Le printemps des pères fouettards

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Aux âmes nées, sous les tropiques, avec la passion du fouet en bandoulière, la valeur politique, ou du moins électorale, attendrait-elle un nombre très élevé d’années ?

Après le choc, les vieux. Et des vieux « durs » s’il vous plait serait-on tenté de dire.

En 2013, le septuagénaire Ibrahim Boubacar Keita se faisait élire au Mali,  avec pour plus haut fait d’arme d’avoir mâté une révolte d’étudiants alors qu’il était Premier ministre dans les années 90. De cet épisode, beaucoup de maliens ont retenu l’image d’un leader fort, capable de se montrer intraitable, intransigeant face à certains empêcheurs de gouverner en rond.

Lorsqu’il se présente devant ses compatriotes, il y a deux ans, afin de recueillir leurs suffrages, le Mali est en situation de guerre. Le pays n’a dû son salut, face à une invasion jihadiste venue du Nord, qu’à l’intervention de la France d’abord puis au déploiement d’une force multinationale. IBK fait de la reconquête de la dignité qu’aurait perdue le pays son cheval de bataille. Dans le choix de son slogan de campagne, il opte pour la simplicité et l’efficacité : « Pour l’honneur du Mali » dit-il. Ses compatriotes adhèrent. Après la gestion jugée calamiteuse de la question du Nord par Amadou Toumani Touré finalement emporté par un putsch, les incantations du nouveau chantre de la dignité assaisonnées d’un curieux mélange d’expressions en latin, pour faire savant, et en bambara, pour le côté « bon sens paysan », font le reste. Il est ainsi élu principalement grâce à une réputation surfaite de dur à cuire qui, pour ses électeurs, devait permettre d’en finir avec cette coalition hétéroclite constituée essentiellement de jihadistes et de séparatistes.

En Tunisie, Béji Caid Essebsi (90 ans) bras armé du régime policier de Bourguiba (directeur de la Sureté nationale, ministre de l’Intérieur, ministre de la Défense) dans les années 60 et 70 a aussi bénéficié de cette image d’homme à poigne pour se faire élire, à la fin de l’année écoulée, malgré son âge canonique. Après la révolution qui a chassé Ben Ali du pouvoir, les tunisiens se sont retrouvés avec les islamistes d’Ennahdha à leur tête avant de vite déchanter. Entre une économie qui peinait à redécoller, des droits constamment remis en cause, des assassinats politiques et une menace terroriste accrue, il n’a pas fallu longtemps pour convenir d’un changement de cap.  Dans la campagne qui devait les conduire au sommet, Essebsi et ses partisans ne ratèrent pas une occasion de rappeler que lors des émeutes anti-israéliennes ayant eu lieu à Tunis, en juin 1967, après l’éclatement de la Guerre de six jours, il a refusé, alors ministre de l’Intérieur, de donner l’ordre de tirer sur la foule. Que des associations de défense de droits de l’homme aient porté plainte contre lui, pour actes de torture datant de son passage à la Direction de la Sureté nationale n’y fera rien. Il réussit à se défaire de l’image d’ancien fonctionnaire zélé d’un régime autoritaire qu’ont voulu lui coller ses détracteurs arrivant à se présenter en homme sage, expérimenté mais ayant fait preuve d’assez de rigueur, par le passé, pour donner confiance dans sa capacité à gouverner en ces périodes  troubles.

Muhammadou Buhari (72 ans)  se présente comme un « converti à la démocratie ». En adoptant cette posture, ce général qui a dirigé le Nigéria, entre 1983 et 1985, à la suite d’un putsch, fait un enfant dans le dos aux théoriciens du Buharisme. Ceux qui pensent que le salut de nos pays ne peut venir que de « despotes éclairés », nationalistes, ne s’embarrassant pas de formes lorsqu’il s’agit de lutter contre la corruption, avec procès expéditifs et longues détentions arbitraires au besoin. Les atteintes aux droits de l’homme ne seraient, dans ce cas précis, que des dégâts collatéraux ou un mal nécessaire à l’instauration d’une gouvernance vertueuse. Le Buhari de 2015, qui vient d’être élu à la tête d’un Nigéria en prise avec les assauts répétés de Boko Haram,  n’est plus celui du début des années 80. Il a rangé son fouet, arboré un grand sourire, et s’est coalisé avec quelques politiciens de la race de ceux qu’il avait honni, combattu et jeté en prison, il y a trente ans. Devant l’inertie de Goodluck Jonathan face à la menace sécuritaire et à une corruption galopante, cependant, son passé d’autocrate fut un atout majeur.

