Haro sur le franc CFA

Le professeur d'économie Nicolas Agbohou, de nationalité ivoirienne, est l'auteur d'un essai de référence qui appelle à la fin de l'alignement du franc CFA sur l'euro et de la gestion de ses réserves par le Trésor français : Le franc CFA et l'euro contre l'Afrique. Terangaweb a souhaité interroger le professeur Agbohou sur certains points évoqués dans son livre et sur les stratégies à mettre en oeuvre pour une gestion souveraine du franc CFA.

Terangaweb : Pourquoi malgré le consensus des chefs d’Etat africains sur les problèmes de l’alignement du CFA au Franc français puis à l’euro, il n’y a toujours pas eu de tentative concertée de remise en cause du lien entre l’euro et la zone FCFA ?

Pr Agbohou : J’ai travaillé avec Abdoulaye Wade lorsqu’il était encore dans l’opposition et il me disait que lorsqu’il arriverait au pouvoir, son premier travail consisterait à démanteler le FCFA. Cela fait maintenant 11 ans qu’Abdoulaye Wade est au pouvoir. Tout cela pour dire que la remise en cause du lien entre l’euro et la zone FCFA est un long combat. De plus, personne ne prend le pouvoir en Afrique francophone sans la permission de l’Elysée. Il existe bien entendu des exceptions comme Laurent Gbagbo, qui confirment la règle. La France exerce sa domination sur l’Afrique francophone à travers deux éléments : l’armée et la monnaie. Celui qui prend le pouvoir s’engage auprès de la France à respecter ces deux éléments. Sinon il devient un ennemi objectif de l’Hexagone.
Il faut souligner que les institutions et les quatre objectifs du FCFA profitent complètement à la France. Prenons par exemple le principe de la convertibilité. Lorsqu’un pays comme le Sénégal a 50 milliards de dollars sous forme de prêts ou de dons, toutes ces devises sont stockées au trésor public français au vu et au su de tous.

Rappelons aussi les deux façons dont se fait la création monétaire. La première façon c’est lorsque vous venez me voir, si je suis votre banquier, en me disant que vous avez besoin de 200 millions. Je crédite alors votre compte et désormais je me tourne vers la banque centrale qui va me prêter cet argent à un taux d’intérêt directeur, que je vais vous majorer d'une marge qui constituera mon gain. Il en résulte que la quantité de monnaie en cirulation dans l'économie est  influencée par la Banque Centrale qui augmente ou diminue son taux d'intrêt directeur pour réguler la masse monétaire injectée dans l'économie.La banque centrale est toujours un établissement public qui appartient à un Etat ou à un groupe d’Etats. D’où la possibilité pour l’Etat de donner des instructions à la Banque Centrale pour faire baisser le taux directeur. De ce fait le banquier commercial baisse aussi son taux d’intérêt qu’il facture au client. Donc la quantité de monnaie entre les mains des agents financiers s’accroît.

La deuxième méthode de création monétaire, c'est la conversion des devises en monnaie locale: la banque crée de la monnaie locale en contrepartie des devises qu'elle reçoit de ses clients. Or tous ces instruments ne sont pas aujourd’hui entre les mains des Etats d’Afrique francophone. Les trois banques centrales sont inféodées au pouvoir de la France.

Terangaweb : Mais plus précisément, si les chefs d’Etat prenaient la décision de sortir du FCFA, en seraient-ils vraiment capables ?

Pr. Agbohou : Il y a une modernisation de la colonisation et celui qui entre dans ce système ne peut pas faire grand chose. A moins que les chefs d’Etat ne se mettent d’accord pour dire ensemble « nous ne voulons plus du FCFA ». Actuellement les Présidents ne font pas cette révolution. A celui qui prendrait une telle décision arriverait ce qui est arrivé à Laurent Gbagbo. Prenons encore le cas de Modibo Keita qui en 1962 a décidé de sortir du FCFA à une époque où le contrôle de la France était encore fort. La France a alors profité des erreurs économiques de Keita. Ce dernier a en effet commis plusieurs erreurs dont le sentimentalisme économique. Dans un contexte de guerre froide, il s’est mis du côté communiste en nationalisant tout le commerce, ce qui a cassé le dynamisme de la tradition commerciale malienne. Ensuite il a fait disparaitre le secteur privé et il n’y avait plus que l’état pour embaucher, d’où un triplement du nombre de fonctionnaires. La monnaie nationale a alors été utilisée pour rémunérer les fonctionnaires qui eux mêmes ne produisaient rien. L’inflation a alors considérablement augmenté et il a passé son temps à lutter contre cette inflation de la monnaie malienne. Lorsque le 19 juillet 1967, Keita a voulu revenir au FCFA, la France a imposé deux conditions : une dévaluation de la monnaie malienne de 50% et un Président de la banque centrale inféodé à la France. C’est ainsi que le Mali a intégré la zone de 1967 à 1984 en pensant qu’en dévaluant sa monnaie, le pays pourrait vendre plus facilement son coton, ce qui est faux. Cette expérience malienne a marqué l’esprit africain et plus aucun chef d’état ne veut prendre ce risque. Rappelez vous la phrase de De Gaulle « vous voulez prendre l’indépendance, prenez en aussi tous les risques ».

