Sénégal : les multiples facettes du Magal de Touba

magal de ToubaLe mardi 1er janvier 2013 se tiendra dans la ville sainte de Touba (centre ouest du Sénégal), l’édition annuelle du grand Magal. Environ trois millions de pèlerins sont attendus pour ce qui représente, au sein de la communauté mouride, le plus grand évènement de l’année.

L’origine du Magal


Cheikh Ahmadou Bamba, le fondateur de la confrérie mouride, s’était assigné une mission de résistance face au colonisateur et de réhabilitation de l'Islam, non par la prise des armes mais par une action sur les consciences (Djihadou nafsou). Dans la matérialisation de ce dessein, il fut arrêté et exilé durant douze ans (sept au Gabon puis cinq en déportation en Mauritanie). Il a aussi été placé cinq autres années en résidence surveillée au Djoloff et durant toutes les années qu'il demeura à Diourbel (centre du Sénégal) où il rendit l’âme le 19 juillet 1927. Son deuxième khalife (successeur), a tenu à faire de l’anniversaire de son départ en exil au Gabon (en 1895), date que les mourides comméraient déjà, un grand moment de rassemblement, de retrouvailles et de ferveur dans la ville sainte de Touba. Cette initiative marque la naissance du grand Magal tel que nous le connaissons actuellement.

Le Magal politique


De tout temps, Touba a jouit d’un intérêt certain venant de la classe politique sénégalaise. Cet intérêt se manifeste encore plus durant la période du Magal. Les hommes politiques, de tous bords, se pressent auprès du khalife et des autres grands dignitaires mourides pour marquer le coup, recueillir des bénédictions et parfois faire passer des messages à l’endroit des disciples. C’est aussi l’occasion d’observer la différence d’approche d’un marabout à l’autre dans leurs rapports avec les hommes politiques, notamment ceux du pouvoir. Certains marabouts n’ont pour préoccupation que le bien être de leurs concitoyens surtout les plus défavorisés et ne se font pas prier pour le faire comprendre à leurs visiteurs alors que les autres ont une approche quasi mercantiliste des choses. En effet, leur soucis premier est de tirer avantage de leurs relations avec les hommes du pouvoir par l’obtention de privilèges indus.
Aujourd’hui, beaucoup divisent la descendance du Cheikh en deux parties distinctes : ceux qui perpétuent ses enseignements en promouvant ses valeurs et ceux qui, pour des intérêts personnels, le plus souvent pécuniaires, tendent à dévoyer l’héritage du saint homme.

L’héritage de Cheikh Ahmadou Bamba


L’héritage de Cheikh Ahmadou Bamba est au moins double. Elle est dans le domaine des enseignements de la religion musulmane d’abord, mais aussi au plan de l’idéologie politique née de son combat contre le pouvoir colonial français. C’est surtout ce second aspect que nous prenons le parti de survoler ici.

Dans son essai « Cheikh Ahmadou Bamba missionnaire de l’universel »(1) Moustapha Samb, docteur en communication et enseignant chercheur à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar, revient sur ce legs d’une très grande importance. Ainsi, avance-t-il, à la fin de son ouvrage, après avoir offert au lecteur une plongée dans l’histoire hors du commun du saint-homme, adossé à des recherches et à une bibliographie très riche, que : « quand un homme (…) arrive à se dresser, sans arme, sur la route des colonialistes et à les empêcher d’imposer leur style de vie, leur vision, leur culture, leur religion en cette fin du 19eme siècle où toutes les résistances étaient quasi vaincues, il mérite qu’on se donne la peine de s’attarder et de réfléchir sur les sources du courage, de la détermination et de l’assurance qu’il a incarnés. » Cette attitude de résistance a perduré chez les mourides même après l’indépendance du Sénégal. Pendant longtemps, ils ont rechigné à envoyer leurs enfants à l’école française. Aujourd’hui encore, les écoles qui dispensent les enseignements en langue française – la langue officielle du Sénégal – ne sont pas autorisées à s’installer à Touba. Cela pose, selon certains, un problème de cohérence. Pour ces derniers, dans une République, l’école doit être la même pour tous. Cependant chez d’autres, l’analyse du phénomène est plus profonde. Ils la lient à cette nécessité de revoir l’architecture et le contenu de nos programmes éducatifs basés, non pas sur les enseignements de figures nationales qui ont œuvré et écrit pour l’émancipation et l’avancement de nos peuples, mais sur un héritage colonial consommé sans trop de discernement. Pour ces derniers, continuer à nous former, à nous voir à travers les écrits des autres est une aberration et les mourides par leur trajectoire historique ont un grand rôle à jouer dans ce nécessaire changement de paradigme qui doit concerner l’ensemble de l’Afrique.

