Récit d’une initiation à la musique Sud-Africaine : Ceci est une confession

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Un Uhadi
Souvent, projetée hors de moi-même par les entrechocs furtifs et brutaux des corps dans le métro parisien, je me réfugie dans un songe, éveillée, et je caresse une idée : un jour, bientôt je m’exilerai en Afrique du Sud, ce pays que j’adore sans le connaître. Naïve, je l’imagine grandiose, réconfortante, cette terre d’accueil où les opportunités seraient aussi nombreuses que les vagues qui se heurtent sur le rivage des vastes plages du Cap, de Knynsa ou de Clifton.

En réalité, j’en sais bien peu sur l’Afrique du Sud et à l’évidence je n’en apprendrai pas davantage à travers des excursions psychiques bizarres. Mortifiée, mon âme vagabonde se résigne à rejoindre mon corps et reprendre possession de la réalité dans le métro lugubre de la ville lumière. Il y a de cela quelques semaines, à mon retour d’une de ces pérégrinations, m’ayant sans doute prise en pitié ou dans un besoin de vengeance contre ce métro qui maudit son charme, Paris m’a offert un cadeau digne de son statut de capitale de la culture . J’appris que pendant près de sept mois (de mai à décembre 2013), elle mettait à l’honneur le pays des Bafana-Bafana et de Nelson Mandela  durant la Saison de l’Afrique du Sud en France.

C’est ainsi que samedi dernier je me rendis, toujours en métro, à l’Opéra national de Paris à Bastille pour assister au spectacle « Musique d’aujourd’hui, Musique Xhosa » dans le cadre du Festival d’Automne à Paris. Mes oreilles, complices de mon esprit nuisible et particulièrement excitées à l’idée d’assister à ce concert, avaient d’ores et déjà désigné les sonorités qui allaient m’accompagner dans ma découverte de la musique Sud-Africaine. Bien entendu, il y aurait une chorale composée de solistes, ténors, barytons, des tam-tams et des xylophones orchestrant un de ces chants puissants rappelant la bande son du Roi Lion.

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Michael Blake
La déception ne se fit pas attendre. En pénétrant dans l’amphithéâtre, je fus d’abord inquiétée par le grand piano à queue qui occupait la scène et les pupitres sur lesquels reposaient des partitions. Bref, un décor on ne peut plus classique. Je m’intéressais ensuite au public et là je fus troublée par son homogénéité : il se composait dans la quasi-totalité d’hommes et de femmes de type caucasien et d’âge mûr. Je me rassurais en me disant qu’après tout je me trouvais dans un Opéra, un samedi soir dans un quartier réputé pour ses bars et autres restaurants branchés… D’autre part, mon attention fut attirée par une femme noire d’un âge avancé assise de l’autre côté de l’amphithéâtre vêtue des habits traditionnels sud-Africains. L’espoir de retrouver une représentation similaire à celle imaginée dans le métro fut peu à peu ravivé.

Pourtant, lorsque s’avança le premier groupe d’interprètes sur la scène, je compris que le spectacle qui allait se dérouler devant mes yeux questionnerait en tous points ce que j’avais pu imaginer à- propos de la musique Sud-Africaine et bousculerait jusqu’à ma conception de la culture Africaine. J’allais en fait assister à un spectacle en deux parties : la première constituée de musique savante, appelée  « art Music » en Afrique du Sud et la deuxième de musique traditionnelle Xhosa.

L’ « art music » s’est développée au XXe siècle sous l’influence des musiques modernistes et postmodernistes européennes et est pratiquée et composée en grande majorité par la population blanche. Aujourd’hui, les compositeurs Michael Blake, Clare loveday ou encore Angie Mullins perpétuent cet héritage et leurs compositions sont jouées dans le monde entier. Leur univers musical repose essentiellement sur un mélange entre des instruments classiques – flûte, hautbois, piano, violoncelle – et des musiques rurales pour arc musical et un travail électronique. Quelques pièces sont également accompagnés d’une voix qui récite des poèmes ou fredonne quelques notes. Mes oreilles se reposèrent donc sous le son du piano dans Shades of Words mais furent particulièrement surprises au moment de Developing Nation déroutées par le mélange nouveau du  piano et de l’électronique.