Terangaweb : Concrètement si on devait recouvrer notre totale liberté de gestion du FCFA, comment devrait-on s’y prendre et quels seraient les défis à relever?

Pr Agbohou : Souvent les Africains s’imaginent des choses compliquées qui n’existent pas. Si on prend la décision de quitter la zone, il y aura deux grandes phases. D’abord il faut suivre le processus législatif avec un gouvernement qui, ayant pris cette décision, dépose son projet de loi à l’Assemblée nationale qui, à son tour, se chargera de son adoption. Une fois la loi votée, il faudra importer les machines qui produisent la monnaie et nous produirons ainsi notre propre monnaie. Cela est simplement mécanique.

Terangaweb : Oui mais au-delà des questions logistiques, quel sera l’accompagnement politique et économique pour éviter que la création de notre monnaie ne soit un échec ?

Pr Agbohou : La décision politique de battre sa propre monnaie est la conséquence logique de l’indépendance économique. Autrement on est dans un système de troc. Après, il faudra gérer la monnaie avec rationalité. Et cela se fait aussi avec l’expérience. Il ne faut pas jeter l’anathème sur tout un continent sous prétexte qu’on n’y dispose pas de compétences managériales. Ce sont les Noirs qui ont été les premiers à créer la monnaie. Au Ghana, il y a une gestion très rigoureuse du Cedi et cela est assuré par des Africains.

Terangaweb : Comment expliquez-vous que la zone CFA reste attractive pour plusieurs pays, comme la Guinée-Bissau qui l’a intégré en 1999, alors qu’on parle d’une possibilité pour la Guinée Conakry d’adopter également le FCFA ?

Pr Agbohou : La première raison est que les gens sont dans l’ignorance : les gens ne savent pas le mal que fait le FCFA aux populations africaines. Pouemi Tchundjang, l’auteur de Monnaie et servitude, a été retrouvé mort. Avant lui en janvier 1963, le président togolais Olympio a été aussi tué parce qu’il s’opposait au FCFA. On ne doit pas accepter que les jeunes Africains vivent dans cet esclavage monétaire mais il ne faut pas attendre ce changement de l’Occident. C’est à nous même de nous engager dans la lutte pour le pouvoir. Nous avons le devoir d’informer rationnellement nos jeunes générations.
De plus, tous les dirigeants qui prennent le pouvoir, y compris Alpha Condé récemment, s’accrochent à la puissance de la France. Ceux qui sont informés, à savoir les élites politiques, ont passé des pactes avec la France. L’impérialisme est encore violent. Dans mon livre, j’ai aussi demandé la décolonisation mentale des élites car les élites africaines sont toujours colonisées. Tous nos livres scolaires viennent de l’Europe ; l’élite doit être décolonisée mentalement et éclairer les décideurs.

Terangaweb : N’avez-vous pas peur qu’on vous reproche de ramener tous les problèmes de l’Afrique à la question du FCFA ?

Pr Agbohou : On ne peut pas obliger les gens à aller travailler. Tout le monde veut rentrer au pays mais à quoi ça sert ? Il suffit de payer les Africains pour qu’ils travaillent, sinon ils ne le feront pas. Aujourd’hui on demande aux chefs d’Etat de payer les gens. Ils ne peuvent pas car l’inflation n’est pas seulement d’origine monétaire ; il y a un manque d’argent en circulation. La monnaie est la base de la mise en œuvre du génie créatif d’un peuple. Pour enfermer ce génie, il suffit juste de lui confisquer sa monnaie.

Terangaweb : Et qu’est ce qui garantit qu’avec notre monnaie nous nous développerons ?

Pr Agbohou : J’ai proposé deux solutions qui peuvent s’appliquer aux pays d’Afrique francophone pris isolément. La première est la monnaie. La deuxième réside dans la transformation sur place de toutes les matières premières en produits finis qui génèrent de la valeur ajoutée. Le problème aujourd’hui est que nous vendons des matières premières à vil prix.