Après des chocs traversés par leurs pays respectifs, les électeurs maliens, tunisiens et nigérians, ne sachant plus à quel saint se vouer, se sont tournés vers les « durs » de leur classe politique ou ce qui s’en approche le plus. On met sous pertes et profits leurs méfaits. On a besoin de leur poigne.

C’est l’application en politique, sous nos cieux, de la stratégie du choc théorisée par Noemie Klein selon qui les guerres, les catastrophes naturelles, les crises économiques, les attaques terroristes sont utilisées de manière délibérée pour permettre la mise en œuvre de réformes économiques néolibérales difficiles voire impossibles à adopter en temps normal. Pendant ou après chaque menace terroriste extrémiste conduisant à des catastrophes économiques ou humanitaires, des peuples, en toute liberté, recyclent des autocrates ou de vieux personnages au passé politique sinueux et à la rigueur dévoyée par un excès de zèle rédhibitoire, pour en faire les champions du redressement citoyen, sécuritaire, économique.

Mais à chacun ses priorités, les peuples meurtris ou menacés veulent des hommes forts à leur tête. L’avenir appartiendrait alors à ceux qui, munis d’une matraque ou d’une corde, se lèvent tôt, se couchent, se relèvent, savent être patients, attendent leur tour, et ramassent le pouvoir après qu’un bain de sang, une pluie de larmes et une vague d’indignation l’aient entrainé dans la rue. Souvent, ils ne font pas grand-chose de ce pouvoir acquis par défaut.

IBK a rendu les armes face à ceux qu’il considérait comme des quidams à museler par tous les moyens ; ses incantations n’y ont rien fait, il leur a  abandonné Kidal. Après les slogans aux relents de fermeté, le renvoi à un passé glorieux de toute sa brutalité, les déclarations d’intention de rigueur … la réalité de l’impuissance.

Essebsi a choisi un Premier ministre qui a attendu l’attentat du musée du Bardo pour organiser une purge dans la police tunisienne. Il a peut-être l’excuse du nouveau venu. A peine s’est-il installé que les terroristes frappaient. Mais n’avait-il pas promis des solutions clé en main du fait de son expérience dans  la répression des fauteurs de troubles et autres citoyens indélicats ?

Le nouvel homme fort d’Abuja arrive auréolé de son passé de tyran. « Les crimes de Buhari »  c’est le titre d’une pièce de Wolé Soyinka. Ce charmant monsieur doit être bien malheureux dans un monde où ces crimes qu’il dénonçait à ses risques et périls sont devenus un atout pour le criminel en question. Il se consolera en se disant que face aux abjections de Boko Haram, un enfant de chœur ne saurait faire l’affaire. Il fera confiance à son peuple qui, confronté au choix entre des gens pas très recommandables, selon les critères les plus répandus de nos jours, a choisi le moins pire.

A tous les dictateurs, apprentis dictateurs ou hommes liges de dictateurs, déchus ou en disgrâce, le message est le suivant : rien n’est perdu ; si vous êtes relativement jeunes et si dans 20 ou 30 ans les menaces sécuritaires, la corruption, l’incivisme sont toujours d’actualité dans votre pays, quoi que vous ayez fait de votre passage au pouvoir, vous avez de réelles chances d’être vu comme le messie. Entourez vous de spin doctors et de relais efficaces à tous les étages de la société, ne vous encombrez pas de considérations trop techniques, n’ayez d’autre programme que de rendre au peuple sa dignité, au pays son honneur, de mâter les fauteurs de troubles, de discipliner les esprits égarés et faites de la lutte contre la corruption votre cheval de bataille. Si au moment où vous dites cela, vous êtes riche comme crésus et cela du fait, en grande partie, de votre passage au pouvoir, ça ne changera rien. Le peuple est indulgent, il sait tout pardonner et/ou oublier lorsqu’il est à la recherche d’une icône. 