Pour ce concert à l’Opéra Bastille, s’est joint à eux Andile Khumalo, compositeur Sud-Africain noir de renom et professeur à la Wits University de Johannesbourg et à l’université de Columbia University à New York. Il présenta ce soir-là deux compositions, Shades of Words et Cry Out, interprétées par un pianiste, un violoncelliste un flûtiste accompagnés d’un percussionniste et d’un alto.  

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Mantombi Matotiyana
Je compris qu’une deuxième partie du spectacle s’ouvrait lorsque je vis la dame aux habits traditionnels s’approcher sur la scène accueillie par un tonnerre d’applaudissements. Cette dame, Mantombi Matotiyana, est l’une des plus grandes praticiennes de la musique Xhosa. Sa musique s’inscrit dans la tradition des musiques d’arcs sud-africaines avec deux instruments qui lui sont propres : l’uhadi et l’umrhubhe. Il s’agit de deux arcs en corde frappé pour le premier et frotté pour le deuxième. Pour ce spectacle dirigé par M. Blake, les morceaux sont préenregistrés et travaillés sur l’ordinateur puis utilisés en bande son pendant le direct. Sa prestation forçait à l’admiration par sa capacité à produire des sons si authentiques et uniques à l’aide de son inépuisable souffle et de ses instruments atypiques.

Le concert s’étendit sur 1h30 et s’articula autour de 10 morceaux durant lesquels mes sentiments étaient profondément partagés. D’une part, je parvins à me laisser emporter par les sons mélodieux des instruments classiques – Quatuor à cordes n°3 Nofnishi de Michael Blake ; Cry Out d’Andile Khumalo-  mais de l’autre je n’arrivais pas à comprendre, et encore moins à pénétrer l’univers de ces compositeurs. Les morceaux articulant passages calmes et moments d’une rare violence me laissaient perplexe et me condamnaient à m’interroger, pendant ces minutes qui me paraissaient très longues, sur ma présence dans l’amphithéâtre et mon envie de connaître la musique Sud-Africaine.

Une semaine après, j’avoue ne pas encore avoir compris la relation que la musique traditionnelle Xhosa tente de nouer avec la musique de chambre de d’Andile Khumalo ou la musique expérimentale de Pierre-Henri Wicomb. A vrai dire, j’ai été confrontée à travers ce concert a une des expériences artistiques les plus déroutantes qu’il m’ait été donné de vivre. Je suis sortie de l’Opéra Bastille avec de nombreuses questions qui pour la plupart demeurent sans réponses à ce jour. Mon aventure Sud-Africaine s’est ainsi révélée plus dépaysante que ce que j’avais pu imaginer car cette rencontre musicale m’a éloignée des représentations traditionnelles, très incomplètes et surement stéréotypées de la culture Africaine.

Si la musique Xhosa m’a sincèrement séduite et que Mantombi Matotiyana me fit l’impression d’une grande dame digne et chaleureuse, je doute que je retenterai l’expérience de la musique expérimentale. Par contre, il est certain que dans mon voyage à la découverte de l’Afrique du Sud, je me tiens désormais prête à découvrir des arts divers et variés qui peu à peu m’amèneront peut-être à saisir l’immense richesse culturelle de ce pays.

Muna Soppo 

« Le démagogue », Chinua Achebe

On ne présente pas Chinua Achebe. On parle de lui, on discute de son œuvre. Il suffit de mentionner son roman « Le monde s’effondre », le plus célèbre de tous et qui, seul, suffit à rendre à l’auteur ses lettres de noblesse pour rappeler son talent dans la mémoire collective. Notons seulement quelques faits remarquables pour un lecteur qui aurait pu, au travers de hasards malencontreux, manquer de croiser ce romancier de génie.

