Ouganda : A la croisée des chemins

Surnommée la "perle de l'Afrique" pour la richesse de sa faune et de sa flore, l'Ouganda est un concentré de la diversité du continent africain. Dans un registre plus prosaïque, le pays pourrait également s’enorgueillir d'une histoire contemporaine riche en rebondissements. Raccourci saisissant là également de la variété des situations socio-politiques connues jusqu’à nos jours sous les latitudes africaines . Le roman national ougandais depuis l’indépendance (1962) se lit comme un drame, chaque nouveau chapitre venant bousculer le précédent dans une succession ininterrompues de péripéties qui font constamment tanguer le pays, mais sans jamais le faire sombrer définitivement : Lutte de pouvoir initiale entre les tenants de la Monarchie et les partisans de la République, jusqu’à la victoire de ces derniers. Ce sera la première ère Milton Obote. Une accalmie qui sera vite troublée par le coup d’État et la prise du pouvoir par l'ubuesque Idi Ami Dada au cours de la "décennie maudite (années 70)". Puis, renversement de celui-ci par une large coalition d'adversaires résolus et retour aux affaires d'Obote (appelée souvent par dérision l’ère Obote II). Mais rapidement des dissensions insurmontables, la reprises des hostilités et l'accession au pouvoir de Yoweri Museveni, ci-devant chef de l’état ougandais depuis 1986.

Situation géographique de l'Ouganda

Un quart de siècle qui n'aura pas été avare aussi en aventures…. et mésaventures : Un retour à l'ordre et à la stabilité dans la majeure partie du pays, mais une région Nord dévastée par les affres de la guerre civile, née dans le sillage du sulfureux mouvement de la Lord's Resistance Army (LRA ou Armée de résistance du Seigneur). Une croissance économique retrouvée et une amélioration significative des principaux fondamentaux (éducation [lire à ce sujet une étude en anglais de la banque mondiale, page 20 ] et santé notamment), mais un État encore imparfait où les accusations de complaisance, népotisme et corruption défraient régulièrement la chronique. Une puissance géopolitique respectée dans la sous-région, qui a cependant vu une partie de son crédit entamée par son rôle dans la guerre civile au Congo et par sa difficulté à stopper la folie pseudo-messianique et meurtrière d'un Joseph Kony dans ses provinces septentrionales. Une culture et des acquis démocratiques conquis progressivement, mais aujourd'hui remis en cause par une dérive autoritaire au sommet de l’État. On l'aura bien compris, ici encore peut-être plus qu'ailleurs, l'art de la nuance est indispensable pour comprendre la complexité du pays, avec ses forces et ses faiblesses, ses plaies d'hier et ses enjeux d'aujourd'hui, ses difficultés présentes et ses espoirs à venir. Le roman national s’écrie toujours et nul n'en connait le dernier acte.
 
Une nation qui revient de loin….
 
Le 26 janvier 1986, après plusieurs années de combats intensifs (période dénommée la "guerre du bush") contre les troupes loyalistes du gouvernement Obote (puis brièvement Tito Okello à partir de 1985), le guérillero Yoweri Museveni prêtait serment et devenait officiellement chef de l’État. A la tête de la National Resistance Army (NRA), il était triomphalement entré quelques jours plus tôt dans la capitale Kampala. Les anciens maitres du pays avaient fuit précipitamment les lieux devant l’avancée inexorable des troupes "rebelles". C’était un énième retournement de l'Histoire pour cette jeune nation indépendante qui en avait connu d'autres. En conséquence, le scepticisme était probablement l'attitude la plus raisonnable à adopter vis-a vis des intentions du nouveau président lorsque ce dernier prononça ces mots au cours de la cérémonie de prestation de serment : " Ce n'est pas d'un changement de garde dont il s'agit, mais d'un changement fondamental… (This is not a mere change of guard, it is a fundamental change)" 25 ans plus tard, la promesse d'une transformation de fond a été globalement respectée.
 
