Mongo Beti, le pauvre Christ de Bomba

MongoBeti_PauvreChristdeBombaDans le cadre de sa comédie littéraire intitulée La couleur de l’écrivain déjà chroniquée sur l'Afrique des idées, l’essayiste togolais Sami Tchak propose au lecteur, au détour d’une séquence consacrée au romancier Mongo Beti, de redécouvrir sino
n d’aborder le travail littéraire de l’homme de lettres Camerounais. Si Sami Tchak a une vision très nuancée de l’engagement en littérature – il en parle  d'ailleurs très bien dans cette essai-comédie – il ne manque pas d’interpeler et encourager le lecteur à aller à la rencontre de cet auteur engagé sur le champ littéraire pour lui épargner la mort attendue par ceux qui combattaient son discours pertinent et dérangeant sur la Françafrique en le confinant à la marge : la mort littéraire.

Pour ma part, j’ai pris commande du Pauvre Christ de Bomba. Un ouvrage publié en 1956 aux éditions Robert Laffont réédité depuis aux éditions Présence Africaine. La première réflexion que je me suis faite concerne la jeunesse de l’écrivain au moment de la publication de ce roman. Déjà auteur de Ville cruelle sous le pseudonyme d’Eza Boto, le Camerounais a déjà marqué les esprits. Avec le Pauvre Christ de Bomba, il place le lecteur au cœur d’une mission catholique quelque part dans l‘arrière pays camerounais. Là, il nous donne de suivre le R.S.P, un fervent prêtre d’origine suisse, le père Drummond. Le poste d’observation proposé par Mongo Beti est Denis, un jeune boy sur la mission qui nous narre avec ses yeux d’adolescent le contexte et les faits qui vont conduire au naufrage de cette œuvre missionnaire. Le RSP porte un intérêt particulier pour l’accompagnement des femmes-mères, il est en guerre ouverte contre les pratiques liées à polygamie. L’équilibre semble toutefois stable quand cet homme engageant se décide à faire le tour de la mission en s’orientant chez les Talas, population particulièrement réfractaire à l’Evangile ou au changement imposé par la nouvelle religion.

Cette tournée va durer près d’un mois. Elle va être très riche en enseignement, en surprise. L’approche prise mongo-beti-1par Mongo Beti est particulièrement édifiante et révélatrice de l’empreinte qu’il donnera à ses prises de position. Le roman décrit essentiellement deux choses. La posture du RSP se traduit par le désir de réduire les résistances à la doctrine catholique qu’ils observent chez les Talas. Ces actions sont téméraires pour réduire les « usurpateurs » qui sapent l’amplification de son discours dans son espace de jeu. Mais l’audace de ce religieux européen repose-t-elle sur sa foi en Dieu ou sur le pouvoir colonial qu’incarne sa couleur de peau ? Cette question est exprimée par le père Drummond qui n’est pas dupe et ne se ment pas. D’ailleurs dans des échanges avec le jeune administrateur colonial Vidal, il a conscience que l’église catholique (dans ce contexte) joue finalement un rôle de refuge dans une stratégie du bâton et de la carotte. Les inhumanités des travaux forcées et autres répressions poussent une population fébrile dans les bras de l’église. Dans la description qu’en fait Mongo Beti.

C'est étonnant combien les hommes peuvent avoir soif de Dieu quand la chicote leur strie le dos.

Le pauvre Christ de Bomba, Edition Présence Africaine, page 67

A propos des travaux forcés, les mots du RSP Drummond.

Vois-tu, Zacharie, des Blancs vont maltraiter des Noirs et quand les Noirs se sentiront très malheureux, ils accourront vers moi en disant : "Père, Père, Père…", eux qui jusque-là se seront si peu soucié de moi. Et moi je les baptiserais, je les confesserais, je les intéresserais. Et ce retournement heureux des choses, je le devrais à la méchanceté des Blancs!… Moi aussi je suis un Blanc!…