Prenons l’exemple de la tasse de café vendue à Paris au prix de 2 euros. On y met à peu près 10 grammes de café. Des 1000 grammes qui composent un kilo de café moulu, on peut donc préparer 100 tasses de café vendues à 2 euros l’unité, soit un prix total de 200 euros. Or le prix au kilo payé au producteur de café ivoirien par l’Etat s’élève dans le meilleur des cas à 300 FCFA. En intégrant une marge de 200 FCFA, l’Etat revend ce même kilo de café au niveau du port d’Abidjan au client européen à 500 FCFA, c’est-à-dire 0,76 euros, et donc même pas 1 euro.

Ainsi donc le Nord et le Sud échangent pour générer 200 euros dont le Sud ne tire qu’un seul euro. Pourquoi ? Parce que l’Européen qui va en Afrique prend son bateau, paie l’assurance à des compagnies européennes, puis le produit rentre dans les usines dans lesquelles travaillent les Européens, puis les sociétés d’emballage, puis les supermarchés, puis ceux qui travaillent dans les bars. Tout va à l’Europe. Les Africains souffrent de l’extraversion économique. Il faudrait un développement endogène avec des transformations locales. Il est nécessaire d’importer les outils de fabrication chez nous et de faire tout le travail à l’échelle locale pour pouvoir vendre à 100 euros le kilogramme du café par exemple. La Côte d’Ivoire pourrait vivre 3 ans sans rien si elle demandait seulement 6 euros pour le kilo de café vendu et 40 ans si elle en demandait 100 euros.

On ne peut pas revendiquer la vraie liberté si on n’a pas d’assise économique. On ne pas avoir cette dernière si on persiste dans la mendicité financière. En plus, on ne peut rien faire en étant dans la zone CFA. Si on a demandé l’indépendance, c’est pour acquérir par la suite la souveraineté économique ; or le summum de l’économie c’est la monnaie. Pour avoir 1 euro il faut 655 FCFA ; la Corée du Sud donne 1 500 Wongs pour un euro, l’Indonésie 12 000 Rupiahs, l’Iran 14 500 rials, le Vietnam 27 000 dongs. Et cela ne veut pas dire que ces pays sont moins développés que les pays africains. Leur dénominateur commun est que ce sont des pays qui gèrent leur propre monnaie. Ils sont tout simplement libres, ce qui n’est pas le cas des pays d’Afrique francophone.
En Afrique noire francophone on est convaincu que le développement s’importe, ce qui est faux. Tant que l’on n’aura pas pris conscience que nous vivons dans un monde conflictuel et que la première nécessité est de satisfaire nos besoins primaires, on ne s’en sortira pas.

 

Interview réalisée par Awa Sacko, Emmanuel Leroueil et Nicolas Simel
 

« Abracadabra ! » Et la monnaie fut

Comme le soulevait déjà le Congrès des économistes africains de Nairobi1, la crise macroéconomique mondiale a débouché, en Afrique, sur une détérioration dramatique de la condition sociale des populations. Renforcement du couple pauvreté de masse-chômage, délitement des filets de protection, dégradation des services publics, la crise a belle et bien envahit le champ social. Une contraction de l’activité économique ne devient préoccupante qu’à partir du moment où elle affecte le quotidien des personnes. Autant dire que l’heure est à la préoccupation ! Le professeur Moustapha Kassé2 avance l’idée selon laquelle une relance de l’intégration régionale permettrait de transfigurer la crise actuelle en une heureuse destruction-créatrice. L’un des premiers postes de cette relance serait la création en Afrique d’une (ou plusieurs) monnaie(s) unique(s). Ceci sonnerait le glas du franc CFA : une véritable révolution en perspectives. A travers Le « franc des colonies françaises d’Afrique » et Faut-il enterrer le franc CFA ? l’auteur des présentes lignes a tenté d’établir que cette révolution était plus que nécessaire. Mais dire qu’elle est nécessaire ne suffit bien sûr pas. Encore faut-il en sous-peser les risques, bienfaits et conditions de réalisation. Pour créer une monnaie, il ne suffit pas d’une formule magique.

  >  L’idée de dévaluation compétitive en fait rêver plus d’un
 
La première question que soulève le remplacement du franc CFA par une monnaie unique africaine est celle du régime de change à adopter. On oublie souvent que le taux de change, prix d’une monnaie exprimé en devise étrangère (1 franc CFA= 0,15 centimes d’euro), n’est pas soit fixe soit flexible. Une myriade de régimes existe entre ces deux extrêmes : ancrage à un panier de monnaies, bande de fluctuation, parité fixe ajustable… Ainsi le Botswana est-il passé d’un système fixe lié au rand sud africain à un régime fixe ajustable adossé à un panier de monnaies dans lequel le rand tient une place prépondérante. Inutile de préciser que le pula botswanais n’est pas étranger à la vigoureuse santé économique du premier exportateur mondial de diamants. Le choix d’un bon système de change peut bouleverser la donne économique d’un pays. Concernant les pays de la zone franc, la création d’une monnaie africaine au change flexible –option la plus prisée des analystes- permettrait de démuseler la politique de change.
 
