Comprendre le processus de démocratisation en Afrique

Et si l’Afrique refuserait-elle la démocratie ? Nous vous proposons une série d’articles pour répondre à cette question. Ce premier article de la série fait un exposé de l’avènement du multipartisme en Afrique.

S’il y avait un peuple de dieux, il se gouvernerait démocratiquement, selon Jean-Jacques Rousseau. L’accès au régime démocratique, à travers le monde, s’est déroulé de manière différente selon les peuples. En Chine, c’est le progrès économique qui a été privilégié sur l’ouverture démocratique. A Hong Kong, à Singapour, en  Corée du Sud et à Taiwan, il a été noté un net progrès économique en la présence de régimes plutôt autoritaires sur une période relativement courte. En Inde, la plus grande démocratie du monde a opéré sa transition numérique et technologique sans éradiquer son système de castes et a atteint une émergence remarquable. Les pays est-européens, y compris la Russie, ont adopté un système d’économie de marché qui ne s’est pas toujours accompagné de régimes démocratiques parfaits.

Les pays d’Afrique sub-saharienne eux, cinquante ans après leur accession à la souveraineté internationale, ont connu des fortunes diverses en matière de processus de démocratisation, mais semblent tous converger vers le pluralisme politique. La démocratie apparaît, dès lors, comme un « système politique indépassable »[1], en tout cas le « moins mauvais » des systèmes de gouvernement. Si on définit la démocratie avec le triptyque « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple » selon la formule du Président américain Abraham Lincoln, l’on se rend rapidement compte que l’Afrique au sud du Sahara témoigne d’un paysage contrasté en la matière. Plus scientifiquement, on peut entendre par démocratie un régime politique dans lequel on observe «  des élections régulières au suffrage universel, une administration gouvernementale responsable devant les élus du peuple et les libertés d’opinion et d’association »[2].  Selon Paul Foulquié, c’est le régime politique dans lequel « le démos, le peuple, détient le kratos, la puissance »[3]. La souveraineté, et donc le pouvoir, appartient au peuple qui le délègue à des représentants élus, à l’inverse des régimes monarchiques ou oligarchiques où le pouvoir est concentré entre les mains d’un seul individu ou d’un petit groupe d’individus, et où la succession se fait le plus souvent de manière dynastique ou par cooptation selon des règles fermées.

Après une période de monopartisme plus ou moins intégral selon les pays, les pays d’Afrique sub-saharienne se sont heurtés à des crises économiques éprouvantes suite à l’adoption des Programmes d’ajustement structurels imposés par les bailleurs de fonds multilatéraux (FMI, Banque mondiale) dans les années 1980, avant d’entamer une période de transition démocratique au début des années 1990 marquée par l’organisation de conférences nationales qui ont débouché sur des élections ouvertes et un constitutionnalisme volontariste. Cependant, vers la fin des années 90 et dans les années 2000, un certain repli a été noté dans certains de ces pays sous la forme de modifications constitutionnelles substantielles qui visent à pérenniser les chefs d’Etat en place au pouvoir en plus de coups d’état militaires et crises postélectorales intempestifs. Tant et si bien que certains ont dû tirer la sonnette d’alarme, comme René Dumont qui affirmait que L’Afrique noire reste mal partie, ou simplement sonner le glas de la démocratisation du continent, à l’instar du Président français Jacques Chirac qui remarquait que « l’Afrique n’est pas mûre pour la démocratie ».  Ainsi, il semble légitime de se demander si la démocratie est un système bien adapté à l’Afrique, s’il est pertinent pour le continent au vu de son héritage culturel, et s’il permet l’épanouissement économique et social des populations africaines.

En d’autres termes, la démocratie est-elle un bon système politique pour l’Afrique ? Et si l’Afrique refusait la démocratie ? Pour étudier ces questions, il sera utile de revenir sur les aspects positifs que recouvre la démocratie en Afrique en examinant les raisons pour lesquelles la démocratisation progressive qui est observée sur le continent augure de lendemains prometteurs, avant d’analyser les facteurs qui font que l’apprentissage démocratique difficile sur le continent n’a pas abouti à un progrès socioéconomique significatif pour les populations africaines.