Le pauvre Christ de Bomba, Edition Présence Africaine, page 189

La critique la plus subtile de Mongo Beti et son argument matraque sont dans l’affirmation que le ver est dans la pomme et que l’évangélisation n’a jamais pris corps dans ce qui constitue à la mission de Bomba. Le dépucelage forcé du jeune narrateur introduit le lecteur au cœur de la dite-corruption du système sensé être par essence vertueux. L’aveuglement du RSP est consternant de ce point de vue pour le lecteur. Je n’irai pas plus loin afin de laisser au lecteur de découvrir un final pour le moins…

Mon avis de lecteur est que Mongo Beti écrit un livre à charge contre le système colonial et l’église catholique. Et même si le livre a le défaut des œuvres de fiction imprégnées par une pensée politique, il est difficile d’ignorer la qualité du traitement des personnages par Mongo Beti. Le lecteur s'attachera autant au passionné et passionnant homme de Dieu et du pouvoir colonial, qu'à son boy, Denis qui nous narre cette histoire. J’avoue que la réflexion qu’offre Chinua Achebe dans Un monde s’effondre est beaucoup plus engageante justement parce que l’auteur Nigérian choisit de se mettre en retrait et ne nous soumet que les faits d'une confrontation intéressante entre missionnaires et les autochtones en pays igbo.. Il n’empêche que Mongo Beti offre là un texte unique, étonnant, drôle, subversif.

Pour la route, un dernier extrait d'un chef de village dont le RSP Drummond vient d'exploser un instrument  de musique, le père catholique ne supportant pas l'idée de ces populations dansant au rythme de cette musique envoûtante…

Je vous en supplie, frères, laissez-moi écraser cette sale vermine sous mon seul pied gauche et vous n'en entendrez plus jamais parler. Qu'est-il venu ficher dans notre pays, je vous le demande? Il crevait de faim dans son pays, il s'amène, nous le nourrissons, nous le gratifions de terres, il se construit de belles maisons avec l'argent que nous lui donnons; et même nous lui prêtons nos femmes pendant trois mois

Le pauvre Christ de Bomba, Edition Présence Africaine, page 94

Lareus Gangoueus

 

Mongo Beti, Le pauvre christ de Bomba, Editions Robert Laffont, 1956 – Réédition Présence Africaine 

Main basse sur le Cameroun

Le terme « indépendance » vis-à-vis de la France m’a toujours laissé songeur, même si Grand Kallé a réussi à faire danser tout un continent sur une utopie. La lecture du fameux essai de Mongo Béti, Main basse sur le Cameroun : Autopsie d’une décolonisation, publié chez François Maspero et immédiatement censuré en 1972 par le ministre de l’Intérieur français de l’époque, Raymond Marcellin, me conforte quarante ans après sur le fait que tout cela n’est que mascarade.

Notons d’abord, concernant cette censure, qu’elle fait suite à la demande du gouvernement d’Amadou Ahidjo par l’entremise d'un autre écrivain, Ferdinand Oyono, ambassadeur du Cameroun en France au moment de la parution de l’essai de Mongo Béti. Un paradoxe. Notons ensuite que l’interdiction de circuler en France de cet ouvrage n’a été levée qu’en 1976. Naturellement, on se demande le pourquoi d’une telle censure en France de l’auteur camerounais et surtout quelles sont les raisons obscures qui ont conduit les autorités françaises à se prêter à cet exercice si peu conforme aux valeurs de la République. Mongo Beti fournit de nombreux éléments de réponse sur ces points.

La curiosité donc m’a conduit à me plonger dans ce texte d’un auteur dont, depuis longtemps, j’avais perçu l’engagement sans avoir parcouru ses écrits. Mongo Béti est un insoumis qui, à l’aide des mots, tente de donner aux lecteurs les clés du fameux procès du dernier leader historique de l’U.P.C, Ernest Ouandié et de l’évêque de Kongsamba, Monseigneur Albert Ndongmo. Mascarade de procès au Cameroun. Mongo Beti s’efforce dans un premier temps, dans un style maîtrisé et direct, de brosser le contexte de ce procès dans l’histoire récente du Cameroun. 10 ans d’indépendance au moment des faits. Plus de 15 ans de guerre d’indépendance menée par les révolutionnaires de l’Union des populations camerounais. Décrivant d’abord la genèse de ce mouvement créé par des syndicalistes français, puis la figure historique de Ruben Um Nyobè qui dès 1954 prend les armes pour poursuivre son combat contre l’administration coloniale. Cette première phase de l’essai permet au lecteur de cerner la violence d’un conflit longtemps passé sous silence à l'extérieur du Cameroun. Elle permet de voir l’ascension d’Ahmadou Ahidjo, modeste instituteur peulh qui deviendra le champion de l’administration coloniale.

