L’Egypte peut-elle sortir du gouffre ?

 

Dans un mugissement inouï depuis plus d’un demi-siècle, le peuple égyptien, mastodonte du Proche-Orient, sortait de sa léthargie pour renverser la figure catalytique de ses peines. A la faim, à l’humiliation, au désœuvrement, seul un sursaut d’audace, déraisonnée mais pacifique, put répondre. C’était il y a un an. Aujourd’hui, que reste-t-il de ce combat ? Les images ont leur force : avant, les photographies d’une foule en liesse, dont le triomphe pouvait faire renaître un espoir de changement ; dernièrement, l’insupportable spectacle d’une femme à terre, battue par la police de son pays. La régression est immense et replonge le pays dans le doute.

L’Egypte dans le rouge

Les affrontements entre l’armée et les manifestants, les dommages collatéraux engendrés par les combats sur les objets de culture,  le ciblage confessionnel de certaines violences dépeint par les médias, ont suffi à susciter la crainte des vacanciers, au grand dam d’un secteur touristique pourtant vital pour l’économie égyptienne. Les informations récentes témoignent par ailleurs d’une population prise en otage par les fluctuations des matières premières, qu’illustre la ruée sur l’essence des automobilistes par peur de pénurie et d’une hausse des prix.

Devant les symptômes d’une économie à l’agonie, le pouvoir en place a jugé bon de s’en remettre au grand médecin du monde, mobilisant un prêt de 3,2 milliards de dollars auprès du Fonds Monétaire International (FMI). Il est à regretter que le gouvernement transitoire de Kamal al-Ganzouri ait prioritairement recours à l’endettement extérieur : dans un pays longtemps lésé par l’écart de richesses, une politique d’effort national, réclamant une contribution substantielle des plus riches, eût été adéquate.

Permanence de l’ancien régime

La révolution a beaucoup coûté au peuple – « jamais trop » dira-t-on. Elle demeure néanmoins inachevée ou presque nulle dans les faits. Aussi douloureux soit le constat, les outils de répression hérités de l’ère Moubarak sont intacts :dans un rapport paru lundi, Human Rights Watch appelle le nouveau Parlement à amender au plus vite ces lois, qui « restreignent la liberté d’expression et de critique du gouvernement, limitent la liberté d’association et de réunion, détiennent des personnes indéfiniment sans inculpation, et permettent aux forces de l’ordre de commettre tous les abus ».

Ce cadre autoritaire inchangé suscite le découragement des démocrates du pays. L’annonce dimanche dernier par Mohamed Al Baradei de sa décision de ne pas se présenter à l’élection présidentielle prend la forme d’une dénonciation de l’impraticabilité du terrain politique, en l’absence de garde-fous démocratiques. Doit-on se réjouir de ce coup porté à la junte militaire ? Aucunement. La mouvance libérale et laïque incarnée par l’ancien directeur général de l’AIEA (Agence internationale de l’énergie atomique), suite au fiasco électoral des législatives, se trouve pulvérisée entre le marteau militaire et l’enclume islamiste.

Un nouveau souffle

Le temps finit par user les volontés, aussi ancrées soient elles. Le peuple d’Egypte peut-il encore trouver la force de persévérer ? Pour François Pradal, la révolution se poursuit, et l’impulsion vient de Suez[1]. La ville semble abriter une profonde « culture de résistance », non seulement issue des combats anticoloniaux, mais renforcée par l’immense enjeu industriel et commercial que les habitants du détroit ont en main. Si les partisans de la lutte continue sont minoritaires, « leur optimisme et leur sens tactique paraissent redoutable », à travers le tissage d’un puissant réseau syndical et interurbain, de Sokhna à Alexandrie.

En faisant du peuple un ennemi, le Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA) a paradoxalement aidé les égyptiens à se propulser dans l’après. La mémoire du 25 janvier et de ses martyrs n’est pas tant un soupir de nostalgie mais plutôt un message de rappel : la souveraineté populaire ne se contentera pas d’un changement factice. Aussi la manière de commémorer le 25 janvier diverge-t-elle entre le CFSA et les mouvements de jeunesse, le premier ouvrant une période de fête, les seconds un temps de deuil et de recueillement. L’évolution de la situation en Egypte, par son importance, dépasse de loin les rivages du Nil et pourra se révéler déterminante dans le prolongement du printemps arabe, ou bien son regel. C’est un peu l’exemple d’un père de famille, dont le moral et la santé se répercutent sur l’ensemble du foyer.