Le caractère novateur du leg institutionnel en Afrique peut s’observer par le fait que la démocratie est presque partout restée une idée nouvelle pour le continent. Le mouvement qui consiste à associer les populations au système de gouvernement et à les amener à y participer est une innovation[4]. Les sociétés précoloniales d’Afrique noire étaient plutôt fragmentées et connaissaient des formes d’allégeances traditionnelles autoritaires et non légales-rationnelles. Les différentes formes de royauté observées sur le continent n’étaient toutefois pas généralement centralisatrices. Les royaumes du Ghana et du Mali, par exemple, centres incontournables, à l’époque, du commerce de longue distance, ont été plutôt organisés selon un système confédéral, rassemblant les différents royaumes et provinces sous l’autorité d’un chef suprême plutôt que des systèmes centralistes[5]. Le royaume du Ghana a ainsi rassemblé, en plus des Soninké ou Sarakolé, les royaumes wolof et mandingue en leur laissant une large autonomie de gestion. Même s’ils reconnaissaient l’autorité de Koumbi Saleh, ils conservaient leurs institutions de gouvernance et faisaient une allégeance symbolique au roi conquérant. C’est peut-être à cause de cette gouvernance fragmentée que le Ghana, après une apogée au Xe siècle, s’écroule sous la pression des Almoravides en 1076[6] parce que le pouvoir n’était pas centralisé par Koumbi.

Trois siècles plus tard, c’est l’Empire du Mali, fondé par Soundjata Keita, qui adopta un système de gouvernement similaire à celui du Ghana, même si les codifications coutumières ont été plus fortes. La charte de Kurukanfuga décide de l’hérédité des professions à travers le système de clans des métiers. Soundjata Keita, devenu Mansa (roi des rois) crée un gouvernement de compagnons qui reconnaît deux types de provinces : celles qui ont fait allégeance dès le début de son règne à son autorité et dont les rois conservent leur titre (Ghana et Mema), et d’autres où il nomme des gouverneurs (farin)  pour représenter[7] l’autorité impériale. Le caractère fragmenté y est prépondérant puisque les chefs traditionnels, surtout au Ghana et à Mema, reconnaissent l’autorité de Soundjata mais continuent de s’auto-administrer. La centralisation du pouvoir n’était donc pas une règle en Afrique précoloniale.

De plus, la tendance générale était à la responsabilisation des gouvernants qui ne s’autorisaient pas tous les excès. En effet, comme le montre Cheikh Anta Diop, la règle était la primauté de l’intérêt général sur les intérêts personnels des gouvernants. Les pouvoirs traditionnels étaient organisés de manière à limiter les abus du fait de la présence de mécanismes de contre-pouvoir : « en Afrique noire, ni le roi ni un seigneur quelconque n’ont jamais eu le sentiment d’une possession réelle de la terre »[8] ; « les Africains faisaient une claire distinction entre l’Etat et son appareil d’une part, et les serviteurs de l’Etat, le roi en particulier, d’autre part ; par conséquent, l’idée d’un appareil d’Etat confondu avec la base (…) est insoutenable »[9]. Ce, d’autant plus que le roi pouvait être démis, voire physiquement éliminé, s’il venait à ignorer la Constitution[10]. La gouvernance était donc relativement responsable.

La période coloniale va, quant à elle, mettre en place des institutions administratives qui vont permettre une transition souple vers l’indépendance. En effet, « dans sa dernière phase, la colonisation a connu une libéralisation politique indéniable qui s’est traduite par l’introduction au sud du Sahara d’institutions représentatives modernes, de partis politiques multiples, d’une pluralité d’organisations syndicales, d’une presse libre, d’une législation afférente », même si elle  « s’est aussi distinguée par l’ampleur des manipulations administratives destinées à contenir et à orienter ces transformations »[11]. Cela signifie que l’appareil administratif légué par les puissances coloniales a posé les bases d’une gouvernance hiérarchisée dans les Etats nouvellement indépendants. Mais la période coloniale a aussi contribué à créer une classe bureaucratique proto-bourgeoise qui utilisait la puissance publique étatique pour asseoir une domination socio-économique perverse sur des couches plus faibles de la société telles que la paysannerie et la classe ouvrière, malgré l’existence de syndicats et coopératives.

