« Je n'ose imaginer ce que le monde aurait dit de lui si ce héros avait été blanc », Mark Doyle, journaliste de la BBC à propos de Mbaye Diagne.
Il y a beaucoup de héros autoproclamés au Sénégal. L’hagiographie, partisane et subjective par essence, exagère bien souvent les actes et les faits de nombreux valeureux hommes qui se sont distingués, au cours de leur vie, d’une manière ou d’une autre. Très peu ont eu le même humanisme, la même conscience, le même sens du devoir et la même empathie que le Capitaine Mbaye Diagne. Et très peu, au Sénégal, connaissent l’histoire de cet homme, mort à 36 ans.
Qui était cet homme? Un capitaine de l’armée sénégalaise, issu de la première promotion de l’École nationale des officiers d’active (ENOA), déployé comme observateur de la mise en œuvre des accords d’Arusha mettant fin à la guerre civile rwandaise opposant le gouvernement du président Juvénal Habyarimana et le Front patriotique rwandais de Paul Kagamé. L’UNAMIR avait pour mission de faciliter la mise en œuvre des accords d’Arusha, et particulièrement la formation d’un gouvernement de transition réunissant Hutus et Tutsis, mais l’attentat contre l’avion où se trouvaient les deux présidents hutus du Rwanda et du Burundi, Juvénal Habyarimana et Cyprien Ntaryamira avaient rendu ces accords désuets. Le génocide devait débuter après cet attentat.
La très forte polarisation ethnique avait entrainé le meurtre de la Première Ministre rwandaise, Agathe Uwilingiyimana, la nuit du 6 au 7 avril 1994. Cette Hutue modérée était considérée comme ennemie par des membres de son gouvernement, car elle était prête à partager le pouvoir avec le FPR. Juste après sa mort, un convoi des Nations unies qui récupérait des membres civils du personnel vont sauver ses enfants. Selon un des membres de l’UNAMIR Adama Daff, il y’aurait eu un débat sur les actions à entreprendre face à la situation de ces enfants. Finalement, le Capitaine Mbaye Diagne a décidé de les faire prendre place dans son véhicule non-blindé afin de les amener au QG de la mission, à l’hôtel des Mille Collines. Le Capitaine Mbaye Diagne a sauvé au moins 600 personnes civiles, hutu comme tutsi, en usant du même procédé. Une bonne blague pour décrisper l’atmosphère avec les milices Interahamwe. Une bière bien fraiche et des cigarettes à l’occasion pour franchir les barrages routiers.
Paradoxalement, alors que les Interahamwe commençaient le massacre des Tutsis et des Hutus modérés, les effectifs de la mission onusienne vont être réduits de manière drastique : de 2548 troupes en Octobre 1993, l’UNAMIR ne disposait plus que de 270 troupes, le 21 avril 1994. Mbaye Diagne était un de ces observateurs militaires qui étaient restés à Kigali après la résolution 912 du Conseil de sécurité qui a révisé le mandat de la mission, faisant de celle-ci un intermédiaire entre les parties, l’autorisant à mener des efforts humanitaires si possible et accueillir les civils qui chercheraient refuge auprès d’elle. La France et la Belgique procédaient au rapatriement de leurs citoyens avant de quitter le pays. En avril 1994, seuls ces 270 membres du personnel onusien constituaient l’unique force militaire présente à Kigali, capable de sauver Hutus modérés et Tutsis de la rage des génocidaires.
Les membres de l’UNAMIR ont fait preuve d’humanité et de sens du devoir en sauvant des milliers d’individus lors de ces cent jours d’enfer. Peu nombreux et peu équipés, Mbaye Diagne et ses compagnons ont permis à ceux qui avaient trouvé asile dans l’Église Sainte-Famille de Kigali, de survivre en leur apportant nourriture et protection alors que ceux qui avaient trouvé sanctuaire dans d’autres églises étaient parfois victimes de membres du clergé, politisés à mort. L’hôtel Mille-Collines sera un asile pour des milliers de Hutus modérés et des Tutsis grâce à l’entregent et à l’humanisme de ses camarades. Pendant ce temps, la guerre faisait rage entre le gouvernement et le RPF et Kigali était au cœur du front opposant les deux armées. Le 31 mai 1994, Mbaye Diagne transmettait un message du commandant des forces gouvernementales, Augustin Bizimungu, au commandant militaire de l’UNAMIR, Roméo Dallaire. La zone où se trouvait le quartier général de l’UNAMIR était maintenant sous contrôle des forces du FPR. Mbaye Diagne n’a jamais pu transmettre ce message. Un obus de mortier a explosé près de sa voiture et des éclats l’ont atteint. Il serait mort instantanément.
Mais sa mort ne doit pas être vaine, ni oubliée par le gouvernement du Sénégal. Rien ne nous rappelle le souvenir de cet homme, héros par son humanité. La commémoration des vingt ans du génocide a permis de remettre au premier plan les actes de cet homme. Mais cela suffira-t-il ? Mbaye Diagne a laissé une veuve et deux enfants (une fille âgée de 4 ans et un garçon âgé de 2 ans à sa mort). Ses deux enfants ont dû arrêter leurs études, faute de moyens. Quand on pense aux sommes colossales qui sont déversées par des responsables politiques lors des « soirées d’anniversaires » des chanteurs et autres flatteurs publics et dans le parrainage des combats de lutte, c’est répugnant, voire abject.
L’État sénégalais devrait faire plus pour honorer ce jambaar. Je ne sais pas si c’est de l’indifférence ou une simple inconscience. Mais c’est désolant de voir comment l’État sénégalais traite les plus vaillants de ses fils. En 2011, le département d’État américain commémorait la mémoire de cet homme durant le 60e anniversaire de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés. L’Ambassadeur de la Jordanie à l’ONU, le prince Zeid ibn Ra’ad al-Hashemi, avait proposé durant le mois d’avril, qu’une médaille de l’ONU pour le maintien de la paix porte le nom de cet homme, qu’il décrit comme le « plus grand héros que [l’organisation] ait jamais connue ». Cette requête a été positivement sanctionnée par le Conseil de Sécurité, ce 8 mai 2014. L’Ambassadeur du Sénégal à l’ONU, Abdoul Salam Diallo, a salué « un digne fils des Nations unies, soldat de la paix tombé en héros ». Il ne pourrait y avoir de meilleur moyen d’augmenter la cohésion sociale au sein de notre nation et renforcer le rapport entre le citoyen et l’État qu’en commémorant activement la mémoire de cet homme. Le fait que l’histoire de ce soldat soit si peu connue, que ses deux enfants aient dû se déscolariser montre à souhait ce qui mérite d’être fait. Plus s’impose afin que ses actes ne tombent pas dans l’oubli. Rendre hommage à cet homme, faire connaitre son histoire, l’ériger en modèle au moment où les contre-modèles pullulent, c’est augmenter l’identification des citoyens envers l’État et in extenso, rendre ce dernier plus fort et plus légitime. Mbaye Diagne peut être considéré comme héros parce qu’il a été fondamentalement humain. Sensible aux souffrances des autres, désireux d’honorer son devoir en dépit de tous les risques. L’altruisme, le sens du sacrifice et l’humanisme auront marqué la vie de ce héros.
Ousmane Aly Diallo