La situation de départ était pourtant des plus délicates. Après des décennies d’instabilité politique et de guerre civile (ayant provoqué la mort de plus d'un demi-million de personnes sous les régimes combinés d'Amin Dada et d'Obote), le pays était en ruine. Un gouvernement d'union nationale fut instauré et les violences sectaires qui avaient si souvent entaché l'histoire récente du pays servirent de prétexte pour restreindre les activités (aux relents souvent ethnicistes) des différents partis politiques. Neutraliser les contestataires et remettre en marche de façon volontaire et dirigiste une nation qui s’était trop longtemps égarée. Telle fut la méthode appliquée, et les premiers résultats ne tardèrent pas. Aidé du soutien de la communauté internationale, le gouvernement Museveni a initialement mis en place une série de mesures économiques (lutte contre l'hyperinflation, amélioration de la balance des paiements, rigueur budgétaire…) destinées à insuffler une nouvelle dynamique vertueuse. Abandonnant sans remords les anciens idéaux marxistes et embrassant sans sourciller la doxa libérale des institutions de Bretton Woods, l'admirateur du Che qu’était Museveni a compris avec un art consommé de la pirouette que, en politique l'essentiel n’était pas dans le discours, mais dans le résultat. Son contemporain chinois Deng Xiaoping n'aurait pas mieux dit : "Peu importe que le chat soit noir ou blanc, pourvu qu'il attrape des souris". Depuis la fin des années 80, l’économie ougandaise connait une croissance soutenue, progressant en moyenne de 7 % par an depuis 1997. Plus significatif encore sur le plan social est la forte réduction du taux de pauvreté: un tiers de la population vit aujourd'hui sous le seuil de pauvreté contre 56 % il y a 20 ans. C'est toujours trop, mais l'Ouganda s'est assurément affirmée comme l'un des pays africains les plus en pointe dans la lutte contre la misère et l’amélioration sensible des fondamentaux (santé et éducation notamment). Les politiques publiques mises en place depuis 1986 y sont indubitablement pour beaucoup.

Kampala, capitale de l'Ouganda

La population active demeure encore majoritairement tournée vers l’activité agricole (à plus de 60 %) mais la chute continue du secteur primaire dans le PIB est révélatrice d'un changement plus profond, celui inhérent à un déplacement du centre de gravité vers des secteurs à plus haute valeur ajoutée (industrie et surtout services) qui bénéficient à plein de la vitalité d'une classe moyenne montante, souvent jeune, urbaine et qualifiée. Une tendance haussière lourde, également à l’œuvre ailleurs sur le continent africain, et qui dans le cas en l’espèce de l'Ouganda sera encore renforcé par la récente découverte d'importantes réserves d'hydrocarbures, et par l’intégration croissante dans la communauté économique est-africaine (dont Museveni est un des grands avocats et chefs de file).
 
Aujourd'hui, la "perle de l'Afrique" est sans conteste une nation où il fait mieux vivre qu'il y a un quart de siècle. La grande majorité des habitants peut prétendre vivre dans un environnement où règnent l'ordre et la stabilité (avec pour exception notable les provinces de l’extrême nord, longtemps ravagées par les raids meurtriers de Joseph Kony et de ses séides). L’état de droit, encore imparfait et parfois sujet à de temporaires régressions, y est globalement respecté. Et le règne de l'arbitraire et de l’impunité s'est progressivement rétracté au profit d'une conscience démocratique de plus en plus vive et revendicatrice. Un tableau d'ensemble en demi-teinte que d'aucuns jugera idyllique, mais qui devrait être apprécié à l'aune de ce que fut l'Ouganda des années 70-80.
 
…mais aux nombreux défis encore à relever.
 
Reste une question lancinante : A quand le retour définitif à la paix dans le Nord ? Plus de deux décennies maintenant que les populations des régions septentrionales de l'Ouganda se posent cette question. Elles qui ont si longtemps été prises en otages entre les exactions meurtrières du mouvement de la Lord's Resistance Army et les représailles brutales des forces armées régulières. La situation se stabilise aujourd'hui, mais le bilan est lourd : Plusieurs dizaines de milliers de tués et plus d'un million et demi de personnes déplacées. Crée en 1988 par Joseph Kony, personnage énigmatique souvent qualifie d’illuminé, le mouvement s'est toujours affirmé pour le renversement du pouvoir de Museveni et pour l'instauration d'une théocratie qui serait fondée sur les 10 commandements bibliques. Mais les réalités cruelles de la guerre forcent visiblement à prendre certaines libertés avec la sagesse des préceptes religieux : vols, mise en esclavage, viols, massacres… La liste des forfaits à mettre au compte du mouvement est un inventaire à la Prévert d'horreurs, et on ne sera pas étonné d'apprendre que nombre d'observateurs sont parfois allés jusqu’à qualifier la Lord's Resistance Army de mouvement de guérilla parmi les plus néfastes d'Afrique. Et qui est aujourd'hui inscrite sur la liste officielle des organisations terroristes recensées par les États-Unis. Au cours des dernières années cependant, la pression accrue de l’armée ougandaise, combinée a un soutien américain de plus en plus massif a profondément modifié la donne. Acculées de toutes parts, les forces de la LRA ont depuis cessé de commettre des actions sur le sol ougandais et en sont réduites à frapper les territoires voisins de la RDC, du Soudan du Sud et de la Centrafrique ; maillons faibles de la sous-région dont les états n'ont pas les moyens de mettre en œuvre une efficace politique de sécurisation de leur territoire. La façon d’opérer du mouvement reste invariablement la même : pillages, viols, tueries… Et les victimes sont encore une fois les populations civiles. Quant à Joseph Kony, en dépit de l’étau qui se resserre autour de lui, il demeure toujours introuvable. Et Museveni est a ses yeux plus que jamais l'ennemi irréductible.
 