Chinua Achebe est l’un des auteurs africains les plus respecté de sa génération et remporte certainement la première place au palmarès nigérian. Né en 1930 à Ogigi dans l’état d’Anambra, il y poursuit une scolarité remarquable jusqu’à ses études supérieures. Son intelligence vive le prédestinait à un avenir brillant. Contrairement à nombre de ses pairs, il se refuse pendant de longues années à l’exil en Occident et préfère demeurer dans son Nigéria natal. Il s’y attèle par différents biais, à la turbulente reconstruction du pays après la décolonisation, déstabilisée entre autres par maints coups d’états et les guerres civiles. Il occupe ainsi des postes d’éditeurs dans plusieurs grandes maisons nigérianes dont « African Writers », une maison qu’il fonde en 1962. Il s’illustre également lors de la guerre civile de 1967 à 1970 au cours de laquelle il se positionne en faveur de l’indépendance du Biafra et il va jusqu’à plaider cette cause aux Etats-Unis.

L’œuvre de Chinua Achebe est particulièrement reconnue et appréciée car ses romans constituent une véritable encyclopédie des mœurs et coutumes ou encore déboires politiques du Nigéria, malgré leur caractère fictionnel. "Le démagogue", son quatrième roman paru en 1966 ne déroge pas à cette règle. Le lecteur y suit un face à face entre deux hommes : le narrateur Odili, un jeune professeur dont le cours de vie tranquille est bouleversé par des retrouvailles avec son ancien maître d’école, Chef Nanga, récemment nommé ministre de la culture, en visite officielle dans leur village natal. Heureux de cette rencontre, Chef Nanga, qui nourrit de grandes ambitions politiques décide donc de se positionner en figure tutélaire pour Odili, y voyant la parfaite occasion de récolter les supports locaux pour sa prochaine campagne de réélection.  

Chef Nanga joue à « l’homme du peuple » (« A man of the people », comme l’indique la version originale du roman) auprès de son électorat mais se révèle dès les premières lignes comme un politicien malhonnête et corrompu détournant les fonds pour construire des bâtiments sans utilité publique. On imagine donc aisément Odili comme son parfait opposé : un jeune homme préférant une vie modeste et peu ambitieuse dans un petit village, refusant de s’impliquer dans les tumultes politiques du pays dont les solutions se décident à la capitale. Pourtant, lorsque l’orgueil d’Odili se trouve heurté, il met progressivement en lumière ses passions destructrices en décidant d’affronter son ancien maître sur un terrain qu’il maîtrise mal : la politique. En réalité, peu à peu, s’amorce une violente confrontation entre passions, vices et appétits voraces propulsant ainsi le roman bien au-delà de l’évident conflit de générations entre deux hommes ou même deux mouvements de l’histoire.

Sans doute ce roman est l’un des plus durs écrit par Chinua Achebe car la violence y est omniprésente et n’épargne personne. Les relations hommes-femmes, la perdition de la jeunesse, notamment féminine, et la quête insatiable de l’influence politique et financière qui n’a pour unique but que de maintenir la domination des uns sur les autres sont autant de thèmes qui ne tiennent qu’à ce sentiment. Finalement, il n’y a que la mort qui sauve. Reste encore à trouver qui doit être sacrifié et mesurer la portée symbolique, si tant est qu’il y en ait une, de cette perte. Corruption, initiation au combats politiques, intimidation des opposants, perdition des mœurs, tous les éléments sont présents pour faire du Démagogue une satire du Nigeria des années 1960 sur lequel l’auteur porte un regard tristement pessimiste et pourtant ô combien visionnaire.

Muna SOPPO

Chinua Achebe, A man of the people, William Heinemann, African writers series, 1966. 160p.
Bibliographie : http://www.notablebiographies.com/A-An/Achebe-Chinua.html#b
 

« Xala », d’Ousmane Sembène

« Je n'ai pas réussi à bander ».