L’idée de dévaluations compétitives menées par les pays de l’actuelle zone franc en fait rêver plus d’un. En abaissant ainsi le cours de leur monnaie, ces pays permettrait à un Japonais, par exemple, détenant une quantité donnée de yen d’acheter davantage de monnaie africaine et donc de biens africains. Belle manière de stimuler les exportations ! Ne sombrons toutefois pas dans l’idyllisme ; la flexibilité du taux de change a, comme toute chose, son lot de risques. Une monnaie fragile dont le cours fluctuerait librement au gré de l’offre et de la demande serait nécessairement sujette à des attaques spéculatives. La solidité est, on le voit, une condition sine qua non de la création d’une monnaie unique africaine.
 
Ayant fait fi de la garantie du Trésor public français, la future Banque centrale africaine (BCA) devra faire ses preuves en terme de crédibilité. Dans l’univers des taux de change, ce sont les anticipations des agents qui font la réalité. Si les marchés croient la monnaie africaine fragile, elle le sera de fait. Un poids considérable pèsera sur les épaules de la future BCA. Elle devra donc être indépendante pour ne pas subir les velléités pour le moins irresponsables des chefs d’Etat africains. Cette indépendance ne devra cependant pas s’imposer au détriment de la responsabilité démocratique de l’institution. Il faudra qu’à échéances régulières, la future BCA rende compte de ses actions devant les Parlements nationaux.

  >  La définition des objectifs de la BCA suscitera d’âpres débats
 
Jusqu’à présent BCEAO et BEAC avaient pour seule mission de soutenir la parité entre le franc CFA et l’euro. Emancipée de cet objectif, la future BCA se verra attribuer de nouvelles missions. Leur définition suscitera, sans aucun doute, d’âpres débats opposant non seulement les spécialistes mais aussi les dirigeants politiques, voire les citoyens entre eux. Le mandat de la BCA visera-t-il la maîtrise de l’inflation, la réduction du chômage ou bien le contrôle du solde extérieur ? La séance est ouverte. Face à cette politique monétaire unique, une multitude de politiques budgétaires coexisteront. Une coordination de l’ensemble sera absolument indispensable. Le Pacte de convergence et de stabilité créé en 1999 pourra servir de point d’appui pour le renforcement de la coordination et des coopérations. Mais le désir de coopération ne suffira pas. Encore faudra-t-il une fois encore définir les missions des politiques budgétaires : stabilisation de l’activité, allocation des ressources, redistribution interrégionale…
 
La création d’une monnaie unique africaine nécessite donc de procéder méthodiquement, par étape. Elle « ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait. » Cette phrase issue de l’inoubliable discours de Robert Schuman à propos de l’Europe résume à merveille la voie que doivent emprunter les autorités africaines si elles souhaitent remplacer le franc CFA par une monnaie africaine. Ce n’est qu’au terme de cette lente construction que les pays de l’ex-zone CFA pourront profiter d’un développement économique accéléré. L’illusion de la stabilité entretenue par la rigidité du taux de change laissera place à l’innovation et au développement de techniques de gestion du risque. Il en résultera assurément un développement sans précédent du secteur financier en Afrique3.
 
L’idée de sortie du système CFA fait aujourd’hui école. Deux conceptions s’opposent néanmoins : la création par chaque Etat de sa propre monnaie et la voie panafricaine d’une monnaie unique. La première représente un risque de morcellement, voire de balkanisation monétaire. Chaque pays africain se retrouverait isolé sur la scène internationale. Cette voie est à éviter à tout prix car le système économique mondial est une monstrueuse machine à broyer les singletons mal armés. La voie panafricaine semble être à la fois la plus plausible et la plus raisonnable. Reste à savoir comment cette révolution s’enclenchera. Passera-t-on par la voie du référendum ou par la consultation des Parlements nationaux ? Nécessaire et inévitable, cette révolution aura lieu. Mais saura-t-on gérer la post-révolution ?
 
 
Tidiane Ly
 
1 Ce congrès s’est déroulé entre lé 2 et le 4 mars 2009 dans la capitale du Kenya
2 Ancien Conseiller Spécial du Président de la République du Sénégal et auteur de Repenser la zone franc
3 Franc CFA : le débat continue, d’Edouard Pépin Taguedong (2007)