Punir le raïs

Nos télévisions et nos journaux se sont passionnés pour le naufrage du Costa Concordia dans la mer tyrrhénienne. Ce géant des mers, lourd et incoercible, est venu s’échouer sur un rocher banal : symboliquement, le récit fascine. Le commandant Moubarak se savait coupable d’avoir conduit son navire tout droit dans les écueils. Aujourd’hui l’embarcation s’enfonce et touche le fond, et le capitaine se défend de tout crime. Son châtiment fera justice aux victimes mais ne changera pas la réalité : le bateau continue de couler et l’Egypte reste prisonnière de sa carcasse.

Le procès de Moubarak n’est intéressant qu’à partir du moment où il constitue une étape vers le jugement de ceux qui sont toujours en place. Désormais, une lutte s’installe entre l’ancien Président, qui renvoie la responsabilité des violences aux forces armées, et le CSFA, qui peut voir dans ce procès l’occasion de blanchir le système sans perdre une once de pouvoir. En réalité, le destin de Moubarak importe peu aux égyptiens. Le peuple demande des garanties de dignité sociale, de liberté politique et de sécurité physique. Pour réaliser cela, il faudra obligatoirement changer la loi et la pratique, afin de dissocier la sphère civile et le règne militaire.

De nombreuses voix aux Etats-Unis, tel le Council on Foreign Relations se lèvent pour réclamer que le gouvernement américain cesse d’alimenter la junte en place. Si d’éventuelles sanctions sont envisageables, celles-ci ne doivent pas alourdir le fardeau qui pèse sur la population. La dimension nationale de ce bras-de-fer politique doit être préservée, dans l’attente de l’élection présidentielle. Les législatives ont permis de dessiner les grandes tendances du paysage électoral. L’émergence d’une figure charismatique chez les Frères Musulmans ne saurait tarder : l’annonce d’un candidat « d’entente nationale » est encourageante pour la suite. Encore faudra-t-il que ce scrutin ait lieu, afin de rendre aux civils leur pleine souveraineté.

Par Antoine ALHERITIERE, article initialement paru chez notre partenaire ArabsThink


[1] Lire Le Monde Diplomatique de janvier 2012, « Suez entre salafisme et révolution », p.20-21.

L’Egypte six mois après

Six mois après la révolution égyptienne qui a mené Moubarak à sa chute, les Egyptiens tentent coûte que coûte de sauver leur révolution. Mais alors que les manifestants semblent avoir perdu le soutien de la majorité populaire, l'armée, elle, a manifestement viré de bord.

Le 11 février au soir, la plupart des égyptiens célébraient le départ de Moubarak. Mais déjà, tous se posaient la même question: et maintenant on fait quoi?

Aujourd'hui, cette question est toujours d'actualité. Les réformes dont à besoin le pays sont tellement importantes qu'on ne saurait par où commencer : assurer une véritable justice sociale pour les 40% d'Egyptiens vivant sous le seuil de pauvreté, réformer le ministère de l'intérieur et les appareils de sécurité qui continuent à mener leurs exactions en toute impunité, construire la "deuxième république" égyptienne et penser ses institutions, revoir l'enseignement et les services de santé, résoudre durablement le problème confessionnel

La concrétisation de ces demandes ne se fera pas en un jour. D'où l'importance de les entreprendre au plus vite. Mais les forces politiques et les militants pour les droits de l'homme sont encore trop occupés à essayer d'empêcher le détournement de leur révolution.

L'armée dans le viseur

"L'armée et le peuple main dans la main" scandaient les manifestants de la place Tahrir. En partant, Moubarak a confié les rênes du pays aux militaires du Conseil suprême des forces armées. La décision prise le 31 janvier par ce même Conseil de ne pas tirer sur la foule a fait croire aux Egyptiens que leur armée s'était donnée pour mission de protéger la révolution.

Aujourd'hui pourtant, rien n'est moins sûr. Le Conseil suprême des forces armées multiplie les faux pas : tortures dans les sous-sols du musée égyptien au lendemain de la révolution ; tests de virginité pratiqués sur les manifestantes arrêtées; jugement de plus de 10 000 civils devant les tribunaux militaires.

Sans compter l'autoritarisme propre à toute institution militaire qui rend le dialogue et le débat avec le Conseil quasi-impossible. En témoigne la manière dont s'est déroulé le remaniement ministériel proposé par le premier ministre Essam Charaf. Sur demande des militaires, les deux ministres les plus contestés par la place ont été maintenus : Mansour El-Essawy, ministre de l'intérieur qui gère des appareils de sécurité particulièrement violents et corrompus, et Mohamed el-Guindi, ministre de la justice, jugé responsable de la lenteur des procédures judiciaires entamées à l'encontre des caciques de l'ancien régime.

Les plus optimistes se disent qu'il faut donner du temps au temps. Le Conseil suprême fait son entrée en politique. Il doit certes accepter les critiques (ce qu'il fait encore très difficilement) mais ses premiers faux-pas étaient prévisibles. L'armée est garante de la stabilité du pays. Elle est là uniquement pour diriger la transition démocratique du pays dans la bonne direction. Et surtout, elle a pris des risques énormes en choisissant de se ranger du coté des manifestants.