Nous accorderons, tout de même, le bénéfice du doute aux thuriféraires du buharisme conquérant. Sanusi Lamido Sanusi, ancien gouverneur de la banque centrale du Nigéria devenu émir écrivait, en 2001, alors que le général briguait déjà le suffrage de ses concitoyens, ceci : « le Buharisme était un régime despotique mais son despotisme a été historiquement déterminé, rendu nécessaire par la tâche historique de démantèlement des structures de dépendance et l’émergence d’une nation tournée vers un modèle autre que l'accumulation primitive. Sous son meilleur jour, Buhari a peut-être été un Bonaparte ou un Bismarck. Dans ses pires moments, il peut avoir été un Hitler ou un Mussolini. Dans les deux cas, le Buharisme, s’il avait atteint sa conclusion logique, aurait posé les bases d'une nouvelle société. Son renversement a marqué une rechute, un pas en arrière ».

Toutefois, tout buhariste qu’il est, l’émir de Kano ne fait pas partie des hystériques et autres inconditionnels de la cause. Il a tôt fait de mettre un bémol. « Je crois, disait-il, que Buhari a joué un rôle honorable dans une époque historique particulière mais, comme Tolstoï et Marx, je ne crois pas qu'il puisse rejouer ce rôle. Les hommes ne font pas l'histoire exactement comme il leur plait mais, comme l'écrivait Marx dans Le 18 Brumaire, ils la font dans des conditions héritées du passé. Muhammadu Buhari, comme général de l'armée, avait plus de place pour manœuvrer qu'il ne pourra jamais espérer en avoir dans l’espace politique nigérian ». Et de poursuivre : « dans un pays de 120 millions d’habitants, nous pouvons faire mieux que de limiter notre choix à un petit groupe. Je pense que Buhari, Babangida et Obasanjo devraient simplement permettre à d'autres de montrer ce qu’ils valent au lieu de croire qu'ils ont le monopole de la sagesse »… Prés de quinze ans se sont écoulés depuis qu’il a écrit ces mots ; le sage Buhari, aidé du sage Obansanjo, a fini par reconquérir le pouvoir. La nouvelle génération de leaders nigérians valables devra attendre. En son sein, il n’y  a personne pour rassurer le peuple ; elle ne regorge pas de dictateurs convertis.

Racine Assane Demba

Goodluck President Buhari !

-Le peuple du Nigeria a tranché ! Muhammadu Buhari vient de remporter la présidentielle contre le sortant Goodluck Jonathan. La victoire de Buhari est un symbole de la volonté exprimée par le peuple nigérian de goûter au changement. Même si l'élan populaire s'est agrégé sur le charisme et les promesses d'un homme de 72 ans.

Après plusieurs défaites successives, Buhari accède enfin à la magistrature suprême par la voie des urnes. C'est une belle victoire que remporte cet ancien général, réputé homme de poigne, converti à la démocratie (aime-t-il le clamer) après une première expérience de 20 mois à la tête de l’État suite à un coup d’État.

Goodluck Jonathan devait partir. Il est parti non sans se frayer un petit passage dans l'histoire pour avoir passé le – peu traditionnel – coup de fil à l'adversaire pour reconnaître sa défaite.

Jonathan aura été un dirigeant de plus dans la longue liste de dirigeants ayant conduit le Nigeria dans le désastre. Cet homme aura représenté jusqu'à la caricature le dirigeant politique, irresponsable, incompétent et peu soucieux du destin de son pays ou de la souffrance de ses concitoyens.

L'alternance institutionnelle est la respiration naturelle de la démocratie

Malgré les peurs et les prédictions négatives, le Nigeria est parvenu à organiser un scrutin transparent et démocratique. Cela est à mettre à l'actif de l’État et surtout de Attahiru Jega, l'impressionnant président de l'INEC, la commission électorale du pays.