Immédiatement après, les Etats nouvellement indépendants mettent en place un régime de parti unique  où une prégnance du Chef de l’Etat et la confusion du parti avec l’appareil étatique prévalent. Dans ce contexte, les rares élections qui avaient lieu étaient destinées à entériner l’orientation donnée par le pouvoir en place. Ainsi du Dahomey avec la création de la République populaire du Bénin en 1975, de la Haute-Volta avec l’imposition du parti unique en novembre 1962 jusqu’à la disparition de la 1re République en 1966, du Mali sous la 2e République en mars 1979, et du Sénégal avec la dissolution du Parti du Regroupement africain (PRA) dans le parti au pouvoir, l’Union progressiste sénégalaise en 1966[12].  Le paysage politique était dominé par un seul parti qui pourvoyait l’essentiel du personnel administratif. Ce personnel bureaucratique a peu à peu conquis le paysage économique à travers des sociétés publiques qui ont essaimé dans tous les secteurs industriels et commerciaux de ces pays.

Les Etats africains accèdent ainsi timidement à la société démocratique internationale sous l’égide de pouvoirs centralisateurs qui mettaient en avant la sauvegarde de la cohésion et de l’unité nationales pour justifier leur centralisme. Le pouvoir politique contrôle tout dans l’Afrique postindépendances : bureaucratie, nominations, carrières, économie, société, agriculture, religion, idéologies, culture, etc. Au Mali par exemple, l’ordre économique et social était essentiellement le fait du pouvoir politique, lui-même concentré entre les mains d’une petite élite proto-bourgeoise d’Etat, qui rassemble toute l’activité industrielle et commerciale au détriment de la formation d’une classe d’entrepreneurs privés[13] indépendants. Cette prédation économico-commerciale des bureaucrates maliens est également justifiée par la volonté de garantir l’intégration nationale et de la sauvegarder afin de conserver le pouvoir de négociation malien au plan international, dans un contexte de guerre froide. Dans le même temps, elle permet d’éviter la constitution d’une classe bourgeoise nationale capitaliste qui pourrait menacer à tout moment les intérêts des bureaucrates et leur hégémonie socio-économique[14].

Le même phénomène de prédation du secteur commercial par une élite bureaucratique proto-bourgeoise a prévalu dans d’autres pays de l’Afrique postindépendances, tels que le Sénégal et le Niger. Cette prédation économique passe par la création de sociétés agricoles qui permettait, à terme, le contrôle de la paysannerie et de la classe ouvrière. La politique foncière s’est faite largement au détriment des exploitations familiales traditionnelles, du fait de l’accaparement des terres par des hauts fonctionnaires véreux. Cette expropriation continue d’avoir des conséquences terribles dans ces pays. Ces situations ont engendré beaucoup de frustration au sein des populations ; ce qui conduira par la suite à la volonté de l’instauration d’un pluralisme politique devant permettre des alternances à  la tête des pays.

Mouhamadou Moustapha Mbengue

[1] Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, coll. Histoire, 1992.

[2] Huber et al.

[3] Paul Foulquié, Dictionnaire de la langue philosophique, Paris, PUF, 1982.

[4] Guèye, 2009.

[5] Augustin LOADA et Jonathan Wheatley (sous la dir. de)  Transitions démocratiques en Afrique de l’Ouest – Processus constitutionnels, société civile et institutions démocratiques, Paris, L’Harmattan, 2015

[6] Ib.

[7] Ib.

[8] Diop, 1987.

[9] Diop, 1981.

[10] Augustin LOADA et Jonathan Wheatley, op. cit.

[11] Bayart, 1991.

[12] Augustin LOADA et Jonathan Wheatley, sous la dir. de,  Transitions démocratiques en Afrique de l’Ouest, op. cit.

[13] « L’Etat au Mali, Représentation, autonomie et mode de fonctionnement », Shaka Bakayoko, in L’Etat contemporain en Afrique, dir…

[14] Ib.