Au fur et à mesure que les jours passent, il est pourtant de plus en plus difficile de se laisser convaincre par ce discours. L'armée serait-elle en train de se désolidariser des manifestants de la place Al-Tahrir? Oui. En témoigne la manière dont cette même place a été vidée le premier août, par les militaires. Déjà, le 22 juillet, le décret numéro 69 du Conseil suprême accusait le mouvement des jeunes du 6 avril de vouloir "diviser le peuple et l'armée". Quelques jours plus tôt, le général Hassan el-Roweini, déclarait à la télévision publique que les militants de Kefaya et ceux du six avril recevaient des financements de l'étranger. Traduction : ces deux associations pro-démocratie, très actives depuis bien avant la révolution, sont les agents de puissances étrangères qui ont monté un complot visant à mener l'Egypte à sa perte. Lorsque l'on voit l'armée recourir à ces méthodes déjà utilisées par l'ancien régime, comment ne pas s'inquiéter?

Un procès historique?

C'est dans ce contexte particulièrement tendu qu'a eu lieu le 3 août le très attendu procès de Moubarak. Sans aucun doute, un procès historique : c'est avec beaucoup d'émotion que les égyptiens ont vu le dictateur déchu entrer dans le box des accusés. Il y a seulement quelques mois, qui aurait pu espérer assister à une telle scène ?

 Pour la première fois dans l'histoire du monde arabe,  un dirigeant autoritaire doit rendre des comptes à son peuple, devant la justice de son pays. Saddam Hussein a été conduit à sa perte par l'administration Bush. Ben Ali a eu la présence d'esprit de fuir, ce que Moubarak, dans son inconscience ou dans son arrogance, n'a pas fait, préférant se réfugier dans sa villa de Charm el-Sheikh, pensant y couler des jours heureux jusqu'à la fin de sa vie. Mais la pression populaire a fait qu'il a bien fallu organiser un procès, pour lui, ses deux fils Alaa et Gamal, et son ministre de l'intérieur, Habib el-Adly. Avec quelques mises en scène préalables cependant : l'ancien "père de la nation" allongé sur une civière, l'air malade, Gamal à ses cotés, un Coran à la main, quelques jours après le début du ramadan. Autre élément qui pourrait faire douter de la crédibilité d'un tel procès : les deux fils Moubarak, sourire en coin, ont quitté l'académie de police, serrant les mains aux officiers et aux militaires, ces derniers les guidant respectueusement vers le fourgon de police, qui devait les ramener en prison.

Face à tout cela, les égyptiens semblent partagés. Il y a ceux qui veulent maintenir la pression sur le conseil jusqu'à voir leurs demandes se concrétiser. Et il y a ceux qui soutiennent le conseil suprême et souhaitent patienter jusqu'à ce qu'une nouvelle administration civile prenne le pouvoir. C'est peut-être cette seconde catégorie qui englobe la grande majorité des Egyptiens : c'est en effet sous les hourras et les vivas que la place Tahrir a été délogée le 1er août de ses occupants qui avaient décidé de continuer leur sit-in pour défendre les acquis de la révolution. Tout comme une marche pacifique qui se dirigeait vers le ministère de la défense s'est terminée en un affrontement sanglant entre manifestants et habitants du quartier. Les accusations de trahisons se multiplient. Les journalistes ne sont pas les bienvenus, qu'ils soient étrangers ou égyptiens. Certains citoyens, prenant très à cœur l'avenir de leur pays, et croyant dur comme fer à la théorie du complot répétée à longueur de journée par les généraux du Conseil suprême, arrêtent tous ceux qui leur semblent "différents" (cheveux trop longs, faciès étrangers, tenue exubérante…) et les conduisent aux postes de police ou chez les militaires, en croyant avoir sous la main un espion.

Et il y a la majorité silencieuse. Cette majorité que l'on a crue sortie de son marasme après la révolution du 25 janvier. Mais qui semble être revenue à ses vieilles habitudes après quelques jours de promenade sur la désormais emblématique place Tahrir. Celle qui a les moyens de rejoindre la côte méditerranéenne et ses villages de vacances. Ou qui essaie de survivre tant bien que mal dans les quartiers informels de la capitale.

Mais Rome ne s'est pas construite en un jour, et parce que le pessimisme est un luxe en ces temps incertains, il faut rester optimiste. Et rappeler, à ceux qui commencent déjà à regretter les jours de l'ancien dictateur, cette sage parole de Benjamin Franklin : "Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l'une ni l'autre, et finit par perdre les deux."

Tony Gamal Gabriel

Crédits Première photo: flickr/cc/drumzo Jonathan Rachad