Après six coups d’États, des violences post électorales dramatiques, le pays vient de connaître sa première alternance démocratique. C'est à l'issue de trois tentatives avortées que Muhammadu Buhari devient enfin le président du Nigeria et met fin à seize années de règne sans partage du PDP (Parti Démocratique Populaire).

Les difficultés commencent pour le président Buhari. Il a remporté la bataille électorale mais il lui reste à gagner la guerre de transformation radicale du Nigeria qui prend les allures d'un scandale mondial tellement les paradoxes y sont nombreux et souvent incompréhensibles.

Première puissance économique africaine et première démographie, le Nigeria n'en demeure pas moins un pays englué dans un climat social gangrené par la corruption, la pauvreté et la précarité des populations. La chute des cours du pétrole place davantage le pays dans une situation économique sous tension car la croissance du PIB, issue notamment des revenus du pétrole, n'est guère inclusive et laisse à la marge des millions de personnes. Deux tiers des Nigérians vivent en deçà du seuil absolu de pauvreté avec moins de un dollar par jour.

Les chantiers de Muhammadu Buhari

Goodluck a perdu la présidentielle parce qu'il avait auparavant perdu la confiance de la majorité des Nigerians sur sa capacité à apporter une réponse efficace au défi posé par la puissante secte Boko Haram. La gestion catastrophique du dossier des centaines de jeunes filles enlevées à Chibok en est la parfaite illustration.

Les défaites militaires de l'armée nigériane et son incapacité à protéger les populations des massacres de la secte sont symboliques d'une absence d’État qui puisse assurer le minimum sécuritaire à une population livrée à elle-même face aux abominations des hommes de Shekau. Sur ces pages j'ai déjà mentionné le comportement scandaleux d'Aso Rock lors du massacre de 2000 personnes à Baga.

Pis, les Nigérians n'ont pas seulement perdu confiance vis-à-vis de l’État qui a pour mission de les protéger, ils ont aussi le sentiment d'avoir perdu la dignité que confère la capacité à relever les défis qui se sont dressés face à eux. Les récentes victoires sur la secte dans le Nord du pays sont survenues grâce à l'engagement des troupes camerounaise, tchadienne et nigérienne (pays pourtant largement plus pauvres que le Nigeria) aux cotés de la soldatesque nigériane.

Le premier chantier de Muhammadu Buhari est de trouver une solution à Boko Haram. A ce propos, il promet d'armer les militaires nigérians, d'améliorer leur formation et de mieux renforcer le volet renseignement. S'il est attendu au tournant des actes concrets, son discours ferme peut d'ores et déjà rassurer sur une réelle prise en charge du fléau Boko Haram dont la récente allégeance à Daech est plus qu’inquiétante. De la nouvelle orientation sécuritaire nigériane vis-à-vis des terroristes dépend l'issue de toute cette zone du continent dont l'équilibre est menacé. Sans un Nigeria (épicentre de la menace Boko Haram) fort et engagé vis-vis des hommes de Shekau il est illusoire d'arriver à anéantir la secte dans la sous-région.

L'autre urgence pour le nouveau numéro Un nigérian est celle de la construction d'une véritable unité socle d'un destin commun qui fait défaut au Nigeria. Et à beaucoup d'autres pays africains. En 2011, les résultats électoraux avait confirmé la division du pays entre un nord musulman et un sud chrétien. En 2015, la pitoyable présidence Jonathan a – de façon involontaire – donné un semblant d'atténuation de la division du pays entre un Sud chrétien et un Nord musulman et ses États où règne l'application de la Charia.

Si Jonathan réussi la « prouesse » de perdre des États traditionnellement hostiles à un candidat du Nord, les chiffres du scrutin du 28 mars montrent encore la prégnance d'une rupture résiduelle d'une absence de nation à laquelle il faudra trouver une solution qui sera certes longue et douloureuse. Outre, les chiffres soviétiques du vainqueur dans les États du Nord notamment à Kano et Zamfara, les scores stratosphériques de Jonathan dans les États d'Abia, de Rivers, du Delta et de Bayelsa annoncent clairement qu'il sera difficile pour Buhari d'être le président de tous les Nigérians. Il lui faudra, par le courage des actes et le sens des symboles, réussir à amorcer le processus d'une véritable unité nationale.