Si Mongo Béti se montre particulièrement irrévérencieux à l’égard de ce dernier qu’il désigne par le qualificatif de petit peulh, c’est principalement par le fait qu’il constitue l’élément central de sa démonstration : les indépendances en Afrique francophone sont un leurre, fruit de la vision éclairée du Général de Gaulle pour garder la main mise de la France sur son pré-carré en Afrique. Si on peut regretter les attaques sur la personne du président camerounais par Mongo Beti, qui pourrait réduire son propos, la densité de son discours atténue ce méfait en soulignant la violence du régime d’Ahidjo sur la persécution dont Mongo Béti a été l’objet, sur les éliminations physiques des leaders de l’opposition camerounaise, sur la désinformation orchestrée par une certaine presse française de gauche.

Sur ce point, Mongo Béti recueille de nombreux articles couvrant les événements entourant l’indépendance camerounaise de 1958 à 1962, mais surtout le procès de 1970 et l’exécution d’Ernest Ouandié pour développer la thèse d’une presse à géométrie variable quand il s’agit de traiter les scandales des pays du Tiers-Monde. Observateur de cette presse, habitué à la voir ruer dans les brancards lorsqu’un régime fasciste abat des cartes violentes sur son opposition ou sur des minorités, comme en Espagne lors du procès franquiste de Burgos, ou en République dominicaine, où la dictature est soutenue par les Etats-Unis, le Guatemala… Observateur de cette presse, disais-je, Mongo Béti n’en est que plus désabusé quand il constate l’omerta puis la désinformation qu’elle impose autour des événements au Cameroun et surtout le procès de Ouandié et Ndongmo. Le journal de centre gauche « Le Monde » est particulièrement dans le collimateur de l’essayiste camerounais.
 

 Il ne pouvait donc être question d'une analyse exhaustive des publications françaises et de distribuer équitablement l'éloge et le blâme. Je me proposais d'illustrer cette vérité formulée ici et là, dans mon livre, que, quand il s'agit de l'Afrique noire, les clivages gauche/droite, libéraux/conservateurs deviennent brusquement caducs en France pour faire place à un complexe obscur, mélange inquiétant de paternalisme paranoïaque et de sadomasochisme, qui doit servir de fond à tous les crimes passionnels. Pour cela, je n'avais besoin que de clouer au pilori quelques publications réputées dont la trahison à l'égard d'idéaux affichés de gauche était la plus flagrante ou, inversement, d'en mentionner d'autres où les qualités de cœur du rédacteur en chef avaient eu raison, en cette occasion, d'options notoirement droitières, sinon racistes. 
Préface de l'auteur  à l'édition de 1977, page 37
 
Mongo Béti s’appesantit plus sur le cas de l’évêque de Kongsamgba que sur celui de Ouandié. Entrepreneur alerte et innovant, il est exemple parfait de l’intellectuel dont on coupe sciemment les ailes à ses initiatives. La Françafrique est en marche, et il n’est pas de bon temps, à cette période, pour un camerounais indépendant de s’aventurer sur ce terrain sans aucune tutelle parisienne. Main basse sur le Cameroun est l’occasion de voir les mécanismes de maintien de l’élite de tout un pays sous l’emprise d’un individu.
40 ans après ce procès malheureux,  39 ans après la publication de cet essai, bienheureux celui qui pense que ce texte n’est plus d’actualité.
A lire et à faire lire.
 
Lareus Gangoueus
 
Mongo Beti, Main basse sur le Cameroun, Autopsie d'une décolonisation
Edition François Maspero, petite collection maspero, 1ère parution en 1972, 269 pages