Moustapha Samb tient aussi à réhabiliter une vérité historique, de son point de vue occultée, par ces mots : « Cheikh Ahmadou Bamba était l’incarnation de l’âme, la dignité, l’identité et la personnalité des africains. Sa résistance ressemble à une leçon de civilisation, de noblesse qu’il a infligée aux occupants. Pionnier dans sa démarche car sa philosophie de la non-violence était jusqu’ici inconnue des colonisateurs. » Il est : « le premier non violent dans l’histoire des résistances. Il est donc précurseur face à Gandhi, Martin Luther King et tous les autres résistants. L’histoire de l’humanité doit retenir ce nom, Cheikh Ahmadou Bamba, le seul résistant à atteindre tous ses objectifs missionnaires sans verser une seule goutte de sang. »

L’économiste Sogué Diarisso, dans son ouvrage « Mémoires pour l’espoir »(2) va plus loin. Par sa théorie des forces motrices – ici valeurs propres à un peuple capables d’impulser son développement – il donne sa contribution sur la manière pour nos pays d’accéder au développement. « Nous devons envisager de développer comme substrat principal nos identités propres, car l’on ne duplique pas chez soi les valeurs d’un autre pour faire mieux que lui. Ce sont des sortes de lois sociologiques du développement ou plutôt une question de bon sens », dit celui qui a été, en tant que directeur de la statistique notamment, au cœur de tous les programmes de développement de son pays ces dernières années. Pour lui ce qu’il faut à nos pays pour avancer c’est : « de puissantes forces motrices… mues par des courants de pensée…assez puissantes pour transcender les clivages ethniques, sociaux, religieux et confrériques. » Elles doivent inculquer la valeur du travail, se départir de cette dépendance vis-à-vis de l’occident et être inspirées par des hommes qui sont : « une source de fierté nationale » et qui ont « une préoccupation de développement soit dans leur action quotidienne soit à travers leur philosophie. » Sogué Diarisso trouve en Cheikh Ahmadou Bamba toutes ces qualités. Selon lui, une appropriation de son héritage, expurgée précise-t-il, de toutes ces contre-valeurs promues des individus se réclamant de son école, qui tendent à la dévoyer, serait un moyen efficace d’amorcer un nouveau départ.

Le Magal économique


L’idée des autorités sénégalaises, notamment sous Abdoulaye Wade, de faire du grand Magal de Touba un jour férié avait en son temps soulevé de nombreuses réactions contradictoires au Sénégal. 

Une équipe constituée d’économistes et de spécialistes de plusieurs disciplines liées avait en 2011, sous la direction de Moubarack Lo, saisi l’occasion pour montrer, à travers une étude, l’impact de cet évènement sur l’économie du pays. On peut lire dans ce document (3) que Touba accueille 3 millions de pèlerins pendant 48 heures et que c’était plus ou moins similaire au Hajj, qui était la source de développement de la Mecque avant l’apparition du pétrole et aux « Moussems » des grands Saints au Maroc. Le Magal reste l’évènement attendu par les habitants de la ville comme nombre de sénégalais et d’étrangers pour faire fleurir leur business. Pendant sa durée, les entreprises, tous les secteurs confondus, voient leurs chiffres d’affaire augmenter grâce au dynamisme du tourisme religieux et des transferts d’argent. L’étude de Moubarack Lo se veut d’abord une approche micro et méso économique des aspects économiques et commerciaux liés à l’évènement et ensuite une approche plus globale allant dans le sens de l’impact sur les grands agrégats de l’économie nationale. Ainsi, elle a pu mesurer l’impact sur la consommation, la mobilisation de l’épargne, les taxes indirectes, les transferts de fonds, la croissance de l’économie.

