continue de 8 mois, soit environ 1,1 tonne par mois. Ainsi sur une surface exploitable d’1 hectare, où l’on pourrait mettre pratiquement 50 serres de 200 m², il serait théoriquement possible de produire 50,5 tonnes de tomates/mois.

la serre

Le prix du kilos de tomates est de 350 Fr Rwandais (260 F CFA) sur les marchés populaires en bonne saison (saison sècghe) et proche de 500 Fr Rwandais (378 F CFA) en mauvaise saison. Sur le segment moyen de gamme, avec des tomates plus grosses et mieux présentées, que l’on peut vendre à des restaurants, le prix moyen de la tomate est de 700 Fr Rwandais (530 F CFA), et peut aller à 1000 Fr Rwandais (757 F CFA) sur le segment haut de gamme. La qualité de ma semence de tomates devrait me permettre de viser le segment moyen de gamme. Théorique, mon business plan sur une serre de 200 m² est donc le suivant pour ma première saison : 

Revenus : 8800 kilos * 700 Fr Rwandais = 6 160 000 Fr Rw (4 665 740 FCFA)

Investissement : 3 892 000 Fr Rw (2 948 352 FCFA)

Frais de fonctionnement : 773 100 Fr Rw (602 574 FCFA)

Bénéfice : 1 494 900 Fr Rw (1 165 162 FCFA)

Si tout se passe comme sur le papier, la première saison de production devrait permettre non seulement de rentabiliser l’investissement initial, mais de générer un retour sur investissement de 32%, bien plus que ne pourrait vous proposer n’importe quelle banque ou fonds de placement. L’histoire est tellement belle sur le papier qu’elle semble improbable et qu’il me fallait la tester, l’éprouver. Il y aura sans doute des imprévus, sans doute sera-t-il compliqué d’écouler les 8800 kilos de tomates au prix de 700 Fr Rwd.  Le prochain billet devrait décrire les premiers pas dans le circuit de commercialisation et préciser si cette histoire est un conte de fée ou l’amorce d’un business model avec un grand avenir.

Emmanuel Leroueil

 


[1] : VIMARD P. & FASSASSI R., 2013, Changements Démographiques et développement durable en Afrique, L’Harmattan, Paris