Si l'intégralité du récit pourrait se résumer à cette phrase appuyée par une note de bas de page indiquant pour les non initiés que le mot « xala » signifie « impuissance » en langue wolof, il mérite toutefois une attention particulière afin d'y discerner les véritables enjeux essentiels. C'est en fait une véritable critique de la société sénégalaise qui se dessine en filigrane dans ce cinquième roman d'Ousmane Sembène paru en 1975. L'ouvrage est indiscutablement ancré dans le contexte postcolonial immédiat dans lequel évolue l'auteur, mais il semble néanmoins porter à la lumière, une satire sociale qui garde une certaine résonance dans l'Afrique contemporaine.

Le personnage principal, El Hadji Abdou Kader Beye, quinquagénaire et membre du « groupe des hommes d'affaires » est un de ces hommes qui aime à se penser important dans la microsociété d'élites postcoloniales dakaroise. Le sarcasme de l'auteur sur la condition du personnage est tout à fait poignant tout au long de l'œuvre et est notamment caractérisé par l'emploi de guillemets pour définir son secteur d'activités. El Hadji Abdou Kader Beye et ses semblables ne sont en réalité, en dépit de leur arrogante posture anticolonialiste, que des exécutants à la solde d'administrateurs coloniaux tirant les ficelles. Peu rassasié par son train de vie matérialiste et extravagant, El Hadji Abdou Kader Beye cherche à renforcer son influence et l'admiration de ses pairs en accumulant les femmes et le roman s'ouvre avec l'annonce d'un troisième mariage. Ironie du sort, El Hadji est frappé par le xala, lors de sa nuit de noce avec Ngone, la jeune fille qu'il a choisie pour troisième femme. Nul ne doute que la sanction lui paraisse aussi imprévisible qu'humiliante étant donnée la haute estime qu’il voue à sa personne. Époux de deux femmes, chacune avec ses caprices et ses exigences, il se doit de les visiter dans leurs villas respectives trois nuits par semaine et de les satisfaire, impuissant ou pas. Il y a aussi les onze enfants à entretenir dont l'aînée, Rama, l'aînée aux instincts révolutionnaires et qui s'oppose à la polygamie de son père. Comment El Hadji pourrait-il désormais supporter toutes ces responsabilités alors qu'il est incapable d'assurer une érection dans son propre lit ?

L'histoire racontée dans la centaine de pages qui composent la nouvelle est en effet celle d'un homme qui se retrouve impuissant au moment de consommer son union avec sa femme pendant leur nuit de noce et celles qui suivent. Pourtant peu à peu, le lecteur est amené à comprendre que ce sont tous les personnages gravitant autour du nouveau couple qui sont mis à mal par cette irruption du xala. Qu'on ne s'y trompe donc pas: le xala est loin d'être l'affaire exclusive de deux jeunes mariés qui se retrouvent dans une situation qu'on imagine aisément frustrante mais somme toute privée puisque confinée dans les quatre murs de leur chambre de noce. En réalité, si l'impuissance d'El Hadji Abdou Kader Beye se trouve au centre de cette histoire, c'est surtout parce qu'à travers et autour d'elle se construit un circuit de relations et d'événements qui dépassent la passagère mauvaise fortune d'un homme.

Alors qu'El Hadji Abdou Kader Beye s'interroge désespérément sur les raisons de son impotence, il en vient à soupçonner tous les membres de son entourage et engage des sommes astronomiques pour payer marabouts et autres guérisseurs afin de le débarrasser de cette malédiction. Si cet homme a manifestement noyé ses actions d'autrefois dans une vie luxueuse de parvenu, ce n'est certainement pas le cas de celui ou celle qui cherche à le punir par ce mauvais sort. Il lui faudra donc prêter une oreille particulièrement attentive afin de l'identifier. C'est dans cette aventure déroutante qu'Ousmane Sembène invite le lecteur.

Muna Soppo