La conclusion qui émane de ce travail basé sur des enquêtes minutieuses et l’utilisation des moyens humains, scientifiques et techniques adéquats est que le Magal génère une augmentation du volume d’activités de plusieurs secteurs économiques nationaux et qu’il constitue un apport considérable dans le tissu économique local.
 

Racine Demba

 

Moustapha Samb, "Cheikh Ahmadou Bamba missionnaire de l'universel, Negre international Editions, 2010, 138 p.

Sogué Diarisso, Mémoire pour l'espoir, L'Harmattan, 2012, 218 p. 

Lien vers l'étude dirigée par Moubarack Lo http://www.majalis.org/news/pdf/549.pdf

 

 

Les confréries religieuses en politique au Sénégal (1) : de la colonisation à la construction étatique

Le IXème siècle est communément retenu par les historiens comme période de l’avènement de l’Islam au Sénégal. A l’époque, il y eut un contact entre la religion musulmane et le Sénégal par la conversion du roi du Tekrour War Diaby. Jusqu’au XVIIème siècle, « l’Islam de cour », confiné dans les affaires royales, restait une affaire d’élites. A partir du XVIIIème siècle, l’islam va devenir une religion des masses sous l’action des chefs religieux : un islam des confréries[1]. Celles-ci sont des communautés de fidèles regroupés autour de chefs religieux charismatiques. La confrérie va ainsi devenir le cadre privilégié des musulmans du Sénégal ; elle va aussi imprégner toutes les sphères de la vie des fidèles du fait notamment d’un mode d’organisation spécifique.

En effet, chaque maître soufi rassemble et anime une communauté de disciples. Entre le marabout et ses disciples existe une relation de dépendance qui peut entrer dans le cadre de ce que Abdellah Hammoudi nomme « la dialectique maître/disciple »[2]. Ce lien transparait notamment dans la soumission totale du talibé (disciple en wolof, inspiré de l'arabe) à son marabout. Cette soumission, qui ne se limite pas seulement au domaine spirituel mais qui concerne également le domaine séculier, confère aux marabouts des différentes confrériques un pouvoir considérable. 

Cette naissance des confréries et le développement de leur mode d’organisation au Sénégal sont contemporains de la colonisation à laquelle les populations locales trouvent différentes formes de résistance. L’Islam confrérique en sera notamment une et cette étape marque l’entrée des confréries religieuses dans la sphère politique. Les marabouts de la Tiddianiyya mènent alors une farouche guérilla contre le colonisateur français. Quant à Cheikh Ahmadou Bamba, fondateur du mouridisme, il est vite accusé par l’administration coloniale de préparer une guerre sainte. Aussi, est-il contraint à l’exil en 1885 au Gabon.

Cependant, l’action de l’administration coloniale va être guidée par le pragmatisme qui l’amène à établir une collaboration avec les marabouts dont elle a pris la mesure de l’emprise sur les populations locales. Si l’administration coloniale avait établi un pouvoir effectif en milieu urbain, elle avait toutefois besoin du soutien des chefs religieux en milieu rural aussi bien pour mieux tenter de légitimer son pouvoir que pour bénéficier de relais locaux. En contrepartie, les marabouts ont bénéficié de la reconnaissance du pouvoir politique et d’avantages économiques considérables. Ceux ci concernaient notamment les retombées de la culture de l’arachide[3] pour laquelle le pouvoir colonial mettait à la disposition des marabouts des milliers d’hectares de terres arables. Christian COULON résume cette collaboration en ces termes : « Les marabouts avaient la haute autorité sur une grande partie de la population et jouissaient  partout d’un grand prestige moral et social. Les autorités coloniales, quant à elles, dominaient l’appareil d’Etat.  Les uns contrôlaient donc le centre, les autres la périphérie »[4].

Si l’indépendance du Sénégal en 1960 constitue un tournant politique majeur, fondamentalement, elle n’en constitue pas un pour les rapports entre les confréries religieuses et le pouvoir public. Lorsque se met en place le nouvel Etat du Sénégal et bien que la constitution stipule en son article premier que « La République du Sénégal est laïque », les nouveaux gouvernants savent qu’ils doivent s’appuyer sur les marabouts. Et comme au temps des colonies, ceux-ci sont appelés à assurer deux fonctions substantielles dans le système politique, celle de légitimation et celle d’intermédiation avec les populations locales. 

Ce soutien des chefs religieux, le Président Léopold Sédar Senghor en a bénéficié en temps de paix comme en temps de guerre, notamment lors de la crise de 1962 qui l’opposa à Mamadou DIA, alors Président du Conseil. Si DIA représentait une certaine rigueur socialiste, SENGHOR, passait pour être plus modéré et plus respectueux des féodalités politiques, religieuses et économiques. Et si lors de cette crise, les deux protagonistes sillonnent le pays pour rencontrer les marabouts des différentes confréries, ceux-ci ont choisi leur camp. A propos des marabouts, Christian COULON écrit : « Ils craignent qu’en cas de victoire, M. DIA et ses partisans n’accélèrent les transformations entreprises et ne portent par là préjudices à leurs prérogatives. Aussi lorsque le 17 décembre, dans des circonstances particulièrement troubles, quarante députés votent une motion de censure contre M. DIA, lorsque le lendemain ce dernier et ses principaux lieutenants sont arrêtés, il n’y aura aucun marabout pour élever la voix en sa faveur. Abdoul Aziz SY se retranchera dans le silence ; El Hadj Ibrahima NIASS, El Hadj Seydou Nourou TALL, Falilou MBACKE, manifesteront publiquement leur soutien à L.S. SENGHOR ».

Cette crise de 1962 est très intéressante à deux égards. D’abord parce que le recours que font DIA et SENGHOR aux marabouts prouvent à quel point ces derniers pèsent dans l’échiquier politique et la manière dont les gouvernants ont intériorisé cette donnée. Ensuite parce que cette crise révèle que les chefs religieux tiennent à leurs avantages économiques. C’est ainsi par exemple qu’en dépit de la loi sur le domaine national de 1964, dont le but était de mettre un terme aux féodalités terriennes, l’Etat a continué d’accorder aux marabouts d’énormes concessions de terres.

Le rôle important des chefs confrériques dans la vie politique sénégalaise va s’accentuer. Plus tard en effet, l’instauration du multipartisme lors de la réforme constitutionnelle de 1981 va davantage contribuer à placer les grands marabouts  dans la position d’arbitres constamment sollicités. A travers leurs « ndiggeul », ces fameuses consignes de vote, on leur prête un pouvoir redouté. Certains marabouts ont cependant su garder un certain devoir de réserve tandis que d’autres préféraient troquer leurs habits religieux pour les apparats de la politique. Et depuis l’arrivée du Président Abdoulaye Wade au pouvoir en 2000, certains sont devenus, au grand dam de la démocratie sénégalaise, de véritables marabouts politiques.

Nicolas Simel

A suivre

Les confréries religieuses en politique au Sénégal, 2ème partie : L’ère des marabouts politiques



[1] La confrérie Qadriyya, la plus ancienne des confréries du Sénégal, a été originellement fondée par le mystique soufi Abd al Qadir al-Jilani et atteint le Sénégal au cours du XVIIIème siècle. Aujourd’hui le Sénégal compte quatre principales confréries, la Qadiriyya, la Tidianiyya, la confrérie des mourides et celle des Layènes.

[2] Abellah Hammoudi, Maîtres et disciples, Editions Toubkal

[3] Jean Copans insiste notamment sur cette réalité dans son ouvrage Les marabouts de l’arachide, Paris, Le Sycomore, 1980

[4] Christian Coulon, Le Marabout et le Prince