Yoweri Museveni

Le président ougandais ne laisse pas indifférent. De l’étudiant boute-en-train partant au Mozambique pour recevoir une formation à la guérilla auprès du Front de libération du Mozambique (Frelimo), au jeune espion des services secrets d'Obote, en passant par le tacticien habile et victorieux de la guerre du bush, l'homme aura connu plusieurs vies. Un itinéraire personnel mouvementé mais qui dénote néanmoins une constante : un caractère affirmé et un sens de l'art politique particulièrement aiguisé. Le voila désormais devenu homme d’État. Salué à la fin des années 90 par un Clinton dithyrambique de "figure de proue de la nouvelle génération des leaders africains [voir article de la BBC en anglais ]" et parfois surnommé le "Bismarck des Grands Lacs" pour son influence supposée tout autant que pour sa maitrise de la Real Politik, Museveni peut à bon droit prétendre à une place particulière dans l'histoire de son pays : le retour à l'ordre et à la stabilité, c'est lui. La croissance économique et l’amélioration des conditions de vie, c'est encore lui. La majorité des ougandais le sait et lui en sait gré. Mais la reconnaissance et la gratitude pour les faits passés ne sauraient signifier un blanc-seing au maintien ad vitam eternam du capitaine à la proue du navire. Et celui qui fut si longtemps la solution aux difficultés que connaissaient le pays, pourrait bien être devenu lui-même le problème. Réélu de nouveau (la constitution a été modifiée pour qu'il puisse se représenter) le 27 février dernier avec plus de 68% des voix, l'annonce de sa victoire a provoqué une levée de boucliers. Dans un pays où la culture démocratique s'affermit peu à peu, et probablement portée par le vent de l'Histoire ayant cours ailleurs (le printemps arabe), l'opposition a pour la première fois montré un front uni. Kizza Besigye, principal challenger de l'actuel président, est allé jusqu’à déclarer «…qu'il fallait mettre un terme à ce gouvernement illégal». Mais tout en refusant d’appeler ouvertement ses partisans à marcher dans la rue. La tension est depuis retombée, mais un seuil a été franchi. L'usure du pouvoir n'est pas seule en cause dans cette désaffection populaire. Affaires de corruption et népotisme entachent régulièrement la scène politique ougandaise. Et même si l’intégrité martiale de Museveni (qui affectionne d’être photographié en simple tenue de vacher au milieu de son troupeau) n'est pas remise en cause, il semble que le détachement matériel du chef ne soit pas partagé par tous les membres de son entourage.

Au final, les années à venir seront décisives pour l'Ouganda. Le pays est à la croisée des chemins : consolider de façon durable les acquis démocratiques naissants, asseoir en bonne harmonie avec ses voisins sa position de puissance régionale, poursuivre dans la voie d'une croissance économique durable et avec une paix définitive rétablie sur tout le territoire. Quitte si nécessaire à "tuer le père" Museveni en le remplaçant à plus ou moins brève échéance par une nouvelle génération de leaders politiques. Ce serait le scénario rose. Ou bien jouer avec le feu et transformer la patience du peuple ougandais en colère sourde qui ne demanderait qu'une étincelle pour se manifester. Dans ce cas, ce serait l'ensemble des précédentes réalisations qui serait remis en cause. Ce serait le scenario noir. Le pire n'est jamais sur, et le meilleur toujours possible. Jusqu'au bout en tous les cas, la chronique nationale ougandaise aura cultivé l’imprévisibilité dans le dénouement de son chapitre contemporain.

 

Jacques Leroueil