Heureusement que le discours de l'ancien général a changé sur la Charia dont il n'était pas contre l'application sur tout le territoire national en 2011. En campagne il a dorénavant assuré qu'il garantirait la liberté de culte pour chaque nigérian. Des actes clairs en faveur de la laïcité harmonieuse du pays serait un grand pas en avant.

L'Afrique de l'Ouest a besoin d'un Nigeria fort, offensif économiquement et distingué politiquement. Il a un leadership à assumer dans la sous-région d'abord, puis sur le continent ensuite en vue de servir de locomotive et d'exemple à une nouvelle ambition hégémonique africaine. Peut-on compter sur President Buhari ? Wait and see.

 

Hamidou ANNE

 

Politique nigériane : petits arrangements entre camarades

IBB, OBJ and GMBLe 14 février prochain, le Nigéria première puissance du Continent organise une élection présidentielle importante pour l’avenir incertain d’un pays englué notamment dans la violence avec Boko Haram. Ce scrutin – certainement le plus ouvert de l’histoire du pays – pourrait déboucher sur une grande vague de violence. Terangaweb.com consacre un dossier à cette présidentielle nigérianne dont le premier article, signé par Tity Agbahey, s’intéresse aux relations ambigües au sein de la classe politique du pays.

 

Le 14 février, les électeurs nigérians se rendront aux urnes pour choisir leur (nouveau) Président. Dans ce pays de près de 178 millions d’habitants, première économie du continent africain, ce rendez-vous est surtout un moment angoissant puisqu’il s’accompagnera presqu’inévitablement de violences. Pourtant, cette année, le jeu électoral en vaut la chandelle parce qu’il pourrait aboutir à la première alternance depuis 1999, date du retour au régime civil, date aussi, depuis laquelle le People’s Democratic Party (PDP) est au pouvoir. Son candidat Goodluck Ebele Jonathan est opposé à Muhammadu Buhari, candidat du All Progressives Congress (APC), une jeune coalition de partis d’opposition qui a vu le jour en juillet 2013. Si Buhari remporte ces élections, le Nigeria sera dirigé par un parti autre que le PDP, une petite révolution. Vraiment, toute petite. Car, en réalité, au Nigeria, il n’y a pas de hasard. La politique est un arrangement entre amis. Les sorts de plus de 100 millions d’âmes sont entre les mains d’une infime minorité de gens, toujours les mêmes.

De façon ironique, alors que les détracteurs du Président Jonathan l’ont affublé du titre peu enviable de « pire président que le Nigeria ait connu », son élection en 2011 avait suscité beaucoup d’espoir dans ce pays où la classe politique se renouvelle très peu. Jonathan s’était présenté il y a 4 ans comme l’homme du peuple, sans attaches dans les hautes sphères, originaire d’une minorité ethnique sous-représentée en politique. Dans un pays immensément riche avec une population pourtant majoritairement pauvre, l’on s’est identifié à cet homme qui raconte sans détour son enfance modeste pendant laquelle il se rendait à l’école « sans chaussures et sans sac ». Il n’est pas militaire et n’a jamais dirigé le pays à ce titre. Casier vierge.

Son ascension politique même, ressemble à un accident : en 2005, alors vice-gouverneur, il est nommé Gouverneur de son Etat natal de Bayelsa après que Diepreye Alamieyeseigha, le Gouverneur en place, ait fait l’objet d’une procédure de destitution. Deux ans plus tard il rejoint Abuja en qualité de vice-président d’Umaru Yar’Adua ; lorsque celui-ci décède en 2010, Jonathan se retrouve à la tête de cet immense pays. Sans attaches, dit-il. Ni parmi les tout puissants hauts gradés, ni dans la classe politique. Sa mission était presque vouée à l’échec dès le départ. Car la politique au Nigeria a longtemps été l’affaire des militaires (qui ne sont jamais bien loin, aujourd’hui encore) avant de devenir celle des civils. Certains civils. Toujours les mêmes. Au Nigeria on n’aime pas le hasard. Pourquoi laisser le choix aux citoyens lorsqu’on peut s’arranger entre amis ?

En 2006, voyant venir la fin prochaine de son second mandat, le Président Obasanjo tenta de modifier la Constitution pour pouvoir se présenter une troisième fois à des élections. Un projet que le Sénat nigérian rejeta sans ambages, ne laissant pas d’autre choix à Obasanjo que de se retirer en 2007, à la fin de son second mandat pour vivre pleinement sa vie de vieux sage qui ne se prive pas pour dire, à qui ne veut pas l’entendre, ce qu’il pense des acteurs politiques de son pays. Mais il y a tellement d’autres façons de gouverner! En vertu de cette règle tacite du zoning par laquelle le pouvoir doit alterner entre ressortissant du Nord et ressortissant du Sud, la succession d’Obasanjo, un Yoruba (ethnie du Sud), devait revenir à un personnage du Nord.

Le Président sortant soutient –impose, en réalité- la candidature d’Umaru Yar’Adua, gouverneur de Katsina et frère de Shehu Musa Yar’Adua, vice-président de…Olusegun Obasanjo lorsque celui-ci a dirigé le pays sous le régime militaire de 1976 à 1979. La politique nigériane ressemble à un mauvais film : les personnages sont toujours les mêmes, ils changent juste de position et de titre. Ainsi donc, Obasanjo a été président de 1976 à 1979 sous régime militaire avant de l’être à nouveau de 1999 à 2007, sous régime civil. A la fin de son mandat, il a été remplacé par Umaru Yar’Adua, le frère de celui qui fut son vice-président de 1976 à 1979. Il faut suivre, avec les politiques nigérians.

Les sympathisants de Goodluck Jonathan soutiennent que c’est justement cette absence d’accointances avec le gratin politico-militaire qui a nui au natif de Bayelsa, car certains hommes politiques mal intentionnés auraient nourri Boko Haram jusqu’à en faire le monstre qu’il est aujourd’hui afin de s’en servir pour décrédibiliser Jonathan. Qu’à une époque de son existence, Boko Haram ait été soutenu par des gouverneurs du Nord, cela est assez probable mais dans tous les cas il y a longtemps que le monstre a échappé à tout le monde. Il terrorise aussi bien au Nord qu’au Sud et sans distinction de religion ou d’ethnie. Le Nigeria perd des portions entières de son immense territoire au gré de la progression du groupe terroriste. La situation est alarmante et humainement dramatique.

En 2011, on a cru que Jonathan serait un facteur de changement, lui qui n’était pas (encore) rompu à la corruption, à l’indécence et au ridicule. Mais le rêve américain n’est pas nigérian. En 2015, meurtri, touché dans sa fierté, terrorisé et désespéré, le Nigeria est tenté de fermer la parenthèse (pas) enchantée. L’alternance politique, la vraie, peut attendre. Pour le moment, on a besoin d’un sauveur. Et comme souvent on n’est pas allé le chercher bien loin. Muhammadu Buhari séduit ceux qui espèrent une réponse radicale aux nombreux maux du Nigeria. Dans le soap opéra qui se joue à la tête de ce pays depuis 1960, Buhari a déjà tenu quelques rôles : Général, Ministre du Pétrole et des ressources naturelles sous la Présidence d’Obasanjo (celle de 1976 à 1979) et, surtout, Président lui-même de 1983 à 1985. Depuis, il n’a cessé de tenter un retour en politique. Trois fois candidat malheureux (2003, 2007, 2011), il se présente pour la quatrième fois et pourrait bien réussir cette fois-ci. Le Nigeria a besoin de sang neuf, disent ses partisans.

Le sang neuf a 72 ans. Mais peu importe, c’est l’expérience qui compte. Une expérience acquise en même temps que de vieilles connaissances: Babangida, Yar’Adua et l’indétrônable Obasanjo. Nigeria dey oh !

 

 